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Fin de journée


D'habitude, je regarde à peine mon courrier : la plupart de mes factures sont adressées directement aux services administratifs qui prennent en charge mes frais, personne n'éprouve le besoin de m'écrire, tout au plus je reçois parfois quelques malédictions soigneusement cachetées. Comme elles sont fausses la plupart du temps, je m'en sers plutôt comme papier de brouillon (très pratique quand je suis en rade de post-it). Mais ce matin, on m'a fait suivre une petite enveloppe, reçue au sanctuaire Kondo, destinée au "maître du clan de Kondo". Après des années de calligraphie, j'ai appris à "lire" les traits d'encre, à identifier si les kanji tracés sont le fait d'une main qui tremble ou qui se crispe, d'un profane ou d'une personne de bonne famille. Ceux de cette lettre sont adroits, soignés, mais complètement faux : l'ordre des traits, la forme générale, l'alignement, la taille...Pas l'œuvre d'un de mes compatriotes. Là où j'ai senti poindre le malaise c'est lorsque j'ai réalisé que cette missive ne m'était pas destiné, malgré les apparences. Qu'est-ce qui m'a poussé à continuer...Savoir qu'il ne la lirait jamais, cette lettre ? Que j'avais le droit de le faire, en tant que maître ? Qu'elle me donnerait sans doute l'occasion de le mépriser encore plus ? Un peu tout ça, je crois. La lettre parle d'attente. De déception. De mots restés sans réponse, de nuits de solitude, de doutes et de réalisations, finalement : plusieurs mois douloureux d'une vie résumés par cette écriture japonaise forcée, dans laquelle je devine la concentration sur chaque trait, comme pour y faire passer l'émotion. Et comme je le pensais, c'est une étrangère qui signe : Camille. Elle y a joint un numéro de téléphone, ça me fait vaguement sourire, j'aimerais trouver ça attendrissant. Seulement ce n'est pas moi qu'elle attend, cette Gaijin. Je pourrais l'appeler en fait, lui dire que c'est à un homme marié qu'elle écrit ces phrases enflammées de femme abandonnée, qu'elle n'a été qu'une maîtresse qu'on oublie et jette. Et ajouter que ça ne m'étonne absolument pas venant de ce type qui, à l'en croire, l'a abordée alors qu'elle lisait dans un parc de Tokyo. Elle décrit assez bien son visage, ses yeux noirs, ses sourcils sans cesse froncés, sa moue permanente de désapprobation, ces sourires qu'il ne sait faire qu'en coin... Oui, j'y reconnais parfaitement le portrait de mon père : bien que je ne l'ai pas vu depuis mes dix-sept ans j'ai encore parfaitement à l'esprit son visage austère, qui ne me regardait jamais en face sauf pour me punir. Ce qui m'a décidé sur ce que je devais faire de cette lettre, c'est le coup de fil de ma mère, pour me demander si je l'avais bien reçue. "Ce matin, oui. Vous l'avez lue ?" "Je n'en ai pas le droit, Satoru-sama." Elle ment mal, même si sa voix n'a pas tremblé. "C'était important ?" Elle me demande, d'un ton toujours uni. En parlant, j'ai attrapé l'enveloppe et la feuille et la froisse lentement. "Absolument pas. Je l'ai jetée." Elle n'a fait aucun commentaire mais a laissé passer un cours silence avant de reprendre : "Viendrez-vous à Saitama la semaine prochaine, Satoru-sama ? Shinkin vous réclame." Nouveau silence. J'ai soupiré avant de lui dire que j'allais réfléchir et de raccrocher. Pendant quelques minutes j'ai fixé la lettre froissée dans ma paume, puis je l'ai laissée tomber dans la corbeille à côté de mon bureau. Je pense que je vais sortir un peu ce soir, prendre l'air après le rush de fin d'après-midi.

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Source de l'image : reynard_karman

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