Mon épicier est riche, à défaut de mon tailleur
Ceux qui s’intéressent un peu aux histoires de fantômes ont peut-être déjà entendu parler du village Sugisawa, à l’extrême Nord de l’île d’Honshu (le gros truc principal, pour ceux que la géographie de mon bled évoque une carte en klingon) : il s’agit d’un village perdu, qu’on ne peut trouver qu’en franchissant le torii qui en délimite l’entrée. Une fois à l’intérieur, les chances de survie deviennent minimes et pour cause : les seuls habitants encore présents ont été massacrés et n’aiment pas trop les vivants. Sugisawa fait partie de nos légendes urbaines et on me demande parfois “si j’y suis allé”. Je réponds invariablement que pour faire mes courses, je préfère le village hanté de Kurowara, bien plus proche de Tokyo. Les gens se rembrunissent et me signalent que j’ai un humour douteux. Sauf que je ne blague pas. Sans rire... Un vrai village perdu, hanté de vrais villageois massacrés depuis des siècles, vous croyez VRAIMENT que quelqu’un aurait réussi à en sortir pour venir en causer ? Même moi je ne suis pas certain d’arriver à réchapper de ce genre d’endroits - plutôt rares. On tue pas l’ensemble d’un village tout les jours, à priori. Par contre, des habitants qui n’ont pas envie que les curieux viennent foutre leur nez chez eux, c’est beaucoup plus fréquent...Comme des yôkai ou des prêtres véreux qui organisent un marché noir, par exemple. Mon père m’avait formellement interdit d’y mettre les pieds, prétextant que je m’y souillerais. Encore un avertissement qui m’a traversé la boîte crânienne sans s’arrêter. J’y étais le week-end dernier à Kurowara, justement, pour refourguer quelques saloperies ramassées au cours de mes exorcismes et me prendre un peu de matériel pour le boulot. *** J’ai à peine passé le torii que le ciel au-dessus de ma tête était devenu d’un noir d’encre et qu’une brume épaisse s’était levée. Je m’immobilise à deux pas de l’entrée, mains dans les poches et vois sans surprise une forme se détacher devant moi. Des craquements légers se font entendre et les arbres au-dessus de moi se courbent lentement, bloquant ma retraite. Face à moi, la silhouette blanchâtre devient légèrement plus nette et une sorte de grincement s’échappe du puits noir de sa bouche. Le pas traînant, elle s’approche de moi, tendant des bras noirs aux mains griffues. “Arrête les conneries, Rei. C’est moi.” Il n’en faut pas plus pour que les crissements cessent et que le chemin devant moi s’éclaire, les lanternes de pierres formant une traînées lumineuse jusqu’à un second torii, en contrebas. Rei, ayant repris une apparence normale - du moins pour un fantôme - lève les yeux au ciel. “Haaaa, tu n’es pas drôle. Tu pourrais au moins faire semblant d’avoir peur !” “J’ai eu un début de chair de poule sur le bras droit. Si, si.” Elle renifle et je lui souris avant de fouiller dans ma poche et de lui lancer une pièce de 100 yens. “Allez beauté, me fais pas la gueule. Je pense toujours à te garder un peu de monnaie.” Faisant rouler la pièce entre ses doigts, elle me rend mon sourire avant de la glisser dans la manche de son kimono, où elle disparaît purement et simplement. “Qu’est-ce que tu penses de la brume ? C’est mon idée...je me disais que ça permettait une apparition plus angoissante. Les deux derniers touristes qui se sont pointés en ont lâché leur sac. Ils courent encore, si tu veux mon avis.” “Tu ne pourrais pas juste les expulser comme tout le monde, non ?” Je m’enquiers, alors que je commence à avancer sur le chemin, suivi par Rei. “C’est ça. Pour me retrouver au chômage ? Et je fais quoi après, les trains fantômes ? Du cinéma ?” “Tu saurais sortir d’une télé ?” “Très marrant.” Rei me laisse devant l’allée centrale du village, retournant à l’entrée, en me demandant de ne pas oublier de lui dire au revoir en partant. Kurowara ressemble à peu près à l’idée qu’on se fait d’un bas-fond type “folklore” : les échoppes sont à ciels ouverts, l’odeur qui s’en élève mêle l’encens, l’alcool, la puanteur des yôkai, la viande (et pas que d’animal à mon avis), le bois humide...Des lampions pendent d’un bout à l’autre de la rue principale et des pavés sommaires ont été placés au sol, asymétriques et chaotiques. Une sorte de brouhaha, comme un long grondement monte au-dessus des toits, dans un ciel totalement noir et dépourvu d’étoiles. Ici, on peut heurter quelqu’un ou quelque chose sans rien voir de distinct. Des ombres me frôlent, les crocs et les griffes raclent le bois et le tissu... J’entends du koto, sans voir aucun musicien...mais dans le doute, je jette une seconde pièce en m’engageant dans la rue centrale. Elle disparaît soudainement alors que la musique s’interrompt pour être remplacée par un caquètement, puis reprend. Alors que j’avance, je sens des dizaines d’yeux braqués sur moi mais je les ignore. Pas question de faire du grabuge ici, je ne suis pas dans un bar à Tokyo, ça finirait un peu plus mal qu’une nuit au poste. Autant les prêtres shinto corrompus sont les bienvenus ici, autant ma présence est un tantinet moins appréciée, mais tout dépend par qui...Un groupe de kitsune glousse en s’abritant derrière leurs éventails à mon passage et l’une d’elle me barre la route, exhibant ses longues mains blanches. Je la vire sans ménagement...pas de grabuge, ok, mais pas question non plus de baisser ma garde, pas tant que je ne me suis pas éloigné de la faune locale en tout cas. Des kappa jouent au go sous un porche et me font un rapide signe de la main auquel je réponds, davantage par courtoisie, tandis qu’un tanuki s’approche de moi en trottinant pour me proposer des mala, de l’encre... “Désolé, pas intéressé. Je suis venu voir le vieux.” Malgré ça, d’autre tanuki commencent à me coller le train en me brandissant leurs articles tandis que je poursuis ma route. Ces ratons-laveur...ils vendraient leur propre fourrure si j’étais preneur. J’achète quelques miroirs à l’échoppe d’une vieille oni qui gronde en guise de bonjour et de merci, puis refais le plein de papier de riz (ça fait trois mois que je fabrique mes talismans avec des post-it, il était plus que temps). Au passage, je prends aussi de la prune séchée pour ma petite cousine, qui la boufferait par quintal si elle pouvait. Les tanuki continuent de me tourner autour mais je les ignore...ils vendent beaucoup de camelote, je préfère m’adresser aux pros. Finalement, je me dirige vers une maison plus grande que les autres, légèrement en retrait, dont le toit arbore des dorures. A l’entrée, une grande silhouette en kimono blanc m’attend, les bras croisés. “On est revenu se mettre minable ?” Me demande-t-elle, goguenarde, avant de faire signe aux tanuki de dégager, ce qu’ils font sans protester. Je m’approche avec un sourire en coin : “Tu veux parier que j’arrive à finir mon verre cette fois, Shiun ?” Il a un rire cassant et tourne les talons pour entrer dans la maison, ses huit queues de renard se déployant autour de lui. Oui, je ne fais pas que taper sur les kyûbi : il m’arrive aussi de faire affaire avec eux. Shiun va s’installer derrière son bar et me remplit un verre avant de le faire glisser jusqu’à moi. “Je demande à voir. La dernière fois tu t’es écroulé à la deuxième gorgée...Mais avant de boire...” Il fait claquer ses doigts griffus. “Fais voir ce que tu m’apportes, Kondo-kun.” Je lui fais passer ma sacoche et il l’ouvre délicatement avant d’en tirer une boîte à thé ancienne et un lecteur mp3. “Sérieusement, ces choses-là peuvent être possédées ?” S’enquiert-il en l’examinant. “Son propriétaire n’avait pas l’air de le croire avant d’en crever.” Je rétorque en attrapant mon verre. Sans avoir expérimenté les poisons et autre alcool à brûler servis dans certains pays du monde, je peux vous garantir qu’un alcool distillé par un kyûbi, ça vous donne un avant-goût du paradis ( je ne parle pas de nirvana mais plutôt du truc où vous décédez). La dernière fois, je planais tellement que je n’arrivais même plus à me tenir debout. Ça faisait marrer Shiun. Vous vous demander l’intérêt ? C’est pas juste pour jouer les durs (ce genre de pseudo-démonstration de virilité n'impressionne pas un yôkai.), mais c’est un deal entre lui et moi. Le jour où j’arriverai à finir mon verre et à tenir encore debout après ça, il me donnera quelque chose que je convoite depuis des années. J’y crois pas trop mais je n’aime pas partir vaincu. Il fouille encore dans ma sacoche et émet un petit sifflement satisfait lorsqu’il sort un rouleau. “Un écrit sacré...Ne me fais pas croire que tu l’as volé...” Je secoue la tête. “A un gourou. Il était assez contrarié, il a promis de le récupérer par tous les moyens...je me suis dis que ce serait drôle qu’il essaye ici.” Le kyûbi ricane en rangeant le rouleau...je savais que l’idée lui plairait. Je lève mon verre et l’examine à la lumière de la lanterne. Parfaitement translucide. “Il est pur. Tu es vraiment sûr de vouloir boire ?” “Arrête d’essayer de me faire peur. Ça marche pas avec moi, tu devrais le savoir.” “Tu y tiens vraiment à cette info...” “Il me faut bien un but.” A peine ma langue entre-elle en contact avec le liquide que j’ai l’impression que toutes mes neurones bondissent, se jetant contre ma boîte crânienne. Je sirote à peine et dois inspirer à fond en clignant des yeux. “Pu...tain ! Mais c’est pire que la dernière fois !” “Pur. Je t’avais prévenu.” “Heureusement que je suis exorciste, sinon j’aurais plus de langue, c’est ça ?” Shiun hume le contenu de la boîte à thé que je lui ai apporté avec un petit sourire avant de me jeter un regard en coin : “Si tu étais un humain normal, ta cervelle te dégoulinerait par les trous de nez. Ça impliquerait EN EFFET que tu ne sentirais plus ta langue, Kondo-kun. Tu ne veux pas t’arrêter là ? Tu va encore être malade.” “Ne me fais pas la morale. Les renards ont un peu trop tendance à se prendre pour mon père, j’ai remarqué.” “Je dis ça pour mon plancher plus que pour toi, Kondo-kun. Quelles nouvelles de l’extérieur ?” “Sans intérêt. Le monde tourne, un peu plus mal sans moi, un peu mieux sans toi.” Shiun hoche la tête. Il a choisi de rester ici depuis plusieurs siècles et ne sors que très rarement, pour aller voir son fils, principalement. Son fils...qui est l’enjeu de notre pari. Je jette un regard découragé à mon verre. Impossible de descendre ce truc, je ne m’en relèverais pas. Malgré ça, je bois une seconde gorgée et dois me mordre la langue alors que mes tempes entament un duo de batterie en dolby surround. “O...Ok. C...C’est bon. Ça ira pour aujourd’hui.” Je grogne en repoussant le verre, que Shiun attrape et vide cul-sec sous mes yeux, moqueur : “Ce sera pour une prochaine fois, Kondo-kun. Tu devrais rester au jus de prune. Comment va mon fils ?” “Bien, malheureusement. Il m’a démoli le bras il y a un peu plus d’un mois.” “Ha...Ça a toujours été un chien fou. Il se calmera avec le temps...” “Parce que six siècles d’existence pour se calmer, c’est trop peu, je suppose ?” “J’en ai douze, pour ma part, Kondo-kun. Et comme tu vois, je me suis rangé...ho je ne dis pas que parfois je ne m’amuse pas mais toujours tourner autour des humains devient fatiguant. Je préfère être un collectionneur. Mon fils changera aussi...il l’a déjà fait.” Je soupire et récupère ma sacoche : “Oui, je sais. Sa rencontre avec moi l’a changé. Ça va deux minutes, les discours sucrés, je ne suis pas dupe. Pour lui, je reste un repas comme les autres.” Shiun lève les mains, sans se départir de son sourire. “Je faisais une constatation. Je me fiche de votre guéguerre, Kondo-kun. Comme de celle que tu mènes contre le reste des yôkai ou des humains...” “C’est ce que j’aime chez toi, vieux sac de puces. Tu n’en as rien à foutre.” Je réplique en souriant “Je serais n’importe quel clodo de prêtre shinto alcoolique que tu me servirais de la même manière. Tu n’aurais pas quelque chose pour faire passer ton poison ? J’angoisse pour mon tube digestif,là...” En se marrant, il va me chercher un plat de boulettes de viande, que j’examine d’un air suspicieux : “C’est pas de l’humain, au moins ?” “Non. Trop nerveux. C’est du porc. Ou pas.” “Mouais.” “Voyons, je ne prendrais pas le risque de tuer quelqu’un qui me ramène des raretés régulièrement. Je ne suis pas comme mon fils, je ne me tirerai jamais une balle dans le pied. J’ai d’ailleurs des choses qui devraient te plaire en échange...Je crois que tu avais des vues sur des pinceaux de calligraphie sacrés ?” “Les miens sont morts. Et ce sont des trucs récents, de la saloperie.” J’approuve “Y’a pas moyen de tracer un trait correct avec.” “Je vais te chercher ça.” Le plat qu’il a posé devant moi a une odeur à faire saliver un végétarien...dehors, d’autres accords de koto me parviennent, le musicien a dû me suivre...Malgré la saison, il fait presque froid, si bien que Shiun allume le poêle en me voyant frissonner. Finalement, il revient avec un petit paquet de tissu usé, fermé par un sceau et le glisse à côté de mon assiette. “Itadakimasu , Satoru Kondo”
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Source de l'image : stuckincustoms