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Mauvais perdant

Si vous vouliez kidnapper des mômes en grand nombre en les attirant sur votre territoire, comment vous y prendriez vous ?

Non, je ne me lance pas dans le trafic de chair humaine, que ceux qui se sont jetés sur leur téléphone pour appeler la police prennent plutôt un lexomil et aillent lire le post de la semaine dernière, pour se remémorer les derniers événements.

Donc, que feriez-vous ?

De la pub, sur des flyers aux couleurs évoquant une gastro daltonienne et promettant un jeu concours ainsi que des cadeaux…L'appât du bonbon, remis au goût du jour par les Kakure Babâ, les sorcières du jeu de cache-cache, le "Kakurenbô", au Japon.

Ce sont mes trois élèves Shinkin, Ayane et Tetsuo qui m'ont alerté, me rapportant le fameux flyer qu'on leur avait distribué à la sortie de l'école. Il a donc été décidé que Tetsuo m'accompagnerait pour cette partie de cache-cache un peu spéciale.

Ouais, enfin, j'ai traîné d'autorité un Tetsuo paniqué jusqu'à Kamata, le quartier des passages marchands couverts en lui disant d'arrêter de mouiller ses fringues et plutôt de se détendre s'il voulait être efficace.

Nous avons mangé un ramen dans un des passages en attendant que le soleil se couche. J'étais en train de tenter de coincer la nouille restante au fond de mon bol lorsqu'il bredouille :

"Kon…Kondo-sama…Pourquoi la Kakure Babâ emporte uniquement des enfants ?"

"Certains yôkai extraient de l'huile pour cuire de la porcelaine."

"De…de l'huile ?"

"Arrête de trembler. Epais comme tu es, ils n'auront même pas de quoi faire une soucoupe. Finis ton bol, plutôt, tu vas avoir besoin de forces."

Je jette un œil à mon portable. Le rendez-vous est fixé à dix-neuf heures, dans le passage juste en face de nous et depuis un petit moment, je vois des gamins- écoliers, collégiens et même quelques lycéens qui s'y engouffrent.

"On y va."

"Vous…venez avec moi, Kondo-sama ?"

"Bien sûr que non, tu vas m'attraper un yôkai seul et tu passeras au convenience store en rentrant racheter du lait et de la limonade. Bien sûr que je viens avec toi ! Mais pour ça, un petit déguisement est nécessaire…"

Je sors un fuda vierge de ma poche et y trace le caractère de l'enfant, avant de me le coller sur la poitrine, les doigts croisés, appelant sur moi un sort d'illusion. Avec ça, les yôkai les moins puissants me prendront pour un môme. Et s'ils ne se laissent pas abuser, au moins aurais-je le temps de les repérer.

"Allons-y. Règle Absolue : tu ne restes pas à moins de cent mètres de moi et si on t'attaque, tu ne réfléchis pas : riposte. Je ne veux pas d'hésitation, c'est bien clair ? La bestiole à qui on a affaire ne fera pas d'exceptions, je compte sur toi pour lui rendre la politesse."

Alors que nous marchons, la foule se raréfie, son brouhaha s'éteint progressivement et finalement, la lumière diminue autour de nous tandis que nous nous enfonçons dans les passages.

"Kondo-Sama…Nous…Je crois que nous ne sommes plus à Tokyo."

"Ho que si. La partie vient juste de commencer…Les yôkai attirent les gamins dans ce genre de zones isolées où ils ont les moyens de bloquer les accès aux adultes. Ecoute…"

Saisho wa guu…Jan-ken-pon !

"Ils tirent au sort pour démarrer la partie. Grouille !"

Ils sont effectivement déjà en train de jouer au pierre-papier-ciseaux lorsque nous arrivons. Tetsuo me devance et les apostrophe :

"On est venus pour jouer."

Trois filles, quatre garçons…Ça m'étonne qu'ils soient si peu, ce qui veut dire que plusieurs parties se mènent en même temps.

Ça pue. Qu'est-ce que c'est que ce plan ? Depuis quand les parties de Ka-ku-ren-bô se déroulent-elle en multi-joueurs ? Pas question de me séparer de Tetsuo, s'il tombe nez à nez avec la charmante organisatrice de ce cirque, il va se transformer en huile tout seul. Je ne fais pas de commentaires, je peux tromper sur mon apparence, pas ma voix. Soit, on ne peut pas dire que j'ai mué de manière saisissante, mais il y a peu de chances qu'un gamin de dix ans ait mon timbre.

Ils viennent de désigner le "oni", celui qui doit trouver les autres…M'est avis que c'est le premier qui va se faire attraper. J'administre une pichenette à Tetsuo et articule sans prononcer un mot :

"Colle-lui aux fesses."

Le "oni" est un petit court sur pattes avec une gueule à avoir bouffé son père sans que la digestion se soit bien passée. Il ne paraît pas peu fier, d'ailleurs…Bien que je reste légèrement en retrait, j'écoute d'une oreille les gamins parler.

"Je vais tous vous griller !"

"Dites, quelqu'un sait ce qu'on gagne si on remporte la partie ?"

"Ça dépend des soirs, ils donnent les lot en fonction du nombre de personnes qui jouent. Matsuda est rentré avec un téléphone portable la semaine dernière !"

Ses petits copains ne sont jamais rentrés, eux, en revanche. Je jette un regard circulaire, il n'y a pas l'air d'avoir de céramiste dans le coin : un restaurant, un salon de beauté, une sorte de petite brocante, un bijoutier…Pourquoi enlever des gamins si ce n'est pas pour fabriquer de la faïence ? Sans doute la Kakure Babâ les emmène-t-elle plus profondément dans les passages, jusqu'à son repaire.

Le "oni" se cache les yeux pour compter et les gamins se dispersent.

Un.

J'indique un renfoncement à Tetsuo et m'éloigne de quelques pas avant de m'accroupir derrière une pancarte publicitaire.

Deux.

Bizarre…Malgré mon calme relatif, mes sens s'affolent, comme une radio qui se détraquerait…La Kakure Babâ n'est pas à proprement parler un yôkai puissant, pourquoi est-ce que mon radar personnel devient fou ?

Trois.

Je sais que je n'aime plus beaucoup les parties de Kakurenbô, c'est sans doute pour ça. Ou le stress. Je bosse trop, Shinkin a raison, je devrais faire une pause.

Quatre…

Alors que je reprends mon sang-froid, un cri retentit deux rues plus loin et je sursaute violemment. Putain, Satoru, contrôle-toi, tu n'as plus huit ans, bouge, agis ! Tu t'es gouré, la Babâ n'est pas là, et pendant qu'elle fait ses courses, tu essaies de régler tes petites antennes ! Je claque des doigts et Tetsuo sort aussitôt de sa cachette. Il a entendu lui aussi et me désigne l'angle du salon de beauté avant de m'emboîter le pas. Au-dessus de nos têtes, les lanternes rouges défilent, nous baignant d'une lumière vive, presque festive. Je distingue vaguement des kanji dessus, sans prendre le temps de les lire. Ça crie encore, droit devant, j'accélère le pas.

A droite. Des bruits de pas précipités nous devancent, nous ne sommes pas loin.

Encore à gauche. Le cri reprend pour la troisième fois, je ralentis, hésite quelques secondes, avant de tourner encore, sans prendre de point de repère, une erreur. Mais je ne peux pas me dépêcher et penser à tout, j'ai le malheur d'être un modèle monotâche. Je garde juste assez de sens en alerte pour m'assurer au bruit de course que Tetsuo me suit toujours, je ne veux pas le perdre dans ce labyrinthe.

Droite.

Droite.

Gauche.

Je perds le compte, me concentrant uniquement sur mes sens d'onmyôji pour essayer de localiser ce foutu yôkai. J'ai un point de côté, je suis parti trop vite, la lumière des lanternes me brûle les yeux…Et il me faut encore deux ou trois virages pour que je comprenne que quelque chose ne va pas.

L'éclairage autour de nous s'est raréfié, les lanternes s'éteignent sur notre passage, les vitrines deviennent sombres et vides, je comprends trop tard que nous nous sommes fait avoir. On nous a séparés des autres. Finalement, je m'arrête enfin, pilant net.

La lanterne au-dessus de ma tête – la dernière visible – grésille, projetant sur mon visage une lumière rouge mourante. J'ai juste le temps de lire les kanji de "Nuit éternelle" dessus et elle s'éteint dans un petit claquement sec, me laissant dans l'obscurité. Et en plus "on" se fout de ma gueule, c'est le bouquet. Elle s'imagine quoi, cette vieille sorcière, que je mouille ma couche quand on me fout dans le noir ?

Par contre, je ne sens plus la présence de Tetsuo, ni son pas, il ne m'a pas suivi ? Merde, c'est pas vrai…

"Tetsuo ?"

Ma voix résonne dans le silence et je me fiche une claque mentalement. Arrête tes conneries. Le gamin n'est pas loin, dépêche-toi. Fais demi-tour, retrouve-le avant qu'il lui arrive quelque chose.

Je fais volte-face, le chemin d'où je viens s'enfonce entre des vitrines condamnées, des portes closes, malgré l'absence de lumière, je distingue encore l'intersection.

Crrrrr

"Tetsuo ?"

Ce craquement, je le connais, c'est le bruit d'une geta sur le bois, un son familier…Ou un pied…Mais beaucoup trop long et traînant pour être naturel. Je plisse les yeux, jetant un œil à droite, puis à gauche, lorsque soudain j'ai l'impression qu'au fond du passage, il y a…

Une silhouette ?

Ou non je rêve…

"Ha ha…Je le crois pas. Vous en avez pas marre d'utiliser toujours les mêmes vieux trucs ?" Je finis par laisser tomber, souriant, narquois. Il faut que je bouge, au lieu de me laisser avoir par ces petits tours de passe-passe. A droite, en direction d'une autre lanterne encore éclairée. J'y lis :

"Mauvais partenaire".

Je perçois alors, au son, quelque chose qui passe dans mon dos et je tourne lentement la tête, d'à peine quelques millimètres…Mais il n'y a rien. Putain, que je déteste ce genre de numéro, voilà pourquoi j'ai horreur du Kakurenbô. J'avance encore, seconde intersection et toujours aucune trace de Tetsuo.

Crrrr

"Ho ça va, hein." Je grogne "Je vais m'occuper de toi, Babâ, attends ton tou…"

Je m'interromps. C'est moi ou cette fois ce n'était pas un craquement ? J'ai cessé de marcher, les sens en alerte, mais il n'y a plus un bruit, juste le léger grésillement d'une autre lanterne qui clignote derrière moi. Le kanji "Imprudence" y est écrit en gros. Quand je tiendrai ce putain de yôkai, il va comprendre sa douleur, lui et ses jeux pourris.

Je déglutis, reprend lentement mon souffle, je suis en nage après avoir couru, les jambes engourdies. Je n'ai pourtant pas fait un effort important mais mon visage est humide, mes muscles douloureux et mon putain de point de côté ne veut pas me lâcher.

Crrrrrrrrrrrrrr

"C'est fini, oui ?"

C'est fugace, comme un flash mais du coin de l'œil, il m'a semblé voir quelque chose sous la lanterne. Tu rêves, Satoru…Va plutôt chercher ton élève, si tu ne veux pas le récupérer en vinaigrette. Je recommence à marcher, l'oreille tendue cette fois et je distingue enfin l'autre son. Un grognement.

Je me fige.

Cette fois j'ai vu quelque chose dans le passage en face de moi…Mais le craquement est dans mon dos, lui. Au-dessus de ma tête, un autre grésillement, une lueur rouge qui ne dure que le temps d'un clignement d'yeux, juste assez pour voir ce qu'il y a en face de moi, ce que je m'évertue à deviner.

Est-ce que j'ai bien vu ?

On aurait dit…Ce n'est pas une Kakure Babâ. Donc…Donc c'est une illusion. Ou moi qui perds la boule. J'inspire à fond et la lampe grésille encore.

Ça s'est rapproché et ça n'a pas de sac, c'est très familier. Est-il dans mon dos, devant moi ? Mes oreilles et mes yeux se contredisent, mes jambes refusent d'avancer et je sens mon cœur qui cogne, cogne de plus en plus fort. Je veux attraper un fuda mais mes mains tremblent. Lorsque la lampe s'éclaire une nouvelle fois au-dessus de ma tête, je la saisis brusquement et tire d'un mouvement sec pour l'arracher, jurant à la sensation de brûlure.

J'ai déjà joué à une partie comme celle-là. Maintenant je sais pourquoi je n'y suis pas allé seul aujourd'hui.

Je hais le Kakurenbô.

Crrrrrrr…

Une odeur horrible monte autour de moi, une puanteur de charogne, de graisse et de sang. Et je suis tétanisé, incapable de localiser d'où CA vient.

Et soudain CA me jette à terre et la douleur dans mon épaule explose…Exactement comme ma dernière partie de Kakurenbô.

***

"Kondo-sama !!!! Kondo-sama !!!"

Comment est-ce que je me suis retrouvé couché sur le dos ? Il n'y a pas une demi-seconde, j'étais face contre terre…Au-dessus de ma tête, je distingue deux foutus néons qui m'agressent la rétine, plusieurs visages, dans lesquels je reconnais celui de Tetsuo et ses impressionnants périscopes.

"Kondo-sama, tout va bien ?"

Encore quelques secondes pour récupérer et je vois l'uniforme de l'agent de police penché avec mon élève. Il claque des doigts devant mes yeux et je grogne avant d'écarter sa main.

"C'est bon, il revient à lui !"

"Pas la peine de gueuler, tout le monde a vu." Je marmonne en m'asseyant, massant ma nuque endolorie. Je ne suis pas blessé, juste engourdi…Autour de nous, plusieurs policiers s'activent, ainsi que des ambulanciers. Ce n'est pas pour moi tout ce foutoir, quand même ? Je me tourne vers Tetsuo.

"J'ai raté la fin du film, tu pourrais me mettre à jour ?"

"La Kakure Babâ a réussi à s'enfuir mais j'ai pu l'empêcher d'emmener son sac, Kondo-sama. Il y avait les enfants dedans…"

"Tu as quoi ?"

Tetsuo-la-trouille, Tetsuo-mouille-son-tee-shirt a mis un yôkai en fuite ? Ok, c'est bon, je suis encore en pleine hallucination. Voyant mon expression se situant à mi-chemin entre le merlan faisandé et la poule, il s'empresse de préciser :

"Elle était concentrée sur vous, c'est pour ça que j'ai réussi à l'attaquer."

Satoru-la-tache a encore bien bossé, en revanche…Je me fais mettre K.O par un yôkai mineur et en prime je convulse devant mon apprenti.

"Tu es blessé ?"

"Non, ça va."

Je plisse les yeux et me redresse, avant de lui attraper le bras. Il tressaille aussitôt et je fais la grimace en voyant la manche de son sweat où s'agrandit une auréole rouge.

"Et ça, c'est quoi, un souvenir de guerre ?"

Il baisse les yeux et n'ose plus rien dire tandis que je l'emmène jusqu'à l'ambulance, où l'infirmière me confirme que c'est une belle estafilade, sans doute faite au couteau. Je comprends mieux comment la Kakure Babâ a pu lui échapper, elle a tenté de le planter…

"Je t'ai dit de riposter si on t'attaquait, pas de te mettre inutilement en danger, Tetsuo. " Je le sermonne pendant qu'on lui fait un pansement "Tu voulais quoi, te faire ouvrir le ventre ?"

"Mais Kondo-sama…"

"Y'a pas de "mais", arrête deux secondes de chouiner et écoute un peu ce que je te dis ! S'il n'y a pas de vie en jeu, tu n'as pas à mettre la tienne sur la ligne, c'est compris ?"

"Elle…Elle allait vous poignarder, Kondo-sama. J'ai cru que vous étiez mort…Vous ne bougiez plus…"

Il est au bord des larmes…Pour la gestion du stress, il est pire que moi. Mais à douze ans, je ne vois pas comment en exiger plus. C'est le moment d'être pédagogue, Satoru, tu sais ce truc dont tu es absolument incapable, même si l'avenir de la planète en dépendait. Je vais m'asseoir à côté de lui, histoire de faire soigner ma main, où une jolie brûlure commence à cloquer. Ma cicatrice à l'épaule me fait un mal de chien mais je regarderai ça moi-même, j'espère simplement qu'elle ne s'est pas remise à saigner. Machinalement, je touche et me tends…Chaque fois que ce truc me lance, j'ai ma mémoire qui part en roue libre…Saitama…Le ravin…Ma sœur qui me cherche partout, se met à hurler quand elle me trouve enfin, dans une flaque de sang…

Concentre-toi plutôt recentre-toi, Satoru, il ne s'agit pas de toi, là, mais d'un gosse de douze ans qui a pris un coup de couteau et pour une semaine de cauchemar sans doute…

"Qu'est-ce qui t'a fait penser qu'elle pouvait me tuer ?"

"Un…Un élève doit protéger son maître."

"Qui t'as enseigné des conneries pareilles ? Pas moi, c'est sûr !"

"Je l'ai lu…"

"Hé bien tu lis des conneries. Tu as douze ans, mais tu devrais te faire poignarder à ma place ?"

"Ce serait une mort honorable." Renifle-t-il.

"Quand on crève, qu'est-ce que ça peut faire ? Regarde-toi, tu trembles dès que je t'engueule mais tu es capable de te jeter sur une lame pour m'éviter des points de suture ? Elle n'allait pas me tuer avec son cure dent, je serais revenu à moi !"

Ou pas. M'enfin, ça je vais peut-être éviter de le lui dire. Je lui tapote sur le front.

"Mets-toi bien ça dans le crâne : même si je suis en train de claquer au sol, je ne VEUX PAS que tu joues les héros. Si tu ne peux pas gagner, tu fous le camp. Point final. Pour le reste, c'est du bon boulot." J'ajoute avec un semblant de sourire.

"La Kakure Babâ s'est enfuie…"

"Elle ne va pas recommencer son petit trafic tout de suite, on reviendra pour lui mettre la main dessus. Ou bien tu as envie de fouiller toutes les boutiques environnantes ? Je reviens te chercher le mois prochain ?" Je m'enquiers en me redressant "C'est peut-être mieux que je te ramène, non ? Tu peux marcher ?"

C'est plutôt à moi-même que je devrais poser la question : j'ai encore les jambes en coton. Alors que nous descendons de l'ambulance pour sortir des passages couverts, je remarque une autre lanterne rouge, qui grésille. On y a inscrit d'autres kanji.

"Sans issue"

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Source de l'image : nomadic_lass

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