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Creuse toujours

"Je suis venu parler."

Gekkô n'a pas été surpris de me trouver assis dans son salon, n'a pas appelé son service d'ordre, s'est à peine fendu d'un haussement de sourcils et d'un vague sourire.

"Parler ou hurler ? Chez toi, c'est souvent la même chose, Satoru-chan…Je te sers quelque chose à boire ?"

Mes yeux suivent ses mouvements tandis qu'il ôte sa veste pour la poser sur le second fauteuil, auquel il s'accoude pour me regarder.

"A moins que tu ne sois déjà imbibé ? Ça te ressemblerait bien de te saouler et de venir t'échouer ici, ce ne serait pas une première."

Du bout du doigt, je lui indique le verre posé sur la table basse devant moi.

"Vrai. Comme tu vois, je me souviens même où tu ranges les bouteilles et je sais lesquelles sont hors de prix."

Il lève les yeux au ciel mais ne fait aucun commentaire. Rien n'excède plus un renard que le gaspillage d'argent et Gekkô sait pertinemment que mon palais ne fait pas la différence entre un grand cru et une bière en canette.

"Sers-moi un verre aussi, dans ce cas."

"Je suis pas ton majordome, Gekkô."

"Bien sûr que non. J'exige un minimum de standing pour un majordome. Aurais-tu l'obligeance d'ôter ton infâme blouson, au moins ? Il va tacher le cuir."

Je me lève et retire l'infâme susdit, que je laisse tomber, sans cesser de sourire, sur la moquette propre, sous ses yeux. Sans bouger, il cale son visage sur son menton.

"Tu es ivre, Satoru."

"Mais pas assez pour qu'on puisse pas discuter, hein, monsieur le PDG ? Tu peux bien lui accorder ça à l'onmyôji mal peigné ? Après tout, on est AMIS, non ? "

Il n'a toujours pas bougé…Ce qui m'insupporte chez Gekkô, c'est son regard…un regard d'animal, où peu d'émotions filtrent. Les signaux ne sont pas les mêmes que chez les humains, difficile de dire si je l'énerve, si je l'intrigue…En tout cas, il me fixe quelques secondes avant de répondre d'une voix égale :

"Hé bien cher ami, asseyons-nous et parlons."

Joignant le geste à la parole, il s'installe dans le second fauteuil, déployant ses queues de renard et dévoilant ses longues griffes avec un soupir de soulagement.

"Je t'écoute."

"C'est vraiment super…d'avoir quelqu'un à l'écoute. T'es le seul qui est là pour ça, pour m'écouter débiter mes conneries. Ça date pas d'hier d'ailleurs, hein ?"

"Hmm hmmm. Non, en effet. La première fois, c'était il y a plus de quinze ans. Tu étais un petit morveux haut comme mon mollet à l'époque. Mignon mais pleurnichard."

"Ça tu l'as dit. Je me suis toujours demandé comment t'avais fait pour jamais m'en tirer une. Mon père l'a jamais fait non plus ceci dit."

Gekkô se met à rire avant de se servir lui aussi.

"Je préférais te corrompre avec du sucre. Tu étais beaucoup moins enclin à pleurer quand tu vidais une assiette de mochi. C'est toujours aussi efficace d'ailleurs."

"Pas moi qui te contredirait. Il y avait les pâtisseries, les fêtes yôkai, aussi…Quand tu m'emmenais chasser les lucioles ? Ça faisait enrager tous tes petits camarades."

"Une fois, Satoru. Je t'ai emmené une seule fois."

"Ha oui ? Ma mémoire doit me jouer des tours alors. Il y a le jour où je me suis fait surprendre par la pluie…"

Je souris toujours en parlant mais mes phrases sont plus hachées, brusques, les syllabes sont sèches et j'en avale même quelques-unes. Pourtant, Gekkô fait mine de ne rien remarquer :

"Je t'ai récupéré, trempé et terrifié à un bon kilomètre de chez moi parce que tu t'étais perdu. Et il a fallu que je t'emmitoufle dans un de mes kimono – qui pue toujours l'humain d'ailleurs."

"Ho. Désolé."

"Pas de mal. Ça t'aura appris que lorsqu'on n'a aucun sens de l'orientation, les précautions ne sont pas un luxe."

S'il n'y avait que ça... J'ai appris d'autres choses avec lui, illégales ou immorales pour la plupart : moi qui était un fils modèle, j’ai acquis un esprit beaucoup plus souple, pas tant qu’une morale carrément contorsionniste.

"Mais si je comprends bien, tu venais juste évoquer quelques souvenirs ?"

"Non, ça c'était le bonus. Tu sais que je fais encore le cauchemar ?"

Mon verre roule entre mes doigts et je cale ma nuque contre le dossier du siège pour regarder Gekkô.

"En cette période de l'année, je devrais pas…Je pars pour mon entraînement annuel dans deux jours, je DOIS être serein. Mais j'y arrive pas. Alors je me suis dit, comme ça, qu'une conversation avec un ami me ferait du bien. Et c'est très con mais j'ai que toi dans mon carnet d'adresses."

Ma main au feu – arrosée d'essence pour briquet – qu'il sait déjà où je veux en venir. Comment pourrait-il l'ignorer ? Comme il l'a si bien dit, je n'en suis pas à ma première édition.

"Ce qui est…" Je me lève et commence à marcher devant la table basse, mon verre vide à la main "…assez paradoxal quand on sait que la cause de ce cauchemar, c'est toi. "

Sirotant son verre, il me suit d’un œil : il arrive toujours un moment dans la conversation où Gekkô s’enferme dans le silence, retranché derrière son regard de fauve, muré dans une équivoque qu’il savoure. Et c’est notre “ point Godwin”, le moment précis où je dérape et que mes nerfs prennent le dessus. Je me plante devant lui.

“ Tu sais…Comment ça s’est passé ce jour-là ? Pourquoi je suis tombé dans cette crevasse ? Je te cherchais, j’étais avec mon frère et ma sœur. Ils m’avaient traité de menteur quand je leur ai parlé de toi, alors j’ai voulu laver mon honneur. T’imagines un peu ? Un gamin de huit ans qui veut laver l’honneur, y’a que dans ma famille de dégénérés consanguins qu’on peut entendre un truc pareil.”

Je me mets à rire. Le whisky est vraiment en train de me monter à la tête, je me sens partir et je ne fais rien pour me retenir, je me laisse même porter.

“Et puis l’accident con…Je suis passé plusieurs fois près de cette crevasse mais ce jour-là, on était trois et j’ai marché plus au bord que d’habitude. Je parlais – enfin je me disputais avec Kanata qui continuait à me traiter de menteur. Et j’ai glissé.”

Il ne dit toujours rien mais me regarde fixement à présent, dans l’expectative. De quoi, je ne sais pas, il la connaît cette histoire, on la connaît par cœur tous les deux, c’est la nôtre. C’est celle qui fait qu’après mon père, Gekkô est sans doute l’être vivant que je hais le plus viscéralement, sans parvenir à me défouler sur lui autant que je voudrais.

“Coup de bol : c’était pas trop profond.”

Mon sourire est devenu crispé, malsain, de ceux qui annoncent une explosion imminente. Gekkô baisse les yeux et repose son verre, avant de soupirer.

“Oui, je sais, Satoru-chan. Tu t’es cassé le bras.”

“Et j’ai eu la trouille, comme le petit con que j’étais, ça m’a servi de leçon. Mais heureusement…Tu étais là. Je t’ai senti arriver et mon cœur s’est calmé, la douleur a reflué…Je me suis dit “Gekkô-san va me relever et me ramener à la maison, tout va bien.”. Parce que tu étais sûrement ce que j’avais de plus rassurant autour de moi à l’époque. Oui, tout allait bien...”

Nous nous fixons tous les deux. Il sourit.

Et moi, naturellement, je déraille. Empoignant le verre, je l’éclate sur la table, fou de rage.

“Pourquoi tu as fait ça…POURQUOI tu as fait ça ?? C’est ton putain d’instinct de charognard qui a pris le dessus ? Ou tu t’es dis que t’aurais jamais eu une aussi belle occasion ?? Je pleurais de soulagement en te voyant approcher, j’avais mal mais de savoir que tu étais là me faisait tenir…Et toi…tu as…”

Ma voix s’étrangle. Et Gekkô reste impassible, toujours équivoque, comme un mur sur lequel glisse mon venin.

“Tu m’as attaqué.” Je complète “J’étais au sol et tu m’as sauté dessus avant de m’arracher le bras – ou d’essayer en tout cas. J’ai pensé que j’allais mourir. Pire : j’ai pensé que mon seul ami allait me dévorer vivant, je me suis DEMANDE combien de temps j’allais souffrir à te sentir me déchiqueter avant de mourir.”

Il prend une inspiration et croise lentement les jambes.

“Je doute qu’à huit ans tu ai eu le recul suffisant pour formuler ce genre de pensées, Satoru-chan. Mais je saisis l’idée.”

Il saisit l’idée.

Je tiens encore le cadavre du verre que je viens de briser au bout de la main et je sens que je vais faire une connerie. Gekkô paraît arriver à la même conclusion car il se redresse brusquement et me saisit le poignet, qu’il tord lentement, plaçant son visage à quelques millimètres du mien. Me dégageant brutalement, je lui colle un direct, qu’il encaisse sans même reculer. Pour un kitsune vieux de six siècles, mes poings font figure de moufles…

“Et alors ? Tu n’as rien à ajouter, “mon ami”?” Je demande, hors d’haleine, tandis qu’il me désarme, avant de rassembler les éclats de verre sur le bord de la table, pour finalement me fixer, toujours silencieux.

“Réagit. S’il te plaît…Arrête de me regarder sans rien faire…Je sais pas, fous-toi en rogne, montre-moi les dents, éventre-moi mais réagis…T’es qu’un foutu clébard qui s’est laissé guider par son instinct de prédateur et c’est tout ? Nous, ça se résume à ça ?”

Se redressant, il se penche et ramasse ma veste, toujours au sol. Je l’empoigne et l’oblige à se redresser.

“Réagis, putain !”

“Dehors.”

Il me tend ma veste. Son sourire n’a pas bougé.

“Tu voulais une réaction, voilà. Nous avons déjà eu cette conversation, toi et moi, je n’ai rien à ajouter. Tu es ivre, rentre, prends une douche – mon flair de clébard me dit que tu en as besoin à plus d’un titre et va cuver. Tes pleurnicheries me cassent les oreilles.” M’assène-t-il, d’un ton presque aimable. Je me sens abruti par l’alcool, je peine à soutenir son regard. Finalement, il m’attrape par le bras et me soutiens jusqu’à la porte.

“Et pour répondre à ta question, Satoru-chan, je n’ai pas pour habitude de laisser souffrir ceux que j’ai décidé de tuer. C’est s’infliger beaucoup de peine pour pas grand-chose et tu sembles être d’accord sur ce point.”

Il me repasse ma veste et me fait tressaillir lorsqu’il frôle la cicatrice sur mon épaule.

“Tiens, elle te fait encore mal ?”

“Tous les jours. Tout le temps.” Je souffle en lui adressant un regard haineux “Y’a pas un instant de ma foutue existence qui s’écoule sans que ça se rappelle à moi.”

Il a un sourire féroce, en écho au mien.

“C’est mignon, tu penses à moi tous les jours. Je suis touché.” Et il me pousse sans ménagement sur le palier. “Est-ce que je dois t'appeler un taxi ?” “Va te faire foutre toi et ta condescendance.” Je réplique, la tête basse “C’est pas toi qui fait des cauchemars, tu picolerais sans doute plus et tu saurais ce que c’est qu’une gueule de bois.”

“Si je faisais des cauchemars, Satoru -chan - et ce n’est pas demain la veille - je me demanderais surtout si je pose les bonnes questions. Encore une chose : la prochaine fois que tu auras besoin de pleurer sur une épaule...”

Je me frotte les yeux et inspire pour essayer de reprendre un peu mes esprits, tant la station verticale commence à être chaotique pour mes jambes.

“Je t’oublie, c’est ça ?”

“Demande-le directement. Qui sait, tu pourrais avoir une surprise...Bonne soirée.”

Alors qu’il s’apprête à refermer la porte, il me tapote l’épaule - celle qu’il a mordue et brisée il y a seize ans de ça.

“Ho, et fais attention où tu mets les pieds. Ne va pas encore te casser la gueule.”

***

Ca fait maintenant près de quinze ans que le fossé s'élargit entre Gekkô et moi...Les deux ans durant lesquels il a été un compagnon de jeu pour le môme solitaire que j'étais deviennent un peu plus flous à chacune de nos engueulades, il m'arrive même de me demander si je ne les ai pas tout simplement rêvées ces années...

Mais la marque sur mon épaule est bien réelle, elle : quelqu'un qui s'y connaît identifiera tout de suite sa provenance et ce qu'elle induit. Je ne peux pas tuer Gekkô, s'il meurt, je tombe avec lui...Mais, subtile ironie, si je venais à mourir, cela l'affaiblirait aussi. De cette façon, il a pu mener son petit business dégueulasse sans être inquiété, puisque le seul onmyôji qui tient à peu près debout ne peux rien faire, un sacré bon calcul, bien digne d'un renard.

Alors faute de mieux, je creuse le fossé qui nous sépare. Depuis quinze ans, dans l'indifférence la plus totale. C'est con mais ça m'apaise, de maintenir autant de distance que possible. Je sais bien, qu'il n'en a strictement rien à foutre de mes états d'âme, ces travers typiquement humains mais moi ça calme mes nerfs et court-circuite mes cauchemars. Pathétique catharsis, sans doute mais au fond je suis un type pathétique, pour ceux qui en douteraient encore.

Et sur ce, je pars pour Saitama, comme tous les ans, pour mon entraînement, je serai de retour la première semaine de Septembre.

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Source de l'image : declanmerriman

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