Les visites sont terminées
On m’avait demandé il y a quelques commentaires s’il serait envisageable de poster davantage sur mes “échanges toniques” avec Gekkô.
Réjouissez-vous : cette semaine, je n’ai que ça à raconter. Je suis toujours à l’hôpital pour ma hanche amochée, il est toujours dans le lit d’à côté pour...m’emmerder.
Si, si pour m’emmerder, il le reconnaît lui-même, je le cite :
“Tant que tu es diminué, Satoru-chan, je préfère garder un œil sur toi.”
A vingt-cinq ans, je ne suis bien entendu pas capable de me passer de nounou (cannibale). Il surveille surtout que je ne clamse pas, histoire de profiter des restes si ça devait se produire.
Comme il s’était engagé à reprendre le travail et n’a finalement pas regagné Tokyo, c’est le travail qui est venu à lui : à neuf heures du matin, mardi, j’ai été réveillé par des voix, où j’ai perçu les mots “stratégie” et “campagne”.
Son conseil d’administration est là, assis en cercle autour du lit, vingt-deux péquins massés autour de ce foutu kitsune à discuter marketing alors que j’essaie de terminer ma nuit. Me voyant, assis, le regard augurant d’un proche homicide, Gekkô se tourne vers ses associés.
“Messieurs, s’il vous plaît...Il serait de bon ton de baisser le volume, il y a un convalescent.”
“Il va même y en avoir plusieurs si tu ne fais pas sortir tes pingouins.”
Ils reculent vers la porte de la chambre...ils ont déjà assisté à mes sautes d’humeur en direct et sont relativement enclins à prendre mes menaces au sérieux. Leur patron, en revanche, s’en tamponne le coquillard avec un bec de kappa tacheté. Il soupire.
“Les enfants...”
“Va faire ça dehors ! J’ai besoin de récupérer, moi !”
“A en juger par les décibels et l’énergie que tu es en train de déployer, je dirais que tu as largement rechargé tes batteries, Satoru-chan.”
“Ok. Tu veux jouer, ça me va...”
Je saisis mon blouson et entreprend de fouiller mes poches pour sortir mes fuda. Il n’en faut pas plus pour évacuer la chambre comme par miracle.
“Ha. Visiblement, tout le monde avait pas envie. Dommage. Dans un si petit espace, j’aurais fait un sacré carton.”
“Et risquer de blesser des innocents ? T-T-T-T...”
“Des types qui bossent pour toi, je les range certainement pas au rang d’innocents...de happy meal, éventuellement. T’attends quoi pour les rejoindre ? Tu veux que je te donne de l’élan ?”
Loin de se démonter, Gekkô presse sur le bouton d’appel de l’infirmière. Depuis une semaine, chaque fois que je le gonfle, il alerte le personnel hospitalier, au motif que je n’économise pas ma hanche blessée, que je ne suis “quand même pas raisonnable” et que c’est “malheureux d’en arriver aux piqûres de calmant”. Il est allé raconter au médecin traitant que je souffrais de crises de paranoïa ponctuelles mais “qu’il avait l’habitude” et qu’il pouvait “me gérer”.
C’est donc avec lassitude que l’infirmier fait son entrée dans la chambre. Je lui adresse un grand sourire alors qu’il tente de m’amadouer en me demandant si j’ai mal.
“Vous avez perdu à la courte paille ? C’est pas de bol. Sortez-moi cet enfoiré de la chambre. Si je le fais moi, vous prendrez potentiellement une partie du toit sur la gueule. Quand je suis shooté je vise moins bien.”
Il soupire, jette un regard à Gekkô.
“Nous avons des instructions...”
“Je me fous pas mal de vos magouilles administratives. Ou bien vous me placez dans une chambre seul ou bien je fais le ménage moi-même. C’est simple, c’est sans ambiguïté et c’est une offre promotionnelle de courte durée. Vous vous décidez ou j’avoine ce putain de renard, son conseil d’administration, vous et les recousus de la chambre d’à côté.”
“Vous êtes trop nerveux, Kondo-san. Le médecin a dit que vous deviez vous économiser. Je vais vous administrer de quoi vous aider à dormir...”
En le voyant sortir sa seringue, je me redresse sans crier gare, la lui arrache des mains et la lui plante dans la cuisse, le faisant bondir de surprise.
“Vous...Vous êtes malade !”
“Ca arrive, dans un hôpital. Quand vous aurez fini votre sieste, vous pourrez me virer celui-là avant que je ne démolisse un truc ? Parce que j’aime autant vous dire que je rembourserai pas les dégâts.”
Il boitille jusqu’à la porte et appelle ses collègues, l’une d’elle lui retire la seringue et le soutient alors que deux autres infirmiers rentrent avec de nouvelles seringues. C’est bon, j’ai compris. Je plie soigneusement mon fuda et le place sur mon drap avant de retirer mon cathéter et de tracer de la pointe d’aiguille un signe sanskrit.
“Shiki...Shukuindô...”
Le drap se soulève brusquement et fond sur les infirmiers, s’entortillant autour d’eux alors que l’extrémité se replie sur elle-même pour former une sorte de tête, mon fuda fixé au centre.
“Je peux tenir quelques heures comme ça.”
Mes doigts s’agitent et le drap/shiki se resserre, immobilisant totalement les deux infirmiers, au bord de la panique. J’entends alors de petits claquements secs.
Gekkô applaudit.
“Très jolie invocation. Rapide, efficace et inventive. Mais tu penses pouvoir immobiliser tout le personnel de l’hôpital ? Le mobilier risque de ne pas suffire...”
Il s’est levé et ajuste son pyjama avant de se diriger vers les infirmiers. Il saisit mon shiki d’une main et je grimace.
“Dissipe-le.”
“Va te faire foutre.”
“S’il te plaît ?”
“Merci mais va te faire foutre.”
Lorsque je le vois sortir les griffes, je serre les dents, prêt à encaisser. Il déchire le drap en deux, libérant les infirmiers et je suis obligé de me mordre la langue sous la douleur alors que mon shiki se désagrège.
"Messieurs, je pense qu'il serait opportun de repasser plus tard. Comme vous pouvez le voir, Kondo-san n'est pas très réceptif."
Ils se replient sans demander leur reste, fermant précipitamment la porte derrière eux.
"Tu les payes combien pour qu'ils t'obéissent au doigt et à l'œil ?"
"Beaucoup moins que tes cautions cumulées, Satoru-chan."
J'essuie mon nez, d'où coule un peu de sang et Gekkô me tend un mouchoir du bout des griffes.
"Appeler un shiki pour t'éviter une piqûre, c'est ce que j'appelle être puéril."
"Pas plus que d'arroser tout l'hôpital pour avoir la satisfaction que je pète les plombs. Non seulement tu m'empêches de me soigner mais en prime tu terrorises le personnel. Moi au moins j'ai l'excuse d'être un simple humain. Mais pour une créature millénaire, ce n'est pas puéril, c'est pathétique."
"Bien sûr. Dis-moi, est-ce que tu as de la visite depuis que tu es ici ?"
"Et comment ? Tu fais flipper tout le monde !"
"Tu aurais pu avoir…ton clan…ta tante…ou les yakuza ?"
Silence. J'endigue comme je peux le sang qui me coule du nez.
"Tu as refoulé ma famille ?"
Il arbore son petit sourire satisfait.
"Et deux hommes de Murakami. Je sais que ma présence t'insupporte mais je suis dit qu'entre Charybde et Scylla, tu préférerais rester à l'eau en attendant que le calme revienne…pas de coup de téléphone non plus, tu as remarqué ?"
Il finit de m'essuyer le visage et je lui attrape le poignet pour qu'il arrête.
"Alors qui au juste t'empêche de te reposer ? Deux semaines que tu es ici et pas un seul contact de l'extérieur. Tu pourrais au moins arrêter de geindre. Tu as mis du sang sur tes draps." Constate-t-il.
"Ben récupère-les, tu te feras une infusion, en plus du mouchoir."
"Je te rassure, j'ai déjà mangé."
"Ca me rassure pas. T'as tapé dans lepersonnel hospitalier ou les malades ?"
Il tamponne sa bouche avec le mouchoir taché de sang et je note les traces rougeâtres sur ses crocs.
"Disons que je suis allé faire un tour en chirurgie. Tu tires sur le vert, Satoru-chan, tu devrais vraiment te recoucher, ce n'est pas bon pour toi, toute cette tension."
***
Je sors demain, ma hanche me permet à nouveau de me déplacer- avec la grâce d'un retraité de quatre-vingt piges mais passons. J'ai rallumé mon portable, comme un rituel de fin de convalescence pour y jeter un œil. Dix huit messages en absence.
"J'aimerais croire que c'est juste des gens qui s'inquiètent." Je constate en l'éteignant.
"Pourquoi ? L'inquiétude t'agace, la sollicitude t'es urticante."
Gekkô a passé son kimono et fume sa pipe à opium, installé près de la fenêtre. Son oreille n'a que partiellement guéri, elle est toujours légèrement fendue.
"Je te rassure, la tienne seulement."
"Je ne m'inquiète pas pour toi, Satoru-chan. Je n'en suis pas capable." Me rappelle-t-il en exhalant un nuage de fumée odorante. Une fragrance lourde et apaisante a envahi la chambre. Du coin de l'œil, il note que j'inspire et me tend la pipe.
"Je devrais pas."
"Ca ne t'a jamais arrêté."
Me levant avec prudence, j'avance jusqu'à la fenêtre et lui prends la pipe à opium avant de tirer dessus.
"La vache, il est fort."
"Je ne le coupe pas comme les bars de Roppongi, moi. Ne termine pas, s'il te plaît."
Recrachant la fumée, je la regarde qui s'élève en volutes régulières. La main de Gekkô se glisse alors dedans et elle s'enroule autour de ses doigts, avant de se déformer jusqu'à ce qu'on y devine – avec beaucoup d'imagination, la silhouette d'un renard, flottant au-dessus de moi.
"Ca te plaisait, quand tu étais petit."
"Quand j'avais six ans, oui. Mais les dix-neuf ans de plus rendent ce genre de tour de passe-passe sans intérêt. Depuis j'ai appris que les illusions – surtout les tiennes – n'ont rien de merveilleux. "
Le renard s'estompe et Gekkô joue à nouveau avec la fumée que je recrache, dans laquelle il sculpte cette fois-ci la forme d'une grue.
"Un peu comme tout, si tu y réfléchis. Ce n'est pas ton père qui disait que tout doit être une leçon ?"
"Mon père disait aussi que mon frère et ma sœur auraient dû être mariés avant leur dix ans pour leur faire débarrasser le plancher. Je le considère pas comme une référence. Et toi, tes marmots ?"
Me reprenant la pipe, il recommence à fumer et s'amuse à sculpter sa fumée du bout des doigts, de longues traînées blanches et éthérées s'accrochant à ses griffes.
"Je ne sais pas si j'en ai. Les kitsune sont du genre à partir sans te laisser leur numéro de téléphone, si tu vois ce que je veux dire…Aucune d'entre elles ne m'a jamais recontacté alors va savoir…"
"Mouais. De toute façon, si tu avais l'instinct paternel, ça se saurait."
Je sens son regard peser sur moi. Entre les lignes de fumée ses yeux jaunes brillent dans la semi-obscurité et mon estomac se noue dans un réflexe que je déteste. Il garde le silence quelques instants et finit par tourner la tête.
"C'est parce que tu t'obstines à me prêter des traits humains que tu es déçu, Satoru-chan. Ca pourrait presque m'attrister…si c'était un sentiment que je puisse éprouver. Tu ne t'es jamais demandé pourquoi je m'obstinais à te suivre ?"
Il me pose sa griffe sur la poitrine.
"J'ai parié cher sur toi. Très cher. Et je perdrais gros si tu mourrais. Considère donc que je suis "attaché" à toi…au sens propre, bien entendu."
"J'ai pas besoin d'un daron intérimaire, Gekkô…et certainement pas d'une aberration comme toi."
"Ca te rappelle trop que tu en es une toi aussi. Quelque part, là-dedans…" Sa griffe remonte de ma poitrine jusqu'au centre de mon front "Il y a quelque chose de monstrueux, qui te rend spécial, une chose qui voit les esprits, ressent les yôkai, te permet de concentrer ton ki, ta colère ou ta méfiance sous une forme tangible. C'est un pouvoir que je trouve fascinant…mais qui te maintient entre deux mondes."
Il sourit et tapote sa pipe contre le bord de la fenêtre.
"Cesse de vouloir systématiquement te ranger d'un côté ou de l'autre et continue de marcher sur la frontière. Accepte que ce soit ton seul horizon. Tu ne seras jamais vu ni comme un humain, ni comme un yôkai. Et tant que tu le nieras, tu continueras à croire que le monde t'en veut…alors qu'il s'en moque, tout simplement."
"Pour ça je sais qu'il s'en fout."
"Hé bien fais comme lui. Encore une bouffée ?"
Je repousse la pipe.
"Non merci. J'ai assez fumé. La leçon est terminée, je peux aller me coucher ?"
"Toi, tu n'as pas écouté ce que je t'ai dit."
Il hausse les épaules et reprend ses tracés dans la fumée.
"Que j'étais une moitié de rien, si, j'ai très bien entendu. C'est sympa de vouloir imiter mon père mais tu sais, je suis pas sûr que tu lui arrives à la cheville."
"Bonne nuit, Satoru-chan."
La conversation est terminée, Gekkô m'a tourné le dos, ses longues queues de renard brassant lentement l'air alors que ses oreilles penchent pour percevoir les bruits extérieurs. La nuit est calme, je ne perçois que quelques kami qui déambulent au pied de l'hôpital, les plaintes étouffées des morts sont ténues et presque paisibles. L'opium m'aide à me fermer un peu à ces auras qui me parasitent. Je m'allonge sur le lit et m'endors presque aussitôt.
Au matin, Gekkô était parti. Ni mot, ni message.
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Source de l'image : Andrew Magill