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Coups de foudre

Aujourd’hui, je vais m’adresser à tous ceux qui aiment les enfants : ceux que la vue d’un bébé émeut aux larmes, ceux pour qui rien n’est plus beau que le rire d’un bambin, son sourire (édenté), sa joie (béate), son innocence (vous y croyez vraiment ?). Aujourd’hui je vais parler d’enfants, donc. Non, pas les miens (si j’en ai, je suis pas au courant et ils ont probablement des oreilles de renard…) mais plutôt ceux qui viennent de se faire interner et qu’on m’a demandé d’examiner.

****

“Vous venez pour un rendez-vous ?”

Trois fois qu’on me pose la question. Cette considération ne serait pas si vexante si elle n’émanait pas du personnel hospitalier d’un centre psychiatrique, je dois vraiment avoir la gueule de l’emploi. Et là, je suis à deux doigts de m’offusquer.

“Non, pour cacher mon dernier cadavre. Je l’ai fini et le docteur m’a dit de venir si ça me reprenait.”

Ca y est, je me suis offusqué.

L’infirmière soupire et retourne derrière le bureau d’accueil.

“Et quel était votre médecin traitant ?”

Sérieusement, j’ai mon dossier psychiatrique collé à la chaussure ou quoi ?

“Docteur S. Comme sarcasme.”

“Satoru-san ?”

Pas trop tôt. Une petite boule en blouse blanche, le front bas et la démarche rapide s’est glissée en silence derrière moi. Vaut mieux pour elle que ses patients soient pas cardiaques. Elle lève vers moi un visage de pleine lune, lisse et bonhomme.

“Désolée de vous avoir fait attendre.”

“Vous êtes le docteur Tasuki ?”

“Absolument.” Me répond-t-elle avec un sourire légèrement plus prononcé en me fixant quelques secondes.

Tiens, elle n’a pas cette morgue habituelle aux membres de la secte de la mort chimiquement assistée (je n’aime pas les médecins, avec les flics, ce sont les professions les plus grassement payées pour regarder dans votre slip), sans doute parce qu’elle est pédiatre. Faut pas traumatiser les humains trop tôt, j’imagine.

“Il y a beaucoup de mômes, ici ?” Je m'enquiers en lui emboîtant le pas par les portes battantes à notre droite. Un panneau blanc flanqué d’un nounours à la gueule de dépressif annonce “service de pédiatrie”.

“Toujours trop.”

Bien répondu, j’ai pensé la même chose.

“Ça m’intrigue tout de même. Votre clinique n’est pas réputée pour faire beaucoup appel aux experts parapsychologiques et je sais que les médecins ne sont pas super fan de professions comme la mienne.”

Nous remontons le couloir et je marque une pause de quelques secondes devant la frise colorée qui borde les portes, une simple bande rose et bleue au beau milieu d’un mur immaculé. Étrange. J’ai comme une réminiscence...j’ai déjà dû travailler avec eux, tout compte fait, la déco m’est vaguement familière, l’ours du panneau y compris. Ou alors tous les hôpitaux ont le même décorateur. Tasuki ne m’attend pas, malgré son petit gabarit, elle avance sacrément vite.

“On m’a amené hier vingt enfants de moins de six ans. En même temps. Je les ai examinés un par un et le diagnostic a été sans appel pour chacun d’eux : démence.”

“Vous avez le sens de l’euphémisme, doc.”

“Ils ne sont plus capables de communiquer autrement que par des cris, sont agressifs sans raison, ne parviennent plus à saisir un objet sans le jeter aussitôt et leurs quelques mots sont complètement incohérents. Certains marmonnent pendant des heures sans que je parvienne à tirer quoi que ce soit d’eux. Parler de démence est encore ce qui est le plus proche de la réalité même si je vous accorde que ce mot est assez radical dans le contexte. Jugez plutôt.”

Elle déverrouille une porte au bout du couloir et me laisse entrer dans une salle totalement dépourvue de meubles où une vingtaines de gnomes, assis à même le lino, fixent le mur en silence. Ils tournent en coeur la tête vers nous, d’un seul mouvement...et se mettent à hurler. L’un d’eux nous balance même un cube, qui rebondit sur mon pied.

“Je ne sais pas si mes collègues sont “super fan” de votre métier, comme vous dites mais je pense que les certitudes sont faites pour être remises en question. Ils viennent tous de la même classe, d’une école maternelle de Komae.”

Un gosse qui tient à peine debout se met à courir dans la pièce, manquant piétiner une camarade et Tasuki le saisit juste à temps pour l’empêcher de se jeter contre le mur.

“Leurs examens ne révèlent ni toxine, ni empoisonnement quelconque, tout est normal. L’électroencéphalogramme indique une activité en dent de scie mais aucune explication scientifique à ce phénomène. J’ai pensé que vous auriez peut-être une idée.”

“Leur maîtresse est dans le coin ?”

Tasuki repose le passe-muraille au milieu des autres et en sépare deux qui tentent de s’empoigner, roulant lourdement au sol.

“Oui. Chambre vingt-quatre. On a dû la sangler au lit pour l’empêcher de se mordre au sang.”

“Vous sentez pas obligée de faire des effets d’annonce, doc’. Y’en a pas un dans le lot qui soit vaguement interrogeable ?”

“Vous savez, je l’ai déjà fait. Je pensais que vos méthodes différeraient.”

“J’ai oublié ma boule de cristal dans mon autre jean, on va faire sans. Hé !”

Une morveuse arborant d’invraisemblables couettes s’est approchée en douce de moi et vient de mordre dans mon jean,me pinçant légèrement le mollet. Je la décroche et jure au sujet des activités nocturnes et lucratives de sa génitrice quand elle tente de me niaquer un doigt.

“On va commencer par elle. Je crois que je suis à son goût. Même si c’est au sens propre, c’est un début.”

***

Mura - j’ai lu le nom de ma mordeuse à tétine sur le listing des “contaminés”- s’agite sur son siège en émettant des sons réguliers, des “hmmm hmmm”, balançant sa tête d’avant en arrière. C’est à peu près tout ce que j’arrive à en tirer depuis dix minutes. Tasuki m’a laissé utiliser son bureau et la pléthore de jouets que j’ai tous agités les uns après les autres, sans plus d’effet que celui d’être puissamment ridicule, un dinosaure rose à pois verts dans une main et un bonnet à clochettes dans l’autre. Pas de réaction.

Impossible de pénétrer son esprit, sur un sujet aussi jeune, j’ai peur d’en faire un légume.

“Tu veux pas me dire ce que tu as fait à l’école ?”

“Hmmm hmm hmm hmmm hmm bada...hmmm...boum...boum...boum…”

“Ta maîtresse vous a montré quelque chose ?”

“Bada bada bada...boum !!!”

Elle envoie les mains au plafond et se remet à hurler. Découragé - et passablement migraineux - je balance les jouets sur le bureau, faisant tout dégringoler au passage.

“Et merde.”

En me levant, je constate que la gamine s’est figée, les pupilles dilatées et a cessé d’émettre le moindre son. Sa tête se tourne lentement vers moi.

“Bada...boum.”

C’est le bruit qui lui fait cet effet-là ? J’attrape ma sacoche et vide le bordel à l’intérieur sur le bureau dans un fracas assourdissant, surtout quand mes grelots roulent jusqu’au bord. La gamine a tressailli. C’est bien le bruit...un bruit fort.

“Badaboum !”

Elle se met à taper sur le bureau, du plat de la main tout d’abord puis à coups de poings, avec acharnement, jusqu’à ce que je lui saisisse les poignets avant qu’elle ne s’esquinte.

“C’est quoi badaboum ? Une bête ? Un grand ?”

“Hmmm….hmmm…”

Et c’est reparti pour le balancement de tête. Je n’en tirerai rien de plus...mais j’ai un début de quelque chose. Traînant Mura derrière - des fois qu’elle tente encore de voir si le bureau est plus résistant que ses métacarpes - j’ouvre la porte pour appeler le doc.

“Vous auriez un truc genre billes ? Et une grande casserole en métal ?”

“Je dois pouvoir vous trouver ça. Les jouets ne lui conviennent pas ?”

“C’est pas pour jouer mais pour étayer une théorie. Tenez, reprenez votre petite frappée.”

“Vous avez réussi à apprendre quelque chose ?”

“Qu’elle fera pas carrière en physique quantique - ni aucun de ses petits camarades - si on trouve pas ce qui les a mis dans cet état. Prenez un maximum de billes, surtout.”

Je retourne dans la pièce aux mômes où une vingtaine d’yeux vides se posent sur moi. Tasuki demande à l’infirmière d’aller chercher les billes de l’atelier et une casserole aux cuisines avant de revenir se poster à côté de moi.

“Vos traits ont beaucoup changé. Je crois que je ne vous aurais pas reconnu sans votre nom, Satoru.”

“Je savais que j’étais déjà venu ici. Les couloirs m’étaient familiers…”

Tasuki opine du chef.

“Vous n’êtes resté que deux semaines. Vous ne parliez pas beaucoup...enfin beaucoup moins disons.”

“J’étais venu pour le travail ?”

“Non. Je vous soignais.”

Elle sourit.

“Vous m'appeliez “docteur tanuki”, je n’ai jamais su si c’était un problème de prononciation ou parce que ça vous plaisait.”

J’émets un petit sifflement qui paraît l’amuser.

“Mon sentimentalisme vous surprend ?”

“Pas tant que votre mémoire je dois dire, ça remonte à quand nos rendez-vous ? Je vous avoue que je m’en rappelle pas.”

“Votre famille vous avait amené après un choc relativement violent. Je m’en souviens car vous aviez une blessure très impressionnante à l’épaule, vous étiez complètement bandé du côté gauche. Vous m’aviez d’ailleurs soutenu que ça ne faisait pas mal. J’espère que vous vous êtes amélioré pour mentir.”

“On bricole. Un choc, vous dites ?”

Elle a l’air plus grave et détourne les yeux.

“Vous aviez vu quelqu’un mourir dans des circonstances apparemment traumatisantes. Je ne vous ai eu que quinze jours sans recevoir plus de détails avant que votre père ne vous retire.”

“Vous m’avez guéri ?”

“Ça, Satoru, vous êtes le seul à pouvoir me le dire.”

Je n’ai pas souvenir d’un décès particulier...des morts, j’en ai vu quelques-uns au cours de mon existence, même quand j’étais enfant. Sans doute un trop-plein...Je hausse les épaules. C’est pas le moment de s’interroger là-dessus, il vaut mieux que je reste concentré.

“Dans la mesure où ça n’éveille qu’un souvenir vague, disons que oui.”

Un bruit métallique dans mon dos m’avertit que ma “commande” arrive. On me tend une casserole relativement profonde et un sachet plein de billes de différentes formes.

“Observez, doc’. Vous allez me dire si c’est une réaction inhabituelle par rapport à ce que vous avez vu depuis hier.”

Vidant le sachet à l’intérieur de la casserole, je la secoue, plaçant le couvercle au-dessus et provoquant un fracas métallique qui résonne dans toute la pièce. Aussitôt, les mômes se figent. Je recommence. Tasuki sort de la poche de sa blouse une petite lampe et s’agenouille près d’un des enfants en examinant son oeil.

“La pupille est complètement dilatée. Le cerveau réagit à ce stimuli.”

“Donc, on cherche quelqu’un ou quelque chose dans leur école qui fait ce genre de bruit et a la capacité de rendre les enfants fous. Et ce quelqu’un ou quelque chose est probablement discret sinon c’est là-bas qu’on m’aurait envoyé.”

“Et vous connaissez un démon ou un fantôme capable de faire ça ?”

Je fais claquer ma langue.

“A froid, non...ou un paquet, plus exactement. Ça pourrait même être un objet, peut-être quelque chose qu’un de ces adorables bambins porte sur lui. Vous leur avez fait vider leurs poches ?”

“Dans des casiers, oui. Je vais vous montrer.”

Alors que je m’apprête à sortir, on me tire soudain par la manche. C’est Mura, la bouffeuse de jean, qui m’a attrapé. Elle m’agite quelque chose sous le nez.

“Vous leur laissez des feuilles ? Mais arrête de t’exciter, toi, tu vas me filer le mal de mer ! Vous vous êtes trompée, doc, c’est au service parkinson qu’il faut l’expédier, celle-ci. ”

“Le dessin est un excellent moyen d’expression chez les enfants en défaillance mentale ou souffrant de troubles de la communication. Je doute qu’elle ait réussi à dessiner quelque chose, ceci dit, depuis hier ils n’ont fait qu’écraser la cire des crayons sur la table.”

Parvenant enfin à saisir la feuille, je la défroisse et l’examine. Une masse grise a été tracé au milieu et deux points noirs au sommet, ainsi qu’une forme triangulaire. Et à côté, un zigzag jaune et une sorte de petit rond rose.

“Une pierre ?”

“Peut-être. Là, je dirais un éclair. La foudre.” Déchiffre Tasuki “C’est maladroit et difficilement reconnaissable, à cet âge là on fait rarement des traits parallèles mais le choix du jaune et le côté anguleux sont caractéristiques.”

La foudre ?

“Dites, doc’, cette merde grise, là...ça pourrait être un animal ?”

“Il n’y a pas de pattes mais la partie triangulaire est peut-être un museau...Mura, c’est un chat que tu as dessiné ? Un chat ?”

“Bada...boum !”

La gamine trépigne et fond brusquement en larmes.

“Bada...boum...boum…”

J’examine mieux le dessin mais plus je le regarde, plus je sens que mon intuition est la bonne. Mura n’est pas si diminuée que ça, en définitive. Elle vient de me donner la clé. Je sors mon portable et Tasuki tente de m’arrêter.

“Pas de portable au sein de l’hôpital.”

“C’est urgent, j’ai pas le temps de sortir, doc’. Il faut immédiatement faire évacuer l’école. Ils ont un raijû dans les locaux !”

A SUIVRE...

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Source de l'image : broken.ombrello

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