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Nuit blanche

La lumière est aveuglante, je ne vois rien d’autre que des myriades de couleur qui semblent s’enfoncer dans mes pupilles, brûlantes comme autant de microscopiques éclats de verre. Je suis sans doute à Tokyo, j’entends le grondement régulier des pas et des voitures...

Et il y a cette odeur...forte, animale...ce grognement haineux…

Je ne le vois pas mais le devine, en train de me tourner autour, efflanqué, la langue pendante, la gueule ouverte.

Bizarre, dans mes cauchemars, je ne vois que Gekkô, sa multitude d’yeux injectés, sa fourrure immaculée, sa silhouette immense et ses crocs…Mais pas aujourd’hui.

Il s’avance dans la lumière, face à moi, haletant et renâclant.

C’est rien qu’un pauvre corniaud amoché qui traîne sa carcasse et sa puanteur de bave et de trouille. Mais il a toute la haine du monde dans le regard. Sa gueule s’ouvre sur un jappement pathétique et il me grogne après.

“Hé, du calme…”

Je sais que si je tends la main, il va me mordre. Je le lis dans ses yeux. Il en crève d’envie, son regard suit le moindre de mes mouvements et tous ses muscles sont bandés. Il a aussi peur de moi que moi de lui…Je vois son mouvement. Il va me sauter à la gorge.

Pourtant, je suis comme enlisé, glacé à l’intérieur, immobile et somnolent.

Il aplatit les oreilles et me bondit dessus. Pourtant, je ne bouge toujours pas, comme fasciné, paralysé...Mes pieds refusent de bouger, mes bras pèsent une tonne, je les lève à peine, dans une défense pathétique lorsqu’il est sur moi, me projetant à terre. Malgré sa silhouette famélique, il a le poids et la force d’un monstre, ses pattes s’enfoncent profondément dans mon blouson, labourent mon tee-shirt, écrasent ma poitrine, me suffoquant presque.

Sa mâchoire se referme sur mon poignet et je ferme les yeux quand des éclats de douleur tirent sur mes nerfs, envoyant des signaux jusque dans ma nuque et que tous mes muscles se crispent. Pas la force de crier. Pas la force de me débattre.

Ça ne le calme pas, au contraire. Il tire, la gueule pleine de sang et lève ses yeux jaunes vers moi. Il a dû être plutôt beau, son poil - là où il n’est pas collé par la crasse ou arraché - est roux, presque doré et il est plutôt haut sur pattes, musclé. Dans un sursaut, je tente de me dégager et il resserre les mâchoires pour m’en empêcher, jusqu’à ce que je sente mes os céder.

Pourquoi je ne bouge pas ?

Pourquoi je suis INCAPABLE de bouger ?

C’est rien d’autre qu’un foutu rebut !

Il n’y a pas cette terreur primitive que je ressens face à Gekkô, ce sursaut instinctif de survie, cette rage...Je le regarde me dévorer la main mais la douleur est une information distante, comme diffuse et de mon autre main, je caresse lentement son museau lacéré. En dessous, je ne sens que les muscles puissants de sa mâchoire, les chocs de ses crocs qui me déchirent.

“Arrête…”

Son grognement m’envahit les oreilles et je le sens qui me relâche enfin, me laissant m’écrouler au sol, tétanisé de douleur. Là où se trouvait ma main, il n’y a plus rien, rien d’autre que les lambeaux ensanglantés de mon blouson alors que le molosse se lèche les babines en recommençant à me tourner autour.

“ARRÊTE….”

Lorsqu’il enfonce son museau dans ma gorge, le geste est lent, coulant, presque affectueux. Je sens à peine ses crocs s’enfoncer, progressivement.

“ARRÊTE !”

“ Kondo ?“

C’est la sensation humide et fraîche contre mon visage et ma bouche qui me font lentement remonter à la surface, retrouver la sensation de mon corps, le contact dur contre mon crâne, les doigts qui passent le long de mon front…

Où…

Où suis…

“Kondo !”

Le frôlement se transforme en claque et je cille, réduisant la luminosité douloureuse à un point lumineux crasseux. Un lampadaire.

Je suis allongé sur un banc, encore engourdi par un sommeil poisseux, pesant, qui s’accroche à mes membres et mon esprit. J’ai la nuque et le visage trempés, les mains raidies par le froid. Et ce qui me touche le front et la joue, qui rampe dessus par petits effleurements, ce sont les doigts de Jun, penché au-dessus de moi. Dans la lumière crue du lampadaire, je distingue à peine son regard, juste son sourire.

“Tu me files un rencard et je te trouve en train de pioncer...sur les docks de Yokohama, tu cherches les emmerdes.”

“J’ai pas besoin, elles me trouvent sans ça, la preuve.”

Pesamment, je m'assois sur le banc en massant ma nuque. Ma main - celle que mon cauchemar a dévorée- est complètement engourdie, presque insensible et j’ai les rainures du bois incrustées dans le cou. Mes doigts passent dans ce qui reste de mes cheveux, pas plus de cinq centimètres après que Shinkin m’ait coincé sur le sofa avec une tondeuse, piquée aux bakeneko.

“Jolie coupe. J’envie celui -enfin celle- qui t’a rasé. Tu voulais quoi ?”

“Un café pour commencer. T’as mis le temps à t’amener.”

En m’étirant, j’entends mon dos émettre un craquement de protestation, sans doute lié au temps de sommeil passé hors de mon futon, qui m’a pas vu souvent depuis son achat.

“Y’avait pas un chien dans le coin ? J’ai entendu comme des grognements…”

“Ça risque pas, Kondo, je peux pas blairer ces saloperies de clébards.”

En parlant de clébards...

“T’as pas pris tes molosses ?”

“Tu m’as dit de venir seul.”

J’ai jamais vu un yakuza accepter de s’amener sans sa garde personnelle, à fortiori Jun qui peut pas plus se passer de sa cour qu’un junkie de crystal meth. Pourtant, il a l’air calme…

“T’es chargé ?”

“J’ai juste pris une clope en attendant que tu te réveilles.”

“Tu m’as regardé en t’en grillant une ?”

“Hmm hmmm…”

On longe les docks baignés dans la lumière distante de Yokohama : la grande roue , face à nous, laisse des traînée brillantes dans l’eau et la pluie fait luire le bois et les rambardes. Quelques silhouettes engoncées sous des parapluies se pressent, courbées. On est les seuls à déambuler, tête nue.

“Ici ?”

Jun me désigne l’un des restaurants de bord de mer, encore ouvert. Il rigole.

“Ils vont pas aimer nous voir débarquer.”

“Toi avec ton gilet léopard et ton holster ou moi et ma touche de clochard ramasseur de journaux ?” Je réponds en souriant.

“Hé. Au moins l’un de nous a du style.”

“Faut pas te déprécier comme ça. Dans le noir, tu filerais même pas une crise à un daltonien.”

Il y a encore pas mal de monde, vu l’heure mais le restaurant est calme, plongé dans la sérénité des noctambules, il y a surtout des couples ou des groupes de mômes complètement torchés de fatigue, qui se sont sans doute perdus du mauvais côté de la rive, celui où il se passe rien.

Rien à part un yakuza et un onmyôji en goguette. Et le serveur a beau sourire, il a bien noté qu’on faisait tache. Jun lui retourne son sourire. Si le mien n’est pas sympathique, décrypter celui de Murakami suffit à comprendre qu’il s’agit de quelque chose de purement mécanique, de muscles figés dans cet étrange rictus rêveur, absent, déconnecté. Il l’a dès qu’on s’adresse à lui, dès qu’on le regarde. C’est aussi naturel pour lui que ça ne l’est pour personne d’autre. Ça lui confère un air de doux dingue azymuté. Oui, oui, de doux-dingue. Pour qui n’y regarde pas de trop près.

“T’es trempé. Tu vas pas choper la mort, comme ça ?” Constate-t-il en s’asseyant sur la banquette face à moi.

“Tu sais très bien que je choperai jamais la mort et que ce sera l’inverse.”

“Déprimé ?”

“Non, logique.”

“Alors, pourquoi tu m’as donné rendez-vous, ici, en prime ?”

“C’est un coin qu’on connaît non ?”

Jun joue quelques secondes avec le bouton de son imperméable avant de l’enlever. Pas de gilet panthère, tiens, juste un costard noir strict...et une cravate rouge pétant. On se refait pas.

“On connaît, oui…”

On a surtout fait un paquet de conneries, ici : l’affaire de l’inugami, une initiative qui a valu à Jun une étoile de chair scarifiée dans le dos, quelques bonnes murges dont l’une d’elle s’est terminée au poste et a même failli me coûter quelques mois de taule. Des bons souvenirs pour des paumés, quoi. Et ça nous amuse, quelque part. C’était toujours mieux que rangés dans nos placards respectifs.

Jun demande une saloperie bourrée d’éthanol et moi bourrée de sucre et de colorants. Définitivement, on ne se refait pas.

“T’as des goûts de gosse, Kondo.”

“Et toi de sale gosse.”

Jun a jamais eu le sens de l’humour mais le mien a toujours réussi à lui arracher un semblant d’amusement. Enfin, plutôt un rire bas, presque méprisant mais je pense que c’est tout ce dont il est capable. Une fois le serveur reparti et notre commande devant nous, je fouille dans mon blouson et pose la balle sur la table.

“J’ai besoin que tu me retrouves de quel flingue elle sort. Et celui de l’autre côté du flingue, aussi.”

“Hmmmm…”

Jun examine ce qui reste, faisant rouler le morceau de métal de l'extrémité de l’ongle.

“Petit calibre. C’était du discret ?”

“Probablement avec un silencieux. En plein milieu de la foule, personne a rien entendu.”

“Tirer dans la foule ? Amateur…”

“Ou gonflé.”

“C’est des conneries, ça, Kondo. On l’a forcément vu, ton type. Les gens ont juste trop la trouille pour l’ouvrir.” Me rétorque-t-il en s’allumant sa cigarette. “Faut être tête brûlée pour un coup de poker pareil. C’était toi la cible ?”

“Un tsukumogami. Un sabre.”

Je désigne mes cheveux rasés.

“Il m’a raté de pas grand chose.”

Jun émet un sifflement.

“Il a canardé un esprit en pleine journée devant témoin ?”

“Une seule balle. Dans le mille, la garde du sabre. Je pense pas qu’il y ait grand monde à Tokyo qui soit aussi bon tireur.”

Mon café est noyé sous la crème chantilly et les vermicelles de couleur. J’y plonge presque distraitement ma cuillère en fixant Jun dans les yeux. Il ne se démonte pas et s’adosse à la banquette.

“Tu me soupçonnes. Et t’essaies de me faire cracher le morceau. T’es aussi mauvais que les flics.”

“Non. Mais ça pourrait être ton genre, un coup comme ça.”

“J’adorerais. Mais il te manque un truc : un bon mobile. Je vends de la viande et du paradis en cachet, Kondo. J’ai besoin d’une clientèle qui sait pas rêver. Pas de gens qui crèvent de trouille à l’idée que les yôkai s’excitent.”

“Tu supportes pas les yôkai.”

“Je te supporte toi.”

“Je suis humain.”

“Fous-toi de ma gueule. T’es plus renard que ton enfoiré de père - enfin celui qui t’as pas renié, quoi. T’as du bol de sortir du seul kitsune qui ait le sens de la famille.”

Il rigole.

“Plus que ton autre paternel, en tout cas.”

“T’aurais pu faire ça pour le plaisir. La panique, la peur, le chaos, le sang...c’est comme ça que tu prends ton pied, on le sait tous les deux.”

Son sourire s’effile légèrement et il me souffle la fumée au visage en se penchant vers moi.

“C’est pas uniquement comme ça que je prends mon pied. On le sait tous les deux.”

“Tu vas m’aider oui ou non ?”

Soupirant, il tire sur sa cigarette, presque couché sur le dossier de la banquette, avant que sa tête ne roule sur son épaule, nonchalamment.

“J’y gagne quoi ? ”

“Éviter que je pense que tu tentes de monter les humains contre les yôkai déjà…”

“Je viens de te dire que ce serait mauvais pour mon business. Tu penses que les pontes du Kajô-kai m’en font pas assez baver ?”

“Et on pourrait rediscuter certains accords. Toi et moi.”

Il relève la tête pour me dévisager et se redresse sur la banquette.

“Attends, là. Pour une histoire de balistique ?”

“C’est beaucoup plus que ça. Depuis quelques mois, j’ai l’impression que quelqu’un s’amuse à saper la trêve...y compris dans tes petits copains. On tire sur les yôkai, on énerve les tsukumogami, on fout la commission de sécurité sur les dents, on me met la pression. Quelqu’un veut que ça saute. J’ai le cul sur une poudrière, tu saisis ? Et en poudre, tu t’y connais mieux que moi.”

“Tu veux la tête de celui qui joue avec la mèche. Et t’es prêt à fricoter avec le Kajô-kai pour ça ?”

“Je parle pas au Kajô-kai, Jun mais à toi.”

Il fait claquer sa langue et pianote quelques secondes sur la table, faisant rouler la balle entre nous. Il me désosse presque du regard.

“Ça mérite réflexion.”

Pas de lui, ça, par contre. Jun réfléchit rarement, son instinct gueule trop fort pour ça. Mais son sourire me dit “Banco”.

“Ben réfléchis vite, alors. Je fais des offres limitées.”

“Pourquoi tu demandes pas à ton renard, plutôt ?”

“Parce que rien ne me dit que c’est pas lui qui joue avec la mèche.”

“Comme moi en somme.”

“T’essaies pas de m’endormir. C’est une grosse différence...Et je trouve Gekkô très investi dans l’installation des yôkai en centre ville, ces temps-ci. J’aime pas vraiment qu’on dépose des poudrières un peu partout en me court-circuitant allègrement. Tu veux la paix, moi l’équilibre. J’ai pas les moyens de dénicher l'instigateur de tout ça, il a les yeux braqués sur moi. On m’a collé des détectives au cul il y a quelques années, on attente ouvertement à une manifestation gérée par Gekkô, on a rencardé un foutu psychopathe qui s’en est pris à Shinkin. Donc, c’est mon tour de jouer.”

Je vide ma tasse, noyant le sucre sous un goût fort et amer de café presque trop chaud, qui m’envoie une vague tiède dans les membres. Ça va mieux. Jun a pas touché à son verre, lui. Je l’ai rarement vu aussi concentré, je savais même pas son cerveau mal câblé capable d’un tel exploit.

“Mettons...que je commence par trouver le flingue. Et on rediscutera ?”

“Ok. Ça me va.”

“Hmmmm”

Il fait signe au serveur et désigne sa commande.

“La même chose.”

“Hé. Commence pas à me faire picoler, faut encore que je rentre sur Tokyo et j’ai pas envie de me retrouver à le faire à la nage.”

“Si c’est que ça, je te déposerai. Mais tu sais très bien que j’aime pas boire seul.”

Y’a pas grand chose que t’aimes faire seul Jun.

Et c’est bien ça ton problème.

T’es seul.

***

“Tu fais chier, ça tourne…”

“Avec un seul verre ? Faut te remettre au thé, Satoru !”

Il est minuit passé, je suis bon pour traîner ici jusqu’à l’heure du premier train...Et puis ça me dégrisera. Jun est à peine plus clean mais le cache mieux.

“T’es sûr que tu veux pas que je te ramène ?”

“Plutôt, oui. Des fois que t’aies des alliances planquées dans la boîte à gants.”

“Ho moi, y’a guère que les pilules et les capotes que je range à portée de main. Essaie de pas tomber à l’eau quand même.”

En s’étirant, il me jette un dernier regard en coin.

“À plus tard, petit frère.”

“À plus tard.”

Pendant quelques secondes, il a l’air d’hésiter...puis, il rabat le col de son imper et commence à s'éloigner en me faisant un signe de la main.

Bon...J’ai plus qu’à traîner mes grammes d’alcool et ma carcasse gelée jusqu’à la gare de Yokohama et me trouver un autre banc.

Alors que je m’apprête à me diriger vers le port, je capte un mouvement dans mon dos, du coin de l’œil, une silhouette familière...

Efflanquée…

La mâchoire disloquée, l’œil haineux…

Le poil arraché...

Je me retourne.

Rien.

Juste Jun qui s’éloigne et la lumière des lampadaires qui le transforme peu à peu en silhouette blanche et diffuse.

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Source de l'image : Bill Mill

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