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À toute épreuve

“Navré de vous avoir fait attendre.”

Je suis resté assis devant la fenêtre, au soleil, pour faire disparaître la sensation de froid qui m’engourdit encore les os et les muscles. Malgré ça, j’ai du mal à me réchauffer. Le claquement de la porte me fait imperceptiblement tressaillir.

Le professeur Isukano - du moins je suppose que c’est lui - me salue et note, du coin de l’œil, ma main bandée. Je soupire et retourne ma sacoche, laissant tomber un peu de monnaie, des stylos, une bouteille vide et mes clés.

“Je ne suis pas armé, sensei. Et je ne suis pas venu vous menacer non plus. Mon nom est Satoru Kondo et nous avons une fonction commune, vous et moi. Nous parlons au passé.”

“Vous êtes historien ?”

“Onmyôji.”

Il s'assoit face à moi et dodeline légèrement de la tête, l’air absent, avant de ramener les yeux sur moi.

“Kondo… Kondo… ce nom m’évoque quelque chose, en effet. Vous faites partie d’une des branches de la famille Seimei, si ma mémoire est bonne ?”

Son expression est calme mais prudente, sans doute sent-il que quelque chose ne tourne pas tout à fait rond chez moi. Je suis épuisé et encore ébranlé.

Vidé.

Par ce que j’ai vu.

Et par ce que j’ai fait.

“Votre mémoire est excellente. Officiellement, je suis le seul descendant d’Abe no Seimei. Officieusement, vu la sexualité du bonhomme, j’émets de sérieuses réserves.”

Isukano a un rire poli.

“On dit qu’il avait comme vous un certain sens de l’humour, Kondo-san.”

“Je ne suis pas venu pour plaisanter, malheureusement, même si je préférerais .”

Je retourne ma main blessée, exhibant mon pansement de fortune, fait à la va-vite par un “médecin”, le genre qui vous recoud à la ficelle de cuisine et retire les balles sans poser de question. Une tache s’élargit sur le tissu, une tache noire, presque violette.

“J’ai lu que vous faisiez partie des spécialistes de l’occupation japonaise en Chine durant la seconde guerre mondiale, et que vous êtes tout particulièrement connu pour vous être rendu plusieurs fois en Mandchourie.”

“C’est hmmm… exact.”

Il redevient sérieux mais son expression reste étrangement chaleureuse. Ou bien c’est moi qui le crois, pour me réchauffer.

“J’ai besoin de vérifier quelque chose avec vous. Permettez.”

J’attrape le presse papier sur le bureau, puis une feuille blanche et détache mon pansement. La paume de ma main est constellée de petites marques noires et profondes, comme de microscopiques coupures, d’où suinte un liquide noir.

“Que vous est-il arrivé ? Il vous faut un médecin !”

“C’est de l’encre.”

“De l’encre ?”

Lentement, je retourne la main et laisse goutter le liquide sur la feuille. Au lieu de l’imbiber, l’encre semble se mettre en mouvement, formant dans la fibre du papier des traînées sombres et fines, jusqu’à former des caractères à la suite, des kanji, des lettres romanes et même cyrilliques, serrées les unes contre les autres. Peu à peu, les coupures disparaissent de ma peau, au fur et à mesure que la feuille se recouvre de mots. Isukano est resté silencieux, figé, les yeux rivés sur le papier, la main encore posée sur le premier tiroir de son bureau. Lorsque mes blessures sont refermées, je roule en boule le pansement et le fourre au fond de mon sac.

“Je jette pas ça chez vous, il doit y avoir une ou deux infections nosocomiales dedans. Vous sauriez la déchiffrer ? Je n’arrive pas à comprendre les caractères japonais.”

Il saisit la feuille du bout des doigts et l’examine.

“Ce n’est pas du japonais mais du chinois. Il semblerait que ce soit une liste de noms.”

Ses lèvres formulent silencieusement chaque mot, des chinois, des russes, des américains…

“Ils vous sont familiers ?”

“Certains, oui. Mais pas tous.”

“J’aimerais que ceux qui ne vous évoquent rien soient investigués. J’y tiens beaucoup.”

Ma main s’est remise à trembler et je sens, fourmillante, la sensation glaciale de peur, de douleur qui me parcourt tout le corps. J’ai du mal à respirer. Isukano me regarde frissonner, à bout de nerfs, dans mon blouson troué qui doit puer la sueur et la trouille, abattu. À sa place, j’appellerais un vigile. Et il semble hésiter à le faire.

“Comment avez-vous… fait cela, Kondo-san ?”

“Après avoir rencontré un ancien combattant.”

“Et pourquoi ne vous a-t-il pas accompagné ?”

J’ai un sourire que je sais horrible, amer.

“Parce qu’il n’en est actuellement plus capable. Je suis le messager, en quelque sorte.”

Isukano examine encore la feuille, puis moi et finit par se lever.

“Vous devriez poser votre blouson. Je vais faire chauffer de l’eau et vous allez m’expliquer un peu plus clairement ce que vous voulez, Kondo-san. Vous me semblez confus.”

“Au contraire, sensei. Je n’ai jamais été plus froidement lucide que ce matin.”

***

Il y a des surprises dont on se passerait bien. Comme trouver Jun adossé à ma porte d’entrée.

L’y trouver à dix-huit heure, l’heure où je ramène Shinkin du collège, l’heure où je suis crevé de ma journée, l’heure à laquelle je suis absolument pas disposé à me fritter, que ce soit avec les mots ou les mains.

Il ne me salue pas. Il me fixe, clope à la bouche. Et quelque chose dans son regard finit de se consumer, avant qu’il ne redevienne ce trou sans fond, cette infinie froideur, ces pupilles atones.

J’ai jamais osé demander à Jun ce qui était mort chez lui. Quelque part, j’ai la trouille qu’il me réponde que je suis bien placé pour le savoir, puisque c’est moi qui ai l’arme du crime.

Et puisqu’il ne tire pas le premier, je sors mes clés, le pousse de devant mon entrée. Il ne bouge pas. Laisse faire. J’inspire, ouvre la porte, fais signe à Shinkin de rentrer sans faire de vagues. Elle serre les poings, soutient le regard de Jun. Sans un mot, tous les deux échangent suffisamment d’électricité pour alimenter l’appart toute la soirée. Ils m’en hérissent tous les poils, ces deux cons.

“Qu’est-ce que tu veux ?”

Shinkin est rentrée - enfin. Je me place entre Jun et ma porte, sans quitter ses mains des yeux. Il n’a pas l’air d’avoir son cran d’arrêt mais son holster pend, en évidence.

Lentement, il retire sa cigarette, l’examine une fraction de seconde, comme s’il rassemblait ses neurones, probablement en train de faire du base jump au moment où je lui parle.

“J’ai ton tireur. Celui du salon yôkai. Keigo est allé se faire recoudre, il a perdu quatre doigts, dont celui qui lui permet d’appuyer sur une gâchette. Je vais peut-être garder ça.”

Du pouce, il me désigne la coupure que lui a laissé le sabre du tengu et qui descend jusqu’à sa mâchoire, puis, de son autre main, s’appuie sur le mur, la posant à moins de deux centimètres de ma tête.

“Et j’ai les flics au cul depuis la sauterie au musée, cette pute mal enfilée de Mariko ne me lâche plus.”

“Ne la tue pas.”

C’est sorti tout seul, spontané. Les yeux de Jun s’agrandissent et j’y lis que j’ai failli m’en ramasser une. Pourtant, il se contient. Il sourit. Sa main tremble, tressaute mais il sourit. Prudemment, je glisse la clé dans la porte et la verrouille. Jun a noté mon mouvement.

“Putain que tu me CASSES LES COUILLES avec ton numéro de sacrifié, Kondo. T’as peur pour la fliquette, peur pour ta pisseuse, si tu pouvais, tu te jetterais sur mon flingue…”

“T’es venu pour me descendre ?”

Inutile de tourner autour du pot. La raison de Jun, il vaut mieux lui éviter les détours, elle se perdrait en route.

Il se calme, un peu, en voyant que je ne bouge pas. Il rigole et me pose une main sur l’épaule.

“Non, non, non… bien sûr que non. Je tuerais jamais mon petit frère. Maiiiiiis, mais, mais… tu comprends…”

Ses doigts se recroquevillent, nerveusement, me remontent le long de l’épaule, jusqu’à mon cou et s’arrêtent là, légèrement frissonnants, comme une araignée tournant sur elle-même.

“Ça commence à faire beaucoup et je vois pas beaucoup de retour, tu sais ? On est en affaires, non ?”

“Oui. On est en affaires.”

Sa main tapote. Je devine ses ongles à quelques centimètres de ma pomme d’adam mais m’interdis de bouger, le regardant fixement.

“J’ai un truc pour toi.”

Ses ongles s’enfoncent, à peine. Mais ça suffit à me faire réagir et je repousse sa main, dans un réflexe, comme on chasse un taon en réalisant qu’il est posé sur nous. Jun recule, lève lentement les bras, paumes devant lui.

“Hohooo relax. C’est un boulot tranquille, un ancien combattant qui trimballe quelques fantômes depuis des décennies et aimerait qu’on l’en débarrasse. Un allié du Kajô-kai, le genre qu’on aimerait garder, tu vois ? Tu nettoies et tout le monde est content. Rien d’illégal. Ça te demandera pas une heure.”

“O.k. Je prends mon matos.”

Respirer calmement, pas laisser les soubresauts paniqués de mes poumons gagner le reste… Je déverrouille, m’assure d’un regard qu’il ne rentre pas…

Mais il reste debout, immobile, souriant, sur le palier, sans me quitter des yeux.

***

Il y a des ambiances, comme des odeurs, des regards, qui vous alertent immédiatement. Je savais qu’en me rendant dans un bâtiment plein de yakuza, on allait pas me proposer un thé et un massage, je savais que le “soutien” de Jun était aussi mince que le fil qui relie ses neurones entre eux, je savais qu’un mot de trop pouvait faire très mal…

Mais en rentrant dans le bureau, où étaient installés une dizaine de types en costard, j’ai compris.

Les gars de Jun ne sont pas commodes mais un seul sifflement de leur boss suffit à les arrêter.

Ceux qui étaient là ne travaillaient pas pour lui : montres en or, costards colorés… ils n’avaient rien d’hommes à tout faire. Et l’attitude de Jun m’a largement conforté dans mon malaise. Il est rentré devant moi et a salué.

Jun qui salue.

J’aurais jamais dû foutre les pieds ici. Mais le temps que l’information remonte jusqu’à mon cerveau et reparte dans mes jambes, Murakami a déjà fermé la porte derrière moi. Est-ce qu’il a senti que j’étais pris d’une pressante envie de foutre le camp ?

"¬¦¦¸¨¬¦¦ - san, je vous présente Satoru Kondo, le premier onmyôji du Japon.”

Va-y, fais-toi mousser sur mon dos.

Le titre l’a toujours fait ricaner mais il est ravi de pouvoir le ressortir aux pontes de son clan, ce crève-la-promotion.

Le ¬¦¦¸¨¬¦¦ auquel il s’adresse doit pas être loin des cent ans : sa peau est tachetée par la vieillesse, plissée comme du vieux cuir et son crâne dégarni retient - avec tout le courage du monde - de minces poils blancs, que je finis par identifier comme des cheveux. Mais il a le regard vif, éveillé et me détaille d’un seul coup d’œil, celui des gens qui savent évaluer l’autre rapidement, pour des raisons de survie, la plupart du temps. Il m’adresse un mouvement de tête sec, auquel je me sens obligé de répondre.

Pas de remarque sur ma tenue, ni sur mon âge.

Les hommes assis en cercle autour de lui n’ont pas décoché un mot. Jun va s’installer contre le bureau, calmement. Je suis tenté pendant une seconde de me rapprocher de lui, dans un réflexe que je réfrène aussitôt.

Une heure.

Je nettoie et je me tire.

Déposant sur la table basse en verre ma sacoche, que je commence à vider, je guette ¬¦¦¸¨¬¦¦ du regard. Il n’a pas l’air nerveux, ni usé, ni même touché par la tension qui règne ici. Ma main heurte, brièvement, le bord de la table et je me mords la langue pour ne pas laisser filer un juron. Moins j’en dis et mieux ça se passera. Alors que je prépare mes fuda, accroupi devant la table, je ressens une pression dans ma poitrine, un sentiment d’urgence, de pré-panique et relève les yeux. Les yakuza se sont lentement, imperceptiblement, refermés autour de moi pour me regarder faire, en demi-cercle. Je ne distingue même plus Jun, resté à l’écart.

“Excusez-moi. Je vais avoir du mal à écrire avec vos nez contre mon stylo.” Je souffle, tous les muscles en alerte.

¬¦¦¸¨¬¦¦ tape deux fois sur l’accoudoir de son fauteuil et ils s’écartent d’un seul mouvement, me laissant en pleine lumière. Des yeux, je cherche Jun. Il n’a pas bougé du bureau et fume en regardant par la fenêtre, jetant parfois des coups d’œil à sa montre. À ma droite, un yakuza toussote. Un autre relève légèrement la manche de sa chemise.

Reste concentré sur tes fuda.

“Depuis quand les… phénomènes ont-ils commencé ?”

“Depuis mes vingt-deux ans.”

La voix d’¬¦¦¸¨¬¦¦ est basse, comme s’il faisait l’économie de ses forces. Basse mais ferme, rapide et sans l’ombre d’une hésitation.

“Et c’est maintenant que vous vous…”

Un sifflement dans mon dos m’avertit. Jun. Qui me connaît.

“Vous… ne vous en êtes jamais inquiété auparavant ?”

“Les fantômes sont mon histoire, Kondo-san. Et mon histoire, c’est ce qui m’a fait. Est-ce que vous avez déjà combattu, Kondo-san ?”

J’aurais préféré qu’il ne s’intéresse pas à moi… mais Jun m’a suffisamment appris qu’on n’esquive pas la question d’un chef yakuza. Surtout pas un qui a survécu à son métier près d’un siècle. Méthodique, je déroule un nouveau fuda vierge et réponds en écrivant :

“On occupe rarement un poste comme le mien sans se battre.”

“Mais vous êtes né d’une bonne famille, non ? Le titre devait vous revenir, de toute manière.”

Je suspends mon geste, une fraction de seconde, puis termine ma ligne, pour ne pas briser l’écriture sanskrite, et relève enfin les yeux pour rendre à ¬¦¦¸¨¬¦¦ son regard.

“Ça n’a jamais dispensé personne de faire ses preuves… un peu comme chez vous, si je ne m’abuse. La génétique engendre aussi des cons. ” Je rétorque en jetant un regard à Jun, qui s’autorise un sourire narquois.

“Surtout lorsqu’elle fonctionne en cercle fermé, non ?”

Je me suis redressé, fuda en main, le dos très droit et toise ¬¦¦¸¨¬¦¦ . Malgré les centimètres et les années qui nous séparent, il y parvient mieux que moi.

“Je ne suis pas un de vos junkōseiin, les bleus qui vous lèchent les bottes, mais un maître ésotérique et je me fous bien du peu d’estime que vous pouvez avoir pour ma famille ou ma fonction, je n’en ai pas davantage pour les vôtres. Si je suis ici, c’est pour vous aider, vous ne voulez pas de mon aide, je me tire.”

Un murmure, un frémissement parcourt les yakuza et Jun, s’il n’a pas bougé, s’est remis à me fixer. Son regard pue la menace et sa main frappe, à coups réguliers, sur le bord du bureau, une suite de légers coups sourds, comme le tic tac d’un compte à rebours. Je l’ignore. Le seul que je regarde, c’est ¬¦¦¸¨¬¦¦ . Dans une cage pleine de fauves, on apprend vite à se concentrer sur le leader, le seul qui puisse encourager les autres à se jeter sur vous. Et j’ai aucun doute sur le fait qu’onmyôji ou pas, ça va être ma fête s’il le prend de travers.

Il inspire profondément, posément… et se met à rire.

“Murakami m’avait prévenu que tu avais une grande gueule… Je voulais vérifier. Tu es toujours aussi inconséquent lorsqu’on te froisse, Kondo ?”

“Assez facilement quand on me traite de consanguin.”

“Haha, en effet. Il est susceptible, ton petit frère, hein, Murakami ?”

Jun soupire et se redresse avant de s’avancer vers moi, pour se pencher et me glisser à l’oreille :

“Arrête tes conneries. Ton numéro l'impressionne pas.”

“Confidence pour confidence, le sien non plus. Sors. Et ses molosses aussi.”

“Il acceptera pas.”

“ Je suis timide alors ou il fait place nette ou c’est moi qui me casse.”

Ce serait une mauvaise idée. J’ai besoin que Jun reste de mon côté et si ce petit numéro semble le gaver autant que moi, je sais qu’il me pardonnera pas de pas le mener jusqu’au bout. Sans compter qu’on risque de lui coller ça sur le dos.

“Sortez, toi aussi, Murakami.”

C’est ¬¦¦¸¨¬¦¦ qui a finit par trancher. Et à en juger la gueule de Jun, il apprécie modérément de se faire donner des ordres. Mais il s’exécute, après un petit mouvement de tête à mon adresse. J’ai pas intérêt à jouer au con.

C’est mal me connaître, j’adore jouer.

Empoignant les fuda, je m’avance vers ¬¦¦¸¨¬¦¦ et m’agenouille à côté de lui, essayant de capter la présence de ces fameux fantômes… mais à son âge, son aura est lourde, chargée de passé, de non-dits, d’émotions, une sorte de brouhaha paresseux mais impossible à faire taire qui perturbe mes sens. Il sent fort le parfum, mais il masque à peine son odeur… cette même odeur douceâtre qu’ont les vieux et qui nous rebute instinctivement. Et bien qu’il soit resté assis, ni ses mains, ni aucun de ses membres ne tremblent.

“Murakami m’a dit que vous êtes un ancien combattant. J’imagine que vous avez ramené vos pensionnaires du front ?”

“En effet, en effet. Tu souhaites que je te raconte ?”

Prudence. Avec un yakuza, la vérité sera toujours déformée, altérée, embellie et il me la faut nue, exposée, avec ses cicatrices, justement. Ma main remonte à la hauteur de la tête du vieillard et désigne son front.

“Oui, mais pas comme vous l’imaginez.”

“ Que peut bien te dire ma tête qui ne sorte pas de ma bouche ? “

“Beaucoup de choses. C’est de vos souvenirs dont j’aurais besoin, plus que de votre récit. “

Le sourire d’¬¦¦¸¨¬¦¦ s’est incurvé, comme une provocation. Loin de le terrifier, l’idée que j’aille mettre les mains et le nez dans son passé paraît l’amuser.

“ Tu ne sais pas ce que c’est que la guerre, Kondo. “

“ J’en ai eu un confortable avant-goût. “

D’une main ferme, décidée, je pose la paume de ma main droite sur la tempe d’¬¦¦¸¨¬¦¦ , puis la gauche de l’autre côté, entourant son crâne, alors que nos deux fronts se rapprochent et que j’enfonce mon regard dans le sien, où je ne lis qu’une froide défiance, une espèce de mépris inconscient, latent.

“ Tâchez de vous détendre. “

“ Toi aussi, Kondo. “

Je le suis. Si je sais que je ne vais rien voir de très propre, je suis paré à ce genre d’éventualités… des morts de la guerre, j’en ai exorcisé, des hordes hagardes de mômes qui avaient crevé de faim dans une banlieue de Tokyo pendant les années cinquante, des types coupés en deux par des obus, l’esprit de cet homme brûlé vif à Hiroshima... un mort qui reste ici a souvent de bonnes raisons de le faire. Le dégueulasse, je m’y attends à chaque boulot, je m’y suis résigné. D’ici à ce que je découvre qu’¬¦¦¸¨¬¦¦ était un tueur de coréens ou de chinois, ça ne me surprendrait pas.

Je plonge, m’enfonce dans les ténèbres, comme dans une mer sans fond, sentant le flot de pensées d’¬¦¦¸¨¬¦¦ me frôler le visage, glacées. Une foultitude de mots, semblables à ceux d’une foule hystérique a envahi l’espace, tout s’y mélange, certains surnagent car ils sont hurlés, d’autres murmurés, et je m’efforce de les ignorer pour ne pas perdre le fil. Ce que je cherche, ce ne sont ni ses pensées ni ses émotions mais ses souvenirs. Et ceux qui les parasitent sans doute. Je m’attendais à rencontrer une résistance mais le vieux me laisse pénétrer davantage, plus profondément. J’ai froid. Un froid à me geler tous les organes. J’ai l’impression d’étouffer et brutalement, tout s’illumine : un immense vide blanc, un ciel gris sans nuage, néant neigeux traversé par le sifflement du vent.

Je suis au milieu d’une plaine enneigée, vide. Pas de vie. Pas d’habitation. Pas même un arbre : du ciel à perte de vue. l’air est froid au point d’en devenir brûlant et le vent me rabat au visage une neige aussi fine que de la poussière, que je balaye de la main pour rester attentif. L’esprit accueille souvent un visiteur indésirable dans ces espaces neutres, à peine imprégnés de souvenirs.

“Vous avez servi à Hokkaidō ?”

Ma voix résonne dans l’immensité et une autre, plus calme, retentit dans mon dos.

“En Manchukuo.”

¬¦¦¸¨¬¦¦ est plus jeune, le regard vif, souriant dans son uniforme. Pourtant, il est facile de le reconnaître, sûrement ce froid dans le regard, cette conviction qui me met mal à l’aise. Cette lueur qui me dit que j’ai un type en pleine possession de ses moyens. Quels qu’ils soient.

“Tu es déjà allé en Chine, Kondo ? L’hiver en Manchukuo gèle les os à les briser… et les montagnes y sont difficilement praticables, même pour une troupe bien entraînée. J’ai y laissé quelques amis et illusions. Le tout venant pour un soldat, en quelque sorte. Mais on en sort plus déterminé et préparé au pire.”

Le pire…

“Ce sont ces “amis” qui vous pourchassent aujourd’hui ?”

Il me considère avec surprise et de sa main gantée, m’indique l’horizon.

“J’ai quitté tous mes amis en excellents termes, même dans les sommets. Je te laisse voir par toi-même, n’est-ce pas ce que tu voulais ? Des faits plutôt que des mots ? Alors, va chercher les réponses.”

Encore de la provocation… ce type, peu importe le titre à lui donner, n’est pas un brin impressionné ni par Jun, ni par moi. On est à peine mieux que des merdeux qui avons pris assez de coups pour être autorisés à l’approcher.

Il a disparu, me laissant seul dans la neige. J’avance et distingue, rapidement, au loin, des formes indistinctes, comme des lignes d’encre tracées à l’endroit où la neige et le ciel se confondent, qui paraissent se rapprocher à toute allure de moi. Je m’immobilise et l’horizon accélère, jusqu’à ce que je ne sois plus qu’à quelques mètres de ce qui se révèle être une ligne de croix, auxquelles sont attachées des silhouettes.

Des corps.

Les casques sur leur crâne m’empêchent de voir leurs visages, leurs membres maigres pendent le long des croix, ils portent ce qui ressemble à un vieil uniforme d’ouvrier crasseux et sont vêtus de plaques de métal sommairement attachées sur le torse. Mon malaise s’amplifie. Pourquoi des cadavres exhibés de cette façon ? Mes yeux parcourent les autres croix et soudain, l’horizon s’étire encore, à l’infini, puis se compresse, bloque ma retraite. Des dizaines d’autres croix. Et à perte de vue, ces corps décharnés, épouvantails grotesques, casqués et carapacés de métal, les bras levés vers le ciel, d’où descend un vrombissement, un grondement de moteur.

Alors que j’essaie de voir entre les mains maigres ce qui approche, j’entends un murmure -même pas - un son, faible, exhalé comme un soupir, qui me glace le ventre. Une voix… une voix…

Je tourne la tête, lentement, et mes yeux rencontrent un regard fiévreux, de bête affamée, malade.

Le souffle reprend.

Kami-sama…

Ce n’est pas un cadavre sur cette croix.

Mais un homme en vie, qui me dévisage, m’agrippe du regard.

Et qui me parle, dans une langue que je ne comprends pas. Mais le désespoir dans ce son guttural, je n’ai besoin de rien pour le saisir, quel que soit son dialecte.

Aide-moi.

Le vrombissement devient assourdissant mais ne couvre pas sa voix, puis une autre. Et encore une autre. Le murmure devient une rumeur déchirante, une plainte continue, une supplication haletée, obscène, qui envahit mon esprit, lacère mon sang-froid.

AIDE

NOUS

AIDE

NOUS

AIDE

NOUS !!!!!

Je ne peux plus bouger, bloqué par les croix et leurs morts-vivants, dont les regards luisants m’empêchent de détourner le mien. Sans pouvoir me toucher, ils m’ont piégé, enfermé. Le sol vibre sous mes pieds et je finis par m’agenouiller en me bouchant les oreilles pour essayer d’échapper à cette litanie. Le grondement des moteurs finit enfin par la balayer, bientôt suivi par une déflagration et une sensation de chaleur au-dessus de ma tête. Une terreur incontrôlable me fait remonter les tripes et je me recroqueville dans un réflexe, pelotonné en chien de fusil dans la neige, à l’ombre des croix, pendant que la silhouette métallique de l’avion effectue une vrille dans un soleil presque écarlate. Une autre déflagration secoue le sol, puis une troisième, alternant la chaleur infernale des bombes et le froid mordant de la neige. J’essaie de ramper à l’abri mais où que j’aille, je me heurte aux pieds nus des prisonniers.

Ce n’est pas réel, reprends-toi, ce ne sont que des souvenirs, reprends-toi !

Une quatrième bombe explose à moins d’un mètre de moi, me soulève comme si je ne pesais rien et me projette contre les croix. Je ne reprends mon souffle que lorsque je retombe lourdement au sol, le blouson déchiré, un sifflement aigu dans les oreilles m’empêchant de localiser une menace plus immédiate. Est-ce que c’est moi qu’on vise ? Est-ce que ce sont ces pauvres types qui continuent à m'appeler au secours ? Une pluie de cendre, de neige fondue et de gravats pleut sur mes épaules et je réalise, tardivement, que le souffle de l’explosion a partiellement arraché ma chemise lorsque les débris, minuscules, m’atteignent aux épaules et au visage. Mais surtout, que ce n’est plus ni ma chemise ni mon blouson que je porte… des lambeaux de tissu kaki crasseux me retombent sur les bras, une tenue de prisonnier. Leur âme est en train de me contaminer, la peur et l’incompréhension m’empêchent de rester concentré sur mon esprit. Une démangeaison soudaine, insupportable, à me donner envie de me lacérer la peau avec les ongles m’envahit alors le dos et les joues et je me redresse, hébété, me passant les doigts - noircis par la chaleur- sur la figure. Je les retire grouillant de petits points sombres.

Des puces.

Des dizaines de puces, probablement contenues dans la bombe. J’en suis recouvert, elles s’insinuent sous mes vêtements, dans mes cheveux, la sensation de piqûre se multiplie et je me plaque au sol dans un réflexe , essayant vainement de les écraser, ne faisant que me recouvrir de neige poudreuse, pendant qu’elles envahissent mon crâne et ce qui reste de ma combinaison.

L’avion s’éloigne et je frappe convulsivement mes membres et mon uniforme déchiré pour me débarrasser de ces horreurs. La démangeaison ne fait que s’amplifier, je panique trop pour parvenir à reprendre le contrôle et empêcher ces sensations illusoires de se substituer à la réalité.

Certaines croix ont été soufflées par les explosions et gisent au sol, laissant à peine entrevoir des mains et des pieds dont la peau a brûlé. Des râles s’élèvent à ma droite, un des hommes n’a plus de doigts et crispe ce qui reste de sa main sur la neige où il repose.

“Je m’en occupe !”

¬¦¦¸¨¬¦¦ vient de faire irruption entre les croix encore debout et les traverse jusqu’à moi.

“Plusieurs se sont détachés ! Faites-les redresser !”

Il s’accroupit près du type amputé et soulève légèrement la croix.

“Celui-là est au bout.”

Il relève les yeux sur moi.

“Et j’en ai un qui essaie de fuir.”

“C’est le numéro combien ?” Appelle-t-on, au loin.

“Je vais vérifier. ”

Posant le pied sur la croix, il sort son pistolet, presse le canon contre le prisonnier et tire à bout touchant, une première fois à hauteur de la tête, puis du torse.

“Maruta numéro 46 !”

“Compris !”

Lève-toi.... Allez, lève-toi !! Mes jambes chancellent, je dérape, haletant, mon souffle siffle dans une espèce de gémissement, le froid m’anesthésie au point que je ne sente presque plus les multiples piqûres de puce. LÈVE-TOI !!!!!

Une ombre me cache le soleil et je relève les yeux vers ¬¦¦¸¨¬¦¦ . Pointant son canon vers ma tête, il ne me regarde pas vraiment. Il ne me voit pas. Finalement, il tourne la tête pour crier :

“L’autre n’a pas de numéro ! Il faudra refaire le compte !”

“Compris !”

Et il tire. L’explosion de poudre résonne dans mon crâne, mon corps bascule sous l’impact, roule dans la neige. On ne peut pas mourir dans un souvenir. Quelque part, c’est pire, on éprouve l’exacte sensation de l’agonie sans qu’elle se termine. La balle ne peut pas me tuer mais je l’ai très nettement sentie me traverser la tête. C’était comme un jet glacial, une sensation de poussée et d’explosion soudaine qui m’a laissé paralysé, étendu dans la neige, à peine conscient alors que mon sang forme un cercle rouge, presque parfait autour de moi. Je me vide de ma chaleur. Ma respiration est douloureuse, saccadée et je n’arrive pas à parler, seulement à marmonner, comme si ma mâchoire était endormie. ¬¦¦¸¨¬¦¦ s’approche et s’accroupit près de moi pour m’examiner.

“Je crois qu’il est encore vivant.”

“Il a été piqué ?”

Une main gantée tire sur ce qui reste de mon uniforme.

“Oui.”

“Alors on peut le ramener. Le médecin l’examinera comme les autres. Il faut vérifier qu’il a été infecté.”

“Franchement, il en a plus pour longtemps. Et le camion est déjà plein.”

“C’est les ordres du Général.”

“Très bien, très bien.”

¬¦¦¸¨¬¦¦ claque des doigts en se redressant et je sens qu’on me ramasse. C’est un homme à peine plus vieux que moi, ganté et vêtu d’une sorte de blouse médicale, qui vérifie l’impact de la balle. Ce n’est que lorsqu’il m’entraîne vers ce qui semble être un camion de transport que je remarque que ses mains tremblent.

“Je suis désolé.”

Il me jette à l’arrière du camion, sur d’autres corps, glacés comme le mien. Mon visage se presse contre une chair tuméfiée, presque noire, qui colle contre ma joue et une odeur de putréfaction, douceâtre et asphyxiante envahit ce qui me reste de sens.

“Je suis désolé.”

Et les gémissements reprennent, autour de moi. Je me mords violemment la lèvre, essaie de récupérer mes sensations et le monde explose de lumière autour de moi. La sensation des puces, des brûlures, l’horrible contact métallique de la balle profondément logée dans mon crâne disparaissent. Je suis à nouveau étendu, hagard mais bien vivant, au milieu de la neige. Et cette fois, je vois à quelques mètres seulement un long bâtiment peint en jaune, terne, dans lequel des silhouettes diffuses se meuvent derrière les fenêtres étoilées de givre.

“Lève-toi !”

On me cogne dans les côtes, à deux reprises, en m’aboyant après en japonais.

“Je t’ai dit de te lever ! Allez !”

Un militaire m’attrape par les cheveux et me remet sur mes jambes, avant de me pousser en direction d’une file de prisonniers, entre un homme et une adolescente, à qui on a sommairement taillé les cheveux, laissant des touffes brunes éparses sur son crâne. Elle parle tout bas, en chinois, je crois. Nous sommes pieds nus dans la neige et certains ne peuvent plus avancer, s’écroulent et sont traînés par les soldats, jusqu’à l’entrée du bâtiment jaune, où deux tables ont été disposées.

¬¦¦¸¨¬¦¦ est là, sur les marches, il parle à d’autres soldats en fumant. Lorsque les premiers prisonniers arrivent devant la table, il éteint sa cigarette et va se poster près de la file. L’homme devant moi répond en anglais aux questions qu’on lui pose.

Nom.

Prénom.

Nationalité.

“Numéro soixante-dix-sept.” Lance ¬¦¦¸¨¬¦¦ d’une voix forte, au militaire assis à la table, qui annote un épais cahier. Puis on emmène l’homme vers un autre bâtiment, à plusieurs mètres. Et c’est mon tour.

“Un japonais ?” S’étonne le militaire assis.

“Un activiste sans doute. Nom. Prénom.” Rétorque ¬¦¦¸¨¬¦¦ .

Reprendre… le contrôle… Sortir de là. Je ne fais pas partie de ce souvenir, je n’y suis qu’un figurant. Inspirant à fond, j’essaie d’ordonner mes pensées, pour retrouver mes sensations plutôt que celles infligées par l’esprit de ¬¦¦¸¨¬¦¦ .

“NOM, PRÉNOM !” Me hurle-t-il.

Il contourne la table pour me toiser. Son regard est inexpressif et ne trahit pas même de l’agacement alors qu’il lève le bras. Et lorsqu’il me frappe, la colère, enfin, succède à l’hébétement.

Vivant…

VIVANT !!!!!

Je hurle, hurle pour que l’air traverse à nouveau mes poumons et injecte l’adrénaline nécessaire dans mon cerveau, qui ne sait plus ce qu’il doit croire de la réalité ou de l’illusion. Je hurle jusqu’à ce que ma voix s’étrangle, faute de souffle.

Autour de moi, la table, les militaires, les prisonniers, tout se désagrège, dispersés par le vent, les rafales de neige et ma propre énergie.

Je retombe à genoux et entends ,derrière moi, le déclic d’un briquet.

“Tu vois. Tu ne sais pas ce que c’est que la guerre, je t’avais prévenu. Quand on a connu que la paix, on accepte plus difficilement ce genre de choses.”

Je ne maîtrise pas mon corps, agité de tics et de tremblements. ¬¦¦¸¨¬¦¦ me contourne et tape dans le fond de son paquet pour faire sortir une cigarette roulée, qu’il me propose.

“Ça viendra, avec ton métier. Murakami m’a dit que tu t’es déjà sali les mains.”

“Les… puces.... pour quoi faire ?”

“Ah, c’est ça qui t’intrigue ?”

Voyant que je ne réponds pas à sa proposition, il range son paquet. Ses gestes sont calmes, mesurés, sa voix monocorde alors qu’il m’explique :

“Ils cherchaient un vecteur de propagation efficace pour le choléra et la peste. Une fois infectées, les puces devaient être répandues sur les villes. Une idée du Général Ishii. Nous étions chargés de procéder aux tests sur les maruta, on ne pouvait pas mettre si facilement un bacille dans un missile. Mais il restait le problème des dégâts. Même en mettant des casques et des cuirasses aux maruta, nous avions encore beaucoup de pertes. Les injections allaient plus vite.”

“Les injections…”

¬¦¦¸¨¬¦¦ opine du chef et m’indique de sa cigarette le bâtiment jaune.

“Derrière, dans la partie centrale, il y avait les services médicaux. Ils se chargeaient des injections du bacille et des autopsies. Enfin, les injections ne fonctionnaient que les premiers temps. Après, les maruta se débattaient, on passait par la nourriture, le pain ou le chocolat pour les plus réticents. Je travaillais comme coordinateur militaire, parfois comme pilote. Je suis plutôt bon dans les airs, c’est ce qui m’a le plus manqué quand la guerre s’est terminée. On m’a rapatrié quelques jours avant que les russes n’envahissent le Manchoukuo. Et le temps que je rentre au Japon, l’empereur avait capitulé.”

Lentement, j’avance vers le bâtiment, essaie de voir quelque chose par les fenêtres… rien d’autre sinon ces formes fantomatiques, rendues floues par les années qui les brouillent dans la mémoire de ¬¦¦¸¨¬¦¦ . Finalement, me rapprochant de l’entrée, je note le plaque, à demi-couverte de neige, que je disperse d’une main tremblante.

Unité 731 - Prévention des épidémies et purification de l'eau

Et même sans être entré, même si je ne suis pas réellement au milieu de la Mandchourie, j’entends. Des râles. Des plaintes. Des hurlements. Des suppliques. Un bouillonnement de sons abominables, bestiaux, qui font vibrer l’air, le saturent. Du sang s’écoule sur mon menton, de ma lèvre fendue. Je recule en chancelant alors que ¬¦¦¸¨¬¦¦ poursuit :

“On procédait jusqu’au décès et on brûlait les corps pour éviter la contamination du personnel. Ça ne marchait pas toujours. Mais j’ai ramené l’esprit de plusieurs maruta avec moi, sans le vouloir. J’ai fait avec, les exorcistes, ça ne courait pas les rues pendant l’occupation et les américains voulaient qu’on se fasse discrets. Alors je m’y suis habitué… mais à mon âge, ça commence à devenir dangereux. Et puisque Murakami t’a dans son carnet d’adresse, autant faire les choses bien. Ton prix sera le mien, j’ai pas pour habitude de marchander.”

Il jette sa cigarette dans la neige, où elle laisse une petite traînée noire.

J’ai pressé mes deux mains autour de la tête, pour ne plus entendre ce mugissement inhumain que l’unité émet, comme une monstrueuse sono, qui amplifie et déforme les plaintes de centaines de gorges et d’âmes. Qui réclament.

Vengeance.

Vengeance…

La neige est devenue rouge, imbibée de mon sang… ou c’est moi… moi qui la vois comme ça ? Mes mains n’arrêtent ni le son, ni les auras. Je me recroqueville, encore, terrassé, le visage enfoui dans la poudreuse.

Non…

Cette texture pâteuse et sèche à la fois…

C’est dans les cendres que je suis couché, dans des débris noirs et fumants, disséminés partout autour de moi. Le bâtiment jaune est toujours debout mais je suis étendu au milieu de décombres, squelettes de béton et de bois, où je devine par endroits des morceaux de carrelage blanc, encore traversés de lignes brunes de sang séché. Je ne veux pas relever la tête.

Je ne veux pas en voir plus, pas en entendre plus. Mais est-ce que je suis seulement capable de sortir d’ici, dans cet état ?

“L’ordre était de tout détruire avant de partir, dans un rayon de plusieurs kilomètres. Ça n’a pas été simple, pour les bâtiments, il y avait encore des bacilles. ”

¬¦¦¸¨¬¦¦ a posé une mitrailleuse à côté de moi et s'assoit sur un moignon de béton, à quelques mètres.

“Je suis resté en Corée deux jours avant de prendre le bateau pour Tsushima. On avait tous une pilule, en cas de problème. Y’en a pas eu. Moins d’une semaine plus tard, j’étais rentré à Tokyo, enfin ce qu’il en restait…”

Sa voix devient plus basse.

“Pour bouffer, c’était les américains ou les gurentai qui recrutaient. J’avais vingt-deux ans et je me voyais pas manger dans la main de ces salopards de yankee. Toi, Kondo, tu les as pas vus, ces fumiers, qui paradaient au milieu des rues éventrées de Tokyo. Et ils s’y croient toujours.”

Je tourne lentement la tête, le visage gris de cendre, vers ¬¦¦¸¨¬¦¦ et me redresse. Des bruits de mitrailleuse résonnent dans un silence pesant , même si nous sommes cernés par les rafales neigeuses.

¬¦¦¸¨¬¦¦ soupire :

“Les américains n’ont fait de cadeau à personne.”

Ma vue se brouille, la neige redevient rouge autour de moi. Mon corps bouge tout seul et le temps d’un clignement d’yeux, je me retrouve à cheval sur ¬¦¦¸¨¬¦¦ , que j’ai empoigné par le col.

“Pas de cadeaux ??? PAS DE CADEAUX??? Ta place c’est au bout d’une corde, putain, au BOUT D’UNE CORDE !!!!!!!!!!!!! Le seul fait que tu sois en vie, crevure, c’est déjà un cadeau !! “

Je frappe. À coups redoublés. Moi qui ose à peine gifler ma cousine et qui ne balance des gnons à Gekkô que parce que je sais qu’ils le chatouillent à peine, j’écrase, comme enragé, mes phalanges sur le visage de cet homme qui a mon âge. Avait mon âge. Essoufflé de rage, tremblant, je cesse de cogner. Ça ne rime à rien, ce n’est même pas de la chair… Le froid gèle les incontrôlables larmes, qui me mordent les joues. Je reste là, les bras ballants et ¬¦¦¸¨¬¦¦ me fixe, avec le même air calme, la même maîtrise. Je suis en train de craquer, pas lui.

“Alors tu vas faire quoi, Kondo. M’éliminer ? Demander à Murakami de le faire ? Tu penses que j’ai peur d’un pistolet ? Je croyais que ta priorité, c’était la paix des âmes ?”

Contenir mon envie de frapper, la violence qui monte par bouffées en moi, comme des vapeurs d’alcool empoisonné…

Derrière moi, le mugissement des victimes a remplacé celui des mitrailleuses, sourd et puissant. Elles savent, elles sentent qu’elles peuvent avoir justice… elles attendent. M’appellent.

Tue-le

TUE-LE !!!!

La rage me tord littéralement les doigts, comme des serres. Je me courbe, referme les poings dans la neige, reprends mon souffle et glisse à ¬¦¦¸¨¬¦¦ , qui ne résiste plus :

“Je vais pas te faire ce plaisir. D’autres en meurent d’envie et attendent l’occasion depuis des années. Mais je vais rester pour le spectacle, je pense. Tu as laissé ton esprit sans protection, ça va être le festival.”

Me relevant, je m’écarte, presque dégoûté, de cette pourriture, et essuie machinalement mes mains sur les lambeaux de ma chemise. Le vent me fouette le dos, rageur et des gerbes de neige me balayent les chevilles. À mes pieds, ¬¦¦¸¨¬¦¦ ne bouge plus. Il les voit, derrière moi. Il voit que je ne fais rien, pas un seul mouvement et que j'attends simplement la curée.

Je tourne la tête et reste saisi.

Saisi par ces rangées de silhouettes décharnées, ces yeux luisants profondément enfoncés dans des orbites que la peau épouse si près qu'on croirait de l'os. Certains ressemblent à des momies. D'autres ont la chair noire de nécrose, des membres dont il ne reste plus que l’os à nu. D'autres encore ont d'immenses sutures qui boursouflent leurs bras, leurs ventres. Des morts-vivants, qui attendent depuis près d'un demi-siècle… et sont au bout de cette attente.

Quand ils auront fini avec lui, il ne sera même plus un légume… et là où ils vont l'emmener, même les juges infernaux ne risquent pas de venir le chercher. Moi encore moins.

Mais sous les vagues de colère, de haine, de folie furieuse qui émanent d'eux, il y a le goût amer du désespoir.

Et une seule question.

Lorsque je la pose, ma voix résonne étrangement :

"Pourquoi ?"

¬¦¦¸¨¬¦¦ a renoncé à se relever. Il embrasse du regard l'armée décharnée qui s'est refermée autour de nous comme un piège.

Je crie pour que ma voix emplisse son esprit.

"POURQUOI ?"

"T'as pas la moindre idée de ce que tu demandes, Kondo. Je te l’ai dit, tu vis dans un monde en paix. Même frapper un homme te demande un effort considérable. Ce n’était pas pareil."

Pour la première fois, un vague sourire lui relève les lèvres, un rictus dont je ne sais pas vraiment s'il est pour moi ou pour lui-même.

"À l’époque, c’était eux ou nous. Tu te tiens debout sur ce que nous avons construit, toi et tout le Japon.”

"Construit ? Les déchets comme toi ne construisent RIEN.”

“Et les rapports de l’unité ? Les films ? Les résultats ? C’est parce que les américains les ont récupérés que le Japon a pu se relever. Qu’est-ce que tu crois ? En guerre, on bâtit sur des cadavres, Kondo."

“Nous ne sommes plus en guerre.”

“Alors, ce sera un meurtre.”

À présent, les "maruta" sont tous autour de moi, leur aura glaciale me coupe presque le souffle. Il y a des enfants, des femmes, tous ont les yeux rivés sur moi, des dizaines de globes blancs dans des trous noirs et violacés où la parcelle d'humanité restante n'est plus qu'une étincelle. Ils veulent que je leur laisse la place.

Je n'ai qu'à reculer, c'est pourtant simple.

Faire un pas en arrière et laisser justice se faire.

Et alors… donner raison à cette pourriture.

Pire, lui offrir un statut de victime. Et à toutes ces âmes en souffrance celui d'assassin. Avec moi comme chef de file.

Je l’ai déjà fait. Abandonner à l’esprit tourmenté de leurs victimes des assassins qui “le méritaient”.

Yamaoka, qui a finit par foutre le feu à sa maison et n’a pas pu en sortir.

Maeda, qui s’est pendu dans sa cellule après m’avoir logé une balle dans l’épaule.

Je l’ai déjà fait…

J’ai assassiné ces deux hommes, avec le même sadisme froid, la même indifférence que ¬¦¦¸¨¬¦¦ . En laissant les morts se faire justice.

C'est ça que je veux ? C'est pour ça qu'on pense que je suis à ma place ? C'est ça maintenant, la priorité ? Massacrer un vieillard qui n'exprimera jamais un regret et emportera avec lui le souvenir de tous ceux qu'il a tués ?

Le souvenir…

"Tu connais leur nom ?" Je demande, immobile. La pression devient difficile à gérer mais je tiens, encore un peu. "Tous ceux que tu as tués, tu connaissais leur nom ?"

"Certains, oui. C'était moi qui leur attribuais un numéro quand ils arrivaient à l'unité. Mais j'ai aucune raison de te les donner. Ou alors on discute, d'abord."

Je lui projette de la neige au visage, une façon dérisoire de vider mon trop-plein de colère, avant de m'accroupir devant lui.

"T'es pas en mesure de discuter avec moi. Et tu as raison… te tuer serait un meurtre de sang-froid. Mais j’ai d’autres façons de faire. Murakami a dû t’en parler, pas vrai ? De tous les trucs incroyables que sait faire son “petit frère”. Surtout si on lui ouvre grand la porte. Je t’ai dit que tu avais laissé ton esprit sans protection..."

Sur son col, les marques de grade se détachent nettement, rouge sur vert, et une pièce de tissu est glissée dessous. Les kanji de son nom y sont soigneusement tracés.

"Ça, c'était au cas où tu ais eu "un problème" en rentrant au Japon ? Pour qu'on puisse t’identifier ?"

Il opine du chef.

Mes doigts se referment sur le tissu, brusquement, et une douleur aiguë me remonte dans le bras, jusqu'à l'épaule alors que je laisse la magie se déverser dans ma paume. Les kanji se détachent, comme aimantés, alors que je retire lentement la main pour les emprisonner à l'intérieur. ¬¦¦¸¨¬¦¦ a frémi et son regard s'est voilé, pendant que je contemple ce que je viens de lui arracher : quelques traits noirs, qui flottent dans ma paume entrouverte. Tombée dans la neige, l'étiquette de toile est à nouveau vierge.

"Je ne vais pas te tuer, c'est ce que tu attends. Je vais t'effacer. Tu le sais, n'est-ce pas ? Sans nom, nous n'existons pas. Ce sont ces ténus petits signes d'encre qui nous rattachent à la réalité, sans eux…"

Les kanji se désagrègent et retombent en pluie liquide sur ma peau.

"On n'existe plus. Ou plutôt, c'est comme si on n'avait jamais existé. Sans ton nom, tu seras rien de plus qu'eux… un numéro, promis à la fosse commune. On t'oubliera. Moi comme les autres. "

Je me redresse et écrase l'étiquette, l'enfonce dans la neige. Je suis calme, enfin, serein et déterminé, la plainte autour de moi s'est apaisée. L'encre sur ma main me brûle de manière démente et la vue de cet homme que je viens de déposséder de son existence, son expression défaite, égarée, m'ébranle mais je ne baisse pas les yeux, je ne manifeste rien…

"On t'oubliera. Tu ne vaux pas mieux. Pas même que j'éprouve de la culpabilité pour les mois d'errance que tu vas subir avant de crever dans l'indifférence la plus totale."

Enfin, je recule, hors de sa portée. Il s'est relevé, tente de m'agripper. M'injurie. Finalement, sa main saisit ce qui reste de mon blouson et je lui balance mon pied dans l'estomac, puis au visage. Juste pour qu'il me lâche, ce qu'il finit par faire alors que sa silhouette s'amaigrit, se courbe, pour n'être plus que celle d'un vieillard presque centenaire, hagard et tremblant dans la neige.

"Salopard… PETIT SALOPARD !!! Mes gars te flingueront pour ça, t'entends ?? Toi et ta tapette de grand frère !!!"

"Et qui va leur en donner l'ordre ?"

"Tu sortiras pas d'ici… tu sortiras PAS D'ICI !!!!"

Le sol disparaît brusquement sous mes pieds , dans une spirale noire et blanche d'images qui se brouillent, se troublent et volent en éclats. Je tombe, dans un puits blanc et lisse, sans fond. Il essaie de m'emprisonner, de m'emmener avec lui. Les images défilent, emportées, gommées. J'ai épuisé mes forces en effaçant ce nom et son histoire et je le réalise alors qu'il est trop tard.

Aux images succèdent des sons, des voix, des bruits, tout le déroulé d'une vie qui disparaît dans le néant, m'entraînant avec elle. Je tends les bras vers le soleil pâle au-dessus de ma tête, dérisoire, comme pour me raccrocher à la lumière. Je vois déjà mes pieds se désagréger, comme de la glace qui se brise. Un pic brûlant de douleur éclate là où ma jambe est en train de disparaître et le puits passe du blanc au rouge, avant que je ne sente ma respiration devenir pénible et le froid, un froid pire encore que celui de la Mandchourie qui m'engourdit, me pétrifie. Mon esprit agonise.

Quelque chose me secoue et le soleil, qui semblait si loin, se rapproche brusquement, avant d’être dissimulé par une silhouette.

“Kondo !”

Le vertige de la chute se dissipe et mon cerveau reprend lentement conscience de l’espace : je suis allongé, la tête contre le bras de Jun. Et le “soleil” n’est rien d’autre que le plafonnier. Je suis frigorifié, haletant comme un asthmatique en train de crever mais bien conscient, dans la réalité. Jun retire prudemment le cran d’arrêt, qu’il m’a enfoncé dans le mollet. Quelques millimètres à peine, de quoi choper le nerf sans rien sectionner d’autre que de l’épiderme.

“J’aurais pu tout simplement te couper une phalange. Mais tu bougeais un peu trop.”

Il a beau sourire, je doute qu’il plaisante. Je déglutis, inspire profondément à plusieurs reprises.

“Et maintenant que t’es réveillé, j’aimerais que tu répondes à une question, qu’on se pose tous.”

Sans douceur, il me redresse et m'assoit, une main posée sur ma nuque pour me maintenir avant de me désigner la silhouette maigre, recroquevillée sur son fauteuil.

¬¦¦¸¨¬¦¦ n’a plus rien de cette arrogance d’assassin vétéran. Il est avachi, terrifié par les yakuza qui l’encadrent. C’est à peine si son regard s’arrête dans le mien. Il marmonne en japonais des choses incompréhensibles.

“C’est qui, ce type, Kondo ? ”

***

Isukano a déposé la tasse devant moi, pour la seconde fois. J’ai toujours froid, toujours mal à la tête, l’écho des voix dans la pièce voisine me donne la sensation de cogner à répétition contre mon front. Je ferme les yeux, soulageant au moins mon cerveau de la lumière du soleil qui rend la pièce presque blanche.

“Vous devriez boire. Vous n’avez pas cessé de vous humecter les lèvres en parlant, je pense que vous avez la bouche sèche.”

Aride comme le désert, plutôt. De ma main valide, je prends la tasse et réalise qu’un tremblement léger m’agite encore.

“Et je vais appeler un collègue, avec votre permission.”

“Vous… ne pouvez pas faire de recherches sur cette liste de noms ? Je peux comprendre que vous ne me croyez pas mais ça mérite au moins une vérification !”

“Kondo-san…”

“Vérifiez au moins ! Il n’y aura bientôt plus personne pour le confirmer, d’ici moins d’une décennie il n’y aura plus un survivant pour se souvenir !”

Isukano repose le combiné et me fixe, parlant d’une voix plus forte, m’arrachant un sursaut.

“Kondo-san !”

Lentement, il pose sa main près de la mienne.

“Ce n’est pas pour eux que je téléphone mais pour vous. Vous tremblez. La lumière et le bruit vous font sursauter, vous déconcentrent, vous interrompent dans vos phrases et vous n’arrivez pas à me regarder dans les yeux. Pour avoir parlé à beaucoup de gens comme vous et sans être psychiatre, je pense que vous êtes en état de stress post-traumatique. Mon collègue a travaillé avec des journalistes de guerre ou d’anciens militaires, je pense que c’est à lui que vous devez raconter tout ceci.”

“Vous ne me croyez pas.”

“Je crois que vous êtes choqué. Et je crois que vous avez besoin d’aide. Je vais m’occuper de votre liste, je ne néglige jamais une piste, fut-elle aussi inattendue. Mais votre état, lui, je n’ai aucun mal à le constater, à moins que vous ne soyez un acteur d’exception. Quelqu’un peut-il vous conduire ?”

“Oui… il y a… j’ai… un ami qui m’attend dehors.”

“Bien. Je vais faire une copie de votre liste, si vous souhaitez la soumettre à d’autres chercheurs.”

Il se lève et glisse ma feuille crasseuse dans un petit scanner, avant de me la rendre. Je la replie sans un mot et Isukano me considère quelques secondes, avant d’aller chercher une chemise, qu’il dépose sur son bureau et ouvre, s’interrompant au bout de quelques pages. Il me considère à nouveau et finit par pousser les documents dans ma direction. Une écriture étroite et régulière parle d’anciens combattants et de leurs liens avec la pègre, sur deux ou trois colonnes, jusqu’au milieu de la feuille, où les kanji se délitent étrangement, comme éclatés, jusqu’à disparaître totalement, dans un chaos d’encre presque surréaliste. Isukano tourne les pages, les suivantes sont dans le même état, jusqu’à pratiquement la moitié du document, avant de revenir à la normale.

“Si je me fie à l’étiquette - que j’ai pourtant personnellement placée sur cette chemise - ces documents devraient traiter des implications d’un dirigeant yakuza dans la guerre du pacifique. On dirait bien que je vais être obligé de vous croire, finalement.”

“Je n’aurais pas dû faire ça.”

Son regard m’oblige à baisser le mien. J’ai honte d’avoir laissé ma rage l’emporter à ce point, d’avoir absolument voulu me prendre pour un juge à l’échelle de l’histoire, de m’être cru capable de l’assumer.

“Je n’aurais pas dû…”

Je me prends la tête dans les mains. Isukano referme la chemise et je devine une certaine froideur dans sa voix lorsqu’il reprend.

“Vous pensez qu’il est plus sage d’oublier ce que nous avons fait ?”

“NOUS n’avons rien fait ! C’est des saloperies comme ce type… comme ce… REBUT. Il ne mérite pas qu’on se souvienne de lui, MERDE !”

Brusquement échaudé, je me redresse. Mon sang bouillonne, je suis fiévreux, ma bouche est pâteuse et je sens bien que mes propres mots m’échappent, dévalent ma langue et se ruent vers Isukano sans que j’ai la force de les retenir.

“J’ai failli le tuer ! J’aurais voulu le tuer ! J’en avais le pouvoir mais… mais… il ne mérite pas que je me salisse les mains ! Ni qu’on se souvienne de lui… il… a effacé des centaines de noms, les a réduits à des numéros ! Personne ne se souviendra de ceux et celles qui ont pourri en Mandchourie mais de ce salopard… il aurait eu droit à un cadre avec sa photo dans les bureaux yakuza, dans la presse. Si je l’avais tué, sa photo serait apparue partout. Je voulais… il méritait… mon indifférence. Mon mépris. L’oubli.”

“C’est pour vous que vous l’avez fait.”

“NON. C’est pour eux.”

Ma main claque sur le bureau, plaque la liste sur le bois.

“Vous savez ce qui m’aurait satisfait ? Les voir se jeter sur lui, lui infliger le pire… pas croiser le regard paumé d’un vieillard que j’abandonne à la promesse d’une fosse commune. Mais on les a déjà réduits à des bûches de bois dont on dispose et je n’avais pas le droit d’en faire des assassins. “

“Je ne suis pas certain que le meurtre eut été plus satisfaisant, Kondo-san.” Objecte Isukano, immobile, paisible malgré mon éclat de voix.

“Détrompez-vous. Pour avoir laissé mourir deux hommes de cette manière, c’est une sacrée catharsis. Aussi amère que sadique mais ça soulage mieux la colère et la haine que d’être juste. L’homme n’est pas juste, il faudrait être sacrément con pour l’espérer.”

Entre nous, sur une photo épinglée au dossier toujours ouvert, plusieurs militaires en rang d’oignon me dévisagent, souriants, presque narquois.

“Combien de ces types n’auront jamais à s’inquiéter de la justice - pour peu qu’on ne croit pas à celle des enfers ?”

“Beaucoup.” Admet Isukano “Mais vous vous jugez plus apte à rendre cette justice, uniquement parce que vous disposez des armes pour le faire ? Vous reconnaissez vous-même les avoir déjà mal employées.”

“Et qui m’a laissé la rendre, cette justice ? Ceux qui auraient dû le faire à ma place et s’en sont lavés les mains. Ils se croient à l’abri, laissent en liberté des monstres et s’étonnent un jour de voir qu’une autre loi s’est substituée à la leur. Pour le meilleur et pour le pire. Plus souvent, le pire, d’ailleurs. D’autres que moi auraient eu moins de scrupules et sûrement beaucoup de plaisir à martyriser un vieillard.”

Finalement, je me lève. J’ai besoin de me reposer, besoin d’être seul et de remettre de l’ordre dans des pensées chaotiques, coupables, de me couper quelques heures, de sombrer un peu.

“Faites ce que vous voulez… ou ce que vous pouvez. Moi, j’en ai déjà trop fait. Bonne journée, sensei.”

“Vous avez eu raison. En partie.”

Isukano a refermé le dossier, l’air pensif.

“Pour les victimes, vous avez eu raison, Kondo-san. Pour ce chef yakuza… je ne peux ni vous approuver, ni vous condamner. Le traitement dépend de chacun… et de notre endurance à la violence. On ne peut pas l’exiger égale pour tous les vécus. Irez-vous consulter ?”

Il écrit un nom et un numéro sur un post-it avant de me le tendre. Je le prends et l’examine d’un regard las. Je me sens à bout. J’espère que Jun a vraiment attendu dehors.

“Je vais y réfléchir, sensei. Vous estimez que je ne suis pas endurant à la violence ? J’en ai probablement essuyé davantage que vous.”

“Vous croyez ?”

Isukano a un étrange sourire, fataliste, et attrape à sa droite une pile d’enveloppes ouvertes.

“Il y a dans ce courrier deux lettres de menace de mort, pour avoir donné un cours portant sur l’unité 731. Je n’ai jamais fait appel à un garde du corps ou une quelconque milice privée… car j’ai envie de croire que la violence s’arrêtera aux mots. C’est cela que je qualifiais d’endurance.”

“La minimiser ?”

“Parvenir à ne pas la retourner. Auriez-vous été aussi intraitable si l’homme face à vous avait été cet ami yakuza, ce… Jun Murakami ?”

J’accuse le coup.

“Il m’a sorti de là. Sans lui, je serais probablement dans le coma.”

“Et dans une autre vie, il aurait peut-être tenu la seringue en Mandchourie et votre nom apparaîtrait sur cette liste. Vous l’avez dit vous-même : l’homme n’est pas juste. Ni vous ni moi ne pouvons nous croire au-dessus des monstres, il suffit de si peu pour en devenir un… ou redevenir un être de bien. Je vous appellerai pour vous dire ce que j’ai trouvé.”

***

Le lendemain de mon entretien avec Isukano, une bombe explosait au sanctuaire Yasukuni, où sont enterrés d’anciens combattants de la guerre du Pacifique, au moment du festival Nîname-sai.

Il y a près d’un mois, de pathétiques crevures ont amené les bombes directement sur les terrasses parisiennes. J’ai entendu des cris de haine, j’en ai lu, aussi, de la colère, le besoin de vengeance, le besoin de répondre au meurtre par le meurtre, sur internet, à la télévision. Du désespoir.

La certitude qu’il n’y aura pas de justice, de tous les côtés. La certitude que rien ne bougera. Que rien ne va changer chez ceux qui en auraient le pouvoir.

J’ai vu dans les journaux français, pratiquement l’une sous l’autre, la photo d’une des victimes et celle de son assassin, tous deux souriants. Leurs noms apparaissaient, dans la même typographie et à la même taille. Tirés à combien d’exemplaire ? Vus par combien de gens ?

Et quel nom vont-ils retenir ?

À Tokyo, nos médias se sont voulus rassurants : la bombe à Yasukuni n’a fait aucune victime.

Juste un peu de notre endurance à la violence.

Souhaitons-la à toute épreuve, alors.

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Source de l'image : W.Visser

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