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Indispensables toxiques

Êtes-vous d’un tempérament jaloux ? Envieux ? Lâche ? Éprouvez-vous vos sentiments de manière larvée, rentrée, se nouent-ils lentement autour de votre gorge plutôt que d’être hurlés haut et fort ? Serrez-vous souvent les dents pour décapiter cette colère qui menace de ramper hors de votre bouche, sur vos mots dangereux ? Les sentez-vous, comme autant d’insectes vrombissants, retomber dans votre poitrine, frapper votre cœur, pendant que vous continuez de sourire ?

Souffrez-vous de cette hypocrisie douce que nous entretenons pour une vie sociale sans vagues ?

Alors ce dont je vais vous parler aujourd’hui vous sera familier.

Ces émotions se diluent ensemble, multipliant par dix les flux d’énergie qui se nourrissent de ce que nous ressentons : joie, désir, frustration...

Colère.

Haine.

Rancœur.

Un bouillon de culture, je dirais, certains praticiens parlent même de “miasme” : une somme des sentiments négatifs, qui pourrit, contamine tout et ne cesse de grossir en transformant tout ce qu’elle touche en une émanation pure de mal. Ce flux, cette énergie, nourrie par les sentiments les plus négatifs, haine, jalousie, rage, frustration, c’est ce qu’on appelle la Malveillance.

Et pour une fois dans un “Comment ça marche”, je vais parler par l’exemple en vous racontant ma toute première enquête en “solo”, sans Kaemon, mais tout de même flanqué d’un aide de camp.

On travaille tellement mieux, à seize ans, secondé par son faux grand frère, presque mafieux et véritablement incestueux.

Et on trouverait difficilement plus fin connaisseur d’émotions néfastes que Murakami dans tout Tokyo : depuis ce jour et jusqu’à la fin de nos deux foutues existences, il demeure mon absolue référence des remugles du cœur.

***

Narashino, Avril 2004

“Tu vas te flinguer les poumons, Jun.”

“C’est pas moi qui manque de souffle, ici.”

Il a allumé sa clope en lâchant le volant d’une main et m’a contemplé du coin de l’œil, guettant la seconde où j’allais le reprendre. Je soupire et regarde la route - ça en fait au moins un sur deux.

“Tu as VRAIMENT ton permis ?”

“Non. Mais comme tu t’en doutais en montant dans la bagnole, on est complices.”

“Et si on se fait arrêter ?”

“Tu diras qui tu es et les flics fermeront leur gueule.”

“Et Kaemon me consignera.”

“Et Kaemon te consignera.”

Son sourire a quelque chose de presque satisfait. Pas amusé. Satisfait. Une montée de colère, à peine un sursaut me fait frémir le diaphragme, puis retombe. J’expire lentement et me renfonce dans le fauteuil.

“Tu pourrais arrêter ? Faut que je fasse le vide avant qu’on arrive… et tu devrais, toi aussi, sinon, on ne sentira rien.”

Il me jette un autre coup d’œil et enclenche le clignotant pour prendre à gauche, en direction de la voie rapide. Puis, il ouvre la vitre côté passager, me balayant le visage d’un air froid, qui sent le sel, l’essence et le bitume humide. Le bord de mer est à quelques centaines de mètres mais s’engouffre dans mes pores et mes poumons. C’est presque irrespirable.

“Je n’avais pas chaud, Jun.”

Il ne me répond pas mais continue à sourire, se tourne et presse sur le bouton de ma ceinture.

“Qu’est-ce que tu fais ?”

Alors que je m’apprête à réenclencher l’attache, il me saisit le poignet et l’immobilise. Jun a de longs doigts nerveux, une poigne métallique, froide, douloureuse.

“Qu’est-ce que tu fais ???!”

Il ne répond toujours pas, et ne me regarde plus, concentré sur la route. Le moteur monte dans les aigus et je me sens lentement, implacablement immobilisé contre mon siège, par une force progressive alors que l’air par la vitre me coupe le souffle. Mon torse est irrésistiblement comprimé, ma tête écrasée contre le dossier alors que la voiture prend de la vitesse et que l’horizon devient une ligne continue devant nous. Et le moteur hurle, hystérique, en même temps qu’une voix dans ma tête. Paniqué, j’essaie de me dégager, frappe les doigts de Jun, agrippe sa main.

“Lâche-moi… ARRÊTE !!!!! JUN, T’ES MALADE !!!!! ARRÊTE, ARRÊTE !!!!!”

Mon corps est comme broyé, paralysé et ma voix suffoquée par le manque d’oxygène, étranglée par les bulles de paniques qui explosent dans ma poitrine. Mais la main de Jun ne me lâche toujours pas. Il sourit et accélère encore.

“Ferme les yeux.”

“LÂCHE-MOI !!! On va se tuer !!!”

“Je te lâche. Mais ferme les yeux. Je sais ce que fais. Ok ?”

Sa poigne se desserre, lentement, avec précaution, mais ramène ma main sur le siège, où je m'agrippe, le souffle court.

“Ferme.”

Je suis trop tétanisé pour penser à l’envoyer chier et la trouille fait le reste. De toute façon, la violence de l’air marin s’engouffrant par la fenêtre ouverte me brûle les yeux.

“Détends-toi. Je sais ce que je fais.”

Il m’a complètement lâché et je suppose - j’espère - que sa main est revenue sur le volant.

L’adrénaline retombe lentement, se retirant comme une marée brûlante, qui me laisse les muscles en coton. Je respire plus lentement… et à la peur se substitue la sensation de vitesse. Une bouffée de vertige, entêtante, soulante comme un alcool frelaté. Le vent me gifle et mon corps est pris d’une étrange fébrilité.

“Je vais pas nous planter. Profite.”

La voix de Jun résonne, comme un appel lointain, grésillant. À cette vitesse, les voix des esprits, les auras, les sensations parasites sont une sorte de kaléidoscope que diluent mes propres émotions. Je rouvre les yeux et me penche vers le pare-brise. La mer ressemble à une flaque d’argent fondu sur laquelle le soleil rebondit, la glissière de sécurité est une ligne blanche sans fin et les autres voitures émettent des bourdonnements distants, irréels.

Et Jun sourit.

Il tient fermement son volant, accoudé à la vitre. On roule à plus de deux cent. Le moteur ne hurle plus et la pression contre moi s’est apaisée, lovée contre mon buste et mon cœur, qui tressaille encore. Mais différemment. Je ne peux pas détacher mes yeux de l’univers qui défile à toute allure, le couloir de lumières et de formes floues dans lequel nous nous enfonçons. Et la sensation qui monte et congestionne mon cerveau. Une pression qui monte dans mes poumons.

“Vas-y. Gueule. Gueule.”

Jun a parlé presque en même temps que la voix de mon crâne. Il me désigne le bord de mer.

“T’as des kilomètres d’univers rien que pour toi.”

Je vais pas faire, ça, Jun, ça rime à rien.

Sérieusement, Jun ?

C’est à peu près ce que j’aurais répondu si on avait pas été lancés à deux cent bornes à l’heure, seuls, loin de Saitama, asphyxiés par l’iode, le sel et l’odeur d’asphalte brûlante. La bulle d’air dans mes poumons vient d’éclater. Je ne reconnais pas ma propre voix quand elle explose dans la voiture… Et que Jun, hilare, m’imite. Nos voix font vibrer l’air et j’avale une tonne d’oxygène jusqu’à avoir la tête qui tourne, pour recommencer, au diapason avec Jun et le grondement de la voiture.

“Alors ?? Tu le fais, le vide, là ?? C’est autre chose que ta méditation !??!”

Je suis hors d’haleine. J’ai l’impression d’avoir quelque chose qui manque dans la poitrine, un vide angoissant… et agréable. Le décor autour de nous ralentit, progressivement, et je me cale contre le dossier avec un soupir, jusqu’à ce que la glissière redevienne visible et que Jun enclenche le clignotant pour sortir.

“Shin-Narashino… Shin-Narashinoooooo… terminus de notre ligne !” Imite-t-il avec une voix de fausset les annonces de la JR Line.

“T’es con.”

“Quoi, t’aimes pas ma voix d’hôtesse porno ?” Se marre-t-il en se garant.

“T’es très con. On est là pour bosser.”

“J’oublie pas. Passe-moi le sac.”

Il a jeté à mes pieds un sac de sport quand je suis monté à Saitama, en me disant que c’était du “matériel”. Je n’ai pas cessé de le tâter du pied en me demandant ce qu’il entendait par là. Il l’ouvre et en sort ce qui ressemble à une chemise et une veste d’uniforme. Puis il se désape, tranquillement, me balançant pratiquement à la gueule sa chemise et son gilet qui sentent la cigarette et le parfum.

“Ha, mais ça pue ton truc, tu mets QUOI dessus ?”

“De l’après-rasage. Tu peux pas connaître.”

“Connard.”

“Mate et ferme ta gueule, tu veux ? Et arrête de m’insulter, tu vas me filer une demi-molle.”

J’étouffe une protestation et bazarde ses fringues sur la banquette arrière pendant qu’il boutonne la chemise, jusqu’aux manches, puis la veste, avant de sortir du sac un peigne et de se recoiffer, l’œil collé au rétro, séparant nettement sa frange. Il fait claquer sa langue et s’humidifie les lèvres.

“Voilà. Je suis passé du yak’ infréquentable au meilleur copain du premier de la classe, comme ça. Tu sais, celui qui se fait sauter dans le bureau du dirlo pour avoir ses exams plutôt que dans les chiottes de boîte pour ses consos gratuites.”

“T’es DÉGUEULASSE ! “ Je m’étrangle en sortant de la voiture, accompagné par son rire, avant qu’il ne m’imite, planquant son paquet de cigarettes dans la poche de sa veste. Je sors de ma sacoche en cuir les instructions de Kaemon. Adresse du client, passif, montant de la facture, tout y est, classé, étiqueté, agrafé. En me voyant consulter les fiches, Jun renifle.

“Oh bordel. On dirait un fonctionnaire.”

“Je SUIS un fonctionnaire. Et comment veux-tu bosser si on ne sait même pas où on va ?”

“Moi je sais où j’aimerais aller.” Souffle-t-il, si près de mon oreille que je manque lui envoyer le dossier dans la gueule, par réflexe.

“Espèce de... CON !!”

“Tu te répètes. Alors, notre client, c’est qui ?”

“Keisuke Shibata, trente-cinq ans. Professeur au collège Dainana. Il a fait un malaise il y a huit jours à la mairie et depuis, sa santé se dégrade. Les médecins ont fait tous les examens possibles et n’ont pu émettre aucun diagnostic. Sa femme a demandé à ce qu’il rentre chez lui.”

Nous nous enfonçons dans les ruelles de Narashino, entre les habitations, et Jun me pilote alors que je lis tout en marchant.

“Il est en train de… mourir. Et je crois que sa femme le sait.”

“Bah, c’est une forme de diagnostic, non ?”

“C’est pas marrant, Jun.”

“Je déconnais pas. On a une info : c’est assez fort pour le tuer en une petite semaine. Donc prudence. Woooowoo, gaffe !”

Il me saisit par le revers de ma chemise alors que je m’apprête à faire un free-hug à un poteau électrique et il me prend le dossier des mains.

“Tout ça nous dit pas l’essentiel, Kondo.”

“À savoir ?”

“L’adresse. Tu sais où tu nous emmènes ?”

Silence. Je regarde autour de moi, cherche un panneau des yeux, une plaque indiquant le pâté de maison, sous le regard narquois de Jun, qui prend le temps de s’allumer une autre clope, me laisser paniquer, chercher un plan, ne pas le trouver et admettre qu’on est perdus. Il ne commente pas, sort son portable et allume le GPS, qui nous ramène, sirupeux, à la voiture avant de nous envoyer dans la direction opposée. Arrivé à destination, Jun me rend le dossier et s’écarte pour me laisser passer le portail, sourire aux lèvres.

“Savoir où on va, hm ?”

“C’est bon, Jun. Je ne peux pas penser à tout.”

“Faut dire que t’es déjà très occupé à penser à rien.”

La maison du client est semblable aux autres habitations du quartier, un cube blanc défraîchi par le temps mais bien entretenu. Je m’attarde quelques secondes dans le jardin et Jun me fait un signe négatif. Tout est normal. Je relève les yeux sur les fenêtres. Il s’en dégage l’aura de vie habituelle, à peine troublée par celle, plus amère, de la maladie.

“Il s’éteint.” Notifie Jun, en même temps que moi.

“Mais pas tout seul.”

Je ne ressens pas la présence d’esprits morts mais quelque chose d’autre, d’empoisonné, venimeux et vivace qui imbibe les lieux. J’accélère le pas jusqu’à la porte d’entrée et sonne, pour me faire ouvrir par…

Une fille de mon âge, les yeux éteints, le visage masqué d’un voile morne de chagrin ravalé.

“C’est pour quoi ?”

Je reste la main en suspens, cherche des mots qui ne viennent pas et sens qu’on m’écarte.

“Veuillez nous excuser. Nous cherchons Shibata-sensei.”

Jun sourit et salue, en me tirant prudemment derrière lui.

“On nous a dit au collège qu’il était malade. Je m’appelle Murakami et je suis le chef du conseil de classe au lycée. J'ai eu Shibata-sensei pendant mes deux dernières années. J’apporte un mot de la part de tous les élèves pour lui.”

Qu’est-ce qu’il raconte ?? Je veux le reprendre et il me plaque une main sur la bouche, sans quitter la fille des yeux.

“On ne le fatiguera pas. Mais on a pensé que ça lui ferait du bien.”

“Qu’est-ce que c’est, Chichi-chan ?”

“Des élèves d’otō-san.”

La mère a l’air plus composée que la fille et nous sourit à tous les deux. À Jun, surtout, qui répète son texte, qu’il est désolé de déranger, qu’on ne restera pas longtemps.

“Je vais voir s’il est réveillé.”

Jun m’attrape par le bras alors que nous pénétrons dans le salon :

“Va l’examiner sans moi. Je t’attends ici. Et grille pas notre couverture.”

“T’es dingue ! Et si elle vérifie ? C’est quoi l’intérêt de lui mentir ? ”

“Tu vérifies rien quand ton mari est en train de crever à petit feux. Vas-y, on se retrouve dehors.”

Il me pousse vers la mère, qui me fait signe. J’ai un nœud dans l’estomac, les mots se bousculent dans ma gorge. J’avais tout répété avec Kaemon avant de venir, bien étudié le dossier, j’avais mon texte prêt.

“Il est réveillé. Vous pouvez monter.”

Jun m’a mis l’équivalent d’une balayette, théâtralement parlant. Jun, qui est déjà en train de draguer la fille du client et m’ignore. Je reste planté, les bras serrés sur mon dossier, tétanisé. Paniqué. Tout s’embrouille. L’épouse du client s’approche et me demande si tout va bien. Malgré son sourire, son aura, les émotions qui imprègnent les ombres de son visage ne trompent pas. Son chagrin a une odeur d’eau de mer, de nuits éveillées, de peurs épuisées. Je bafouille. Mon assurance trébuche, vacille, mais reste debout.

“Ce… c’est...mon… mon professeur préféré. Je suis… on est. Très tristes. Au collège. On espère qu’il va bientôt revenir.”

“C’est gentil.”

L’eau de mer… que je viens de troubler.

“Votre camarade ne vient pas ?”

“Il… Il me rejoint.”

“Je vous demanderais de ne pas être trop long, nous attendons quelqu’un.”

Pourquoi je joue son jeu ? Pourquoi je mens à cette femme ? À ma cliente, qui espère que je vais sauver son mari ? Tout s’enchaîne et je contrôle plus rien. Je monte à l’étage, le regard rivé droit devant moi et me retrouve dans un couloir plongé dans la pénombre. Au bout duquel j’entends l’âme mourante. Je respire. Une fois. Deux fois. Mon premier client.

Mon premier travail.

Je suis onmyôji. Je peux sauver cet homme. Kaemon ne m’aurait jamais mis sur cette affaire s’il n’était pas sûr que je puisse sauver cet homme. Je vais le sauver.

Je vais le sauver.

Je vais trouver. Comprendre le mal. Je suis onmyôji, le mal est mon métier.

Si j’arrête d’écouter Jun. Pourquoi j’écoute Jun ?

Je sais ce que je fais

Lentement, mais plus assurément, je remonte le couloir derrière ma cliente, qui pousse la porte, envoyant une bouffée légère de renfermé, d’alcool, de maladie. Elle crie. Et mes jambes ne m’obéissent plus. Je me précipite, l’écarte pour entrer dans la chambre.

Shibata, pris de convulsion, vomit du sang à même la moquette et tourne vers moi un regard usé, au désespoir, refermant sur ses draps des mains grisâtres, prises de tremblement.

Le reste n’est plus qu’un kaléidoscope de sensations. Noires et rouges.

Le mal.

***

“Tu te sens mieux ?”

Jun me frictionne lentement les épaules, puis me tend une petite bouteille de la voiture.

“Qu’est-ce que c’est…”

“Vodka. Tu avales d’un coup, sans réfléchir. Ça va remettre de l’ordre, y’a pas assez pour t’envoyer au tapis. Allez.”

Nous sommes assis à quelques rues de la maison de Shibata, à même le trottoir, tous les deux. J’ai encore les mains moites.

“Je suppose que t’as pas interrogé le client ?”

“Dans son état ?”

En soupirant, il se laisse tomber à côté de moi et se passe une main sur la nuque.

“Dans TON état, surtout. Tes conclusions ?”

“Ce n’est pas un fantôme, j’ai senti la présence d’un esprit vivant… une malédiction ou quelque

chose comme ça. C’était… comme une aura noire, quelque chose de nocif dans lequel il baignait, une chape refermée sur lui, qui le tue à petit feu.”

Je respire pesamment et Jun m’adresse un claquement de langue désapprobateur.

“Va falloir que tu prennes de la bouteille, sans déconner. Si une pauvre malédiction te fout les boyaux au jus, tu vas jamais tenir. Et je VEUX que tu tiennes. Ok ? Bois.”

Je m’exécute, machinalement, sens la brûlure fugace sur ma langue, dans ma gorge, ma poitrine, une injection soudaine de chaleur et de douleur, mêlée à l’amertume, qui éclate dans mon cerveau. Je tousse, respire à fond et Jun me dévisage.

“Tu tiens ?”

“Oui.”

“Super. J’ai une piste.”

“Une… ?”

Il me colle un post-it sous le nez.

“La fille du client… Je l’ai un peu chauffée.”

Les dernières gouttes de vodka restent coincées et je suis secoué par une toux douloureuse, que Jun ponctue de coups secs dans mon dos.

“Chau… chauffée ? Jun, merde, elle… est en train de perdre son père !!!”

“Ben ça la refroidit pas.”

Je serre la bouteille entre mes mains et la lui balance. Je déteste quand il fait ça. J’abhorre qu’il fasse ça.

“Ça va, je l’ai pas décapsulée, juste un peu allumée !”

“J’aurais JAMAIS dû écouter tes conneries ! On a MENTI à notre cliente ! Pour quoi faire ? Parce que ça t’amuses ? Pour que tu puisses draguer ?! Shibata va mourir!!! Et Kaemon va nous TUER, tout ça parce que je t’ai écouté !”

Je me relève brusquement et récupère le dossier, que je cale sous mon bras, toisant Jun.

“Je vais retourner voir la cliente et je… je préférerais y aller sans toi.”

“Ok.”

Il s’adosse contre la voiture, nonchalant, les jambes croisées et me retourne mon regard, amusé de voir que je le soutiens.

“Je… je reviens.”

“C’est ça. On patientera pour ma piste ?"

Il a attendu que j'ai tourné les talons pour laisser tomber cette dernière phrase, laissant traîner sa voix jusqu'à ce que je m'immobilise. Je lui jette un regard hésitant et le vois m'agiter son post-it rose, toujours à demi allongé contre la portière.

"J'ai deux noms. Des lycéens que Shibata a alignés pour racket et fait envoyer devant les flics. Ils ont menacé sa fille. Ils pourraient avoir envie de s'essayer à la magie ?"

Lentement, il replie le papier entre deux doigts, sans me quitter des yeux. Le déplie. Le replie.

"Vouloir se débarrasser de cet enfoiré de prof, en douce. Se trouver un livre à la con avec une malédiction à reproduire et…"

Il passe le pouce le long de sa pomme d'Adam, lentement.

"Un viol, on peut se faire choper. Un sort, c'est impossible à tracer. Un truc de type qui a pas de couilles, hmmm ?"

"Faut pas avoir de couilles pour violer non plus, Jun." Je réplique du bout des lèvres.

"Ça aide un peu, quand même."

"Ça ne me fait pas rire."

"Ma théorie te plaît pas."

Mon regard va du portail de Shibata à Jun, qui ne cesse de jouer avec son post-it, du bout des doigts, le faisant légèrement glisser le long du moignon qui lui reste à la place de l'auriculaire. Il m'a décrit la douleur, une seule fois. Sans avoir besoin de parler. Il a suffi qu'il me le montre.

"Ou c'est parce que c'est la mienne ?"

Il me regarde céder, contemple, serein, ma belle assurance s'écouler comme du sable alors que je reviens vers lui.

"Pourquoi tu as fait ce cirque avec la famille ?"

"T'es un pur, Kondo. Tu le sais, ça ?"

D'une poussée paresseuse, il se redresse pour me faire face et se penche lentement sur moi, de ses deux ans, dix centimètres et quelques points de QI supplémentaires. En piétinant paisiblement ma distance personnelle, que je renonce à sauver.

"Tellement pur que t'es persuadé de déteindre sur le reste du monde. Tellement pur qu'il te viendrait jamais à l'idée que la famille puisse faire partie des coupables."

Il déplie lentement le post-it près de mes yeux.

"Et qu'on fait pas d'exception. D'après le GPS, le collège est à dix minutes à pieds. C'est moi qui pilote."

Je jette encore un regard vers la maison de Shibata et frissonne. Cette sensation... j'ai l'impression de l'avoir absorbée, qu'elle m'imprègne. L'impression d'être contaminé. Jun me colle une main sur l'épaule, presque un coup de poing.

"Ho. Redescends."

"Tu... tu n'as rien senti ? Quand tu m'as sorti de la chambre de Shibata, tu ne l'as pas sentie ? "

"Le sensoriel, c'est TON job, Kondo."

Et il me traîne derrière lui, le nez sur son GPS. Nous longeons un parc, et, au fur et à mesure que nous nous rapprochons, je sens une angoisse violente qui me serre les poumons, compresse tous mes organes, mes sens s'affole et ma nuque se raidit. Jun me jette un regard rapide par-dessus l’épaule.

"Quoi ?"

"C'est ici… Il y a quelque chose… "

Les bâtiments du collège se découpent dans le ciel à quelques mètres de nous et je ralentis, pris de nausée. Lorsque Jun me voit chanceler, il rempoche son téléphone, aux aguets.

"Tu ne sens… rien ?"

"Rien d'autre que toi qui tourne de l'œil."

C'est pas possible, je n’ai pas rêvé, la sensation est tellement glaçante que je ne l'ai pas imaginée… pourtant Jun ne semble pas incommodé.

"Ça vient du collège ?"

"Non…"

Mais c'est proche, suffisamment pour imprégner l'atmosphère, comme un nuage de poison. Je reprends ma marche, dépasse la grille du collège et accélère, comme hameçonné par cette chose, que je sens palpiter au cœur de la ville. Enjambant les buissons qui longent le parc, je le traverse pratiquement au pas de course, Jun sur les talons, et débouche sur l'immeuble de l'autre côté, une longue barre beige et blanche séparée de la voie rapide par des rangées d’arbre. Lorsque j'approche l'une des entrées, j'entends quelque chose crisser sous mon pied et baisse les yeux. Jun émet un sifflement dans mon dos.

Sur près de cent mètres devant l'immeuble, la végétation a tourné au gris, sèche et friable comme de la cendre, l'herbe sur laquelle je marche se réduit littéralement en poussière sous mon poids et la terre a viré au noir, spongieuse comme un organe malade.

"Un sort peut faire un truc pareil ?" Souffle Murakami.

"Il faut croire."

Je m'accroupis et effleure le sol, qui régurgite contre ma paume une eau grise et sale. Ici, l'aura est presque aussi forte que dans la chambre de Shibata. Je relève les yeux sur l'immeuble et compte mentalement le nombre d'habitations.

"Jun, tu peux vérifier les noms sur les sonnettes ?”

Il s’est accroupi à son tour et palpe le sol, intrigué, enfonce ses doigts dans l’herbe mourante. Pendant quelques secondes j’ai l’impression… que cette chose forme une aura autour de lui.

Comme si…

...il la buvait ?

Je cligne des yeux. Cette atmosphère me perturbe, je commence à avoir des hallucinations.

“Jun ?”

Il retire sa main, poisseuse, et l’essuie machinalement dans un mouchoir.

“J’y vais.”

“ Je vais essayer de purifier ça ou toute la végétation va y passer."

Et il me faudra pas trop de vingt-quatre heures pour me purifier ensuite… À peine ai-je sorti un fuda de mon sac qu'il s'embrase dans mes doigts et manque me les brûler au moment où je le lâche précipitamment.

Qu'est-ce que c'est que ce truc ?

Ce qui reste de mon fuda semble avalé par le cadavre des plantes et je recule lentement, hors de la zone, cherchant autour de moi ce qui peut concentrer une telle pourriture. Le sol a commencé à changer de couleur, lui aussi, les carreaux du trottoir virent au noir. Alors que je cherche, sonné, une vague plus puissante me submerge et je chancelle, les sens en alerte.

La source est là.

La source est à moins de quelques mètres de moi, son rayonnement me brûle, affole complètement mes défenses.

Elle approche. Lentement, je tourne la tête et la vois aussitôt : son aura incandescente de haine brute, de rage bouillonnante l’auréole, imbibe celle des lieux.

Elle n’a rien de spécial. Pas de magie. C’est une femme de vingt ou peut-être trente ans, son visage est calme, elle avance du pas régulier et assuré des gens qui parcourent un chemin familier. Humaine. Normale. Tout le monde et n’importe qui à la fois.

Elle s’immobilise, se sentant observée, la main dans son sac, son regard croise le mien une fraction de seconde, dérape, se fixe au loin et se durcit.

“Satoru… Vise ce qu’on a là-bas. ”

La voix de Jun ressemble à un écho, qui perce vaguement un silence étouffant. Lorsqu’il me pose sa main sur l’épaule, je tressaille violemment.

"Oh, ça va ? T'es blanc comme un cul de fujôshi. Mate un peu.”

Il est pratiquement obligé de me faire pivoter pour me montrer le groupe qui s'agglutine devant le distributeur de cigarettes, en face des immeubles : ils sont quatre, en uniforme.

“Deux lycéens, deux collégiens. Je te fous mon billet que ce sont eux qui ont menacé la fille de Shibata. On y va ?”

Je sens le regard de cette femme qui me traverse comme un aiguillon empoisonné… c’est eux qu’elle fixe : les types au distributeur, c’est à eux qu’elle projette une haine si viscérale qu’elle consume tout sur son passage. Réfléchir. Dans quelques secondes ils vont disparaître, dans leur appartement, au coin de la rue. Réfléchir.

Et prendre une décision con.

“Jun… tu pourrais…. leur dire… enfin… j’aimerais leur parler.”

“Quoi, t’as la trouille ?”

Oui. Mais pas d’eux.

“Ramène-les… S’il te plaît.”

Je me dégage et fais volte-face. Elle est en train de s’éloigner vers l’une des portes de l’immeuble et je la rattrape, jusqu’à poser ma main sur son bras. Le contact me donne la nausée.

“Excusez-moi… s’il vous plaît…”

Elle se fige et me jette un regard rapide, inquiet. Sous le calme apparent, je devine les remous d’une âme qui n’est pas aussi sereine qu’elle le montre.

“Pardon… Commission de sécurité de Tokyo, je souhaiterais… a… attendez…”

Précipitamment, je fouille ma sacoche pour attraper, froissée et pleine de traces de mains moites, mon autorisation, que je lui tends.

“Je… je suis dépêché par…”

“Lâchez-moi.”

Tous ses muscles sont tendus. Je suis trop stressé, je dégage une nervosité malsaine. Me calmer. Me calmer. J’inspire et la regarde dans les yeux.

“J’aimerais vous dire un mot. Ça ne sera pas long. Est-ce que le nom de Keisuke Shibata vous est familier ?”

“Lâchez-moi !”

“Je… vous lâcherai si vous me répondez.”

Dans mon dos, je perçois des éclats de voix, puis des bruits sourds, dont je ne préfère pas vérifier l’origine.

“Est-ce que vous connaissez Keisuke Shibata ?”

“NON ! Lâchez-moi !!!”

Je raffermis ma prise et tente de saisir ses émotions, de comprendre cette haine vorace, aveugle, qui s’insinue lentement dans ma peau, sous ma peau. C’est ténu… une sensation si infime, masquée sous les miennes, qu’il me faut plusieurs secondes pour reconnaître qu’elle ne m’appartient pas.

L’odeur du tabac.

Le crépitement d’une cigarette qu’on allume.

Une sensation amère.

Je croyais que tu devais arrêter.

La cigarette qui se consume, lentement.

Une colère qu’on ravale.

J’ai diminué, tu sais.

Puis la douleur, dans la poitrine… le blanc de l’hôpital, des flashs successifs, des paroles lénifiantes que je n’entends pas vraiment, dont je ne reconnais pas les mots mais bien le ton… celui que prennent les vivants pour parler des mourants, leur manière de baisser la voix, comme pour ne pas donner l’alerte aux shinigami.

“LÂCHEZ-MOI !!!”

Elle me jette son sac au visage et je heurte Jun à l’instant où il revient vers moi, traînant un des lycéens derrière lui.

“Attendez !”

Elle n’écoute pas. Paniquée, elle compose le digicode de l’immeuble et s’y engouffre, sans même prendre le temps de ramasser son sac au sol. Jun, plus rapide, tente de la rattraper, mais se fait claquer la porte au nez.

“J’appelle la police !” Hurle-t-elle avant de se précipiter dans les escaliers.

“Et l’armée, pendant que t’y es. Même avec une ménagère, t’arrive à prendre des coups, viens plus me dire que t’aimes pas ça. ” Rétorque Jun, narquois, avant de poser négligemment le pied sur le dos du lycéen à terre : il a le visage tuméfié, l’œil fermé et son nez est à peine visible sous une espèce d’amalgame de sang et de bave.

“Tu l’as cogné !”

“Non, il est tombé. ”

“Je ne t’ai JAMAIS dit de le cogner !”

“Et j’ai jamais dit que je t’obéissais. Il a des choses intéressantes à nous dire, regarde un peu ce qu’il avait quand je me suis pointé.”

Triomphant, Jun me tend un petit rectangle de plastique brillant, que je lui arrache pratiquement. J’ai les mains qui tremblent, une colère froide me noue les tripes - est-ce seulement la mienne ou celle de cette femme ? J’examine ce qu’il a trouvé.

En me voyant tiquer, son sourire devient presque carnassier.

“La carte d’identité de Shibata ? Comment ont-ils…”

Jun saisit le lycéen par le col pour le forcer à se redresser sur les genoux.

“T’as entendu mon petit frère ? Comment vous avez eu ça ?”

“On… on… a dit aux autres de trouver du fric dans le sac du prof… y’en avait pas ! Ils ont juste ramené ça !” Geint le type.

“Et vous avez eu l’idée de vous en servir avec un peu de magie, c’est ça ?” Demande Jun, qui s’est accroupi pour être à sa hauteur et lui a glissé la main sur le crâne.

“N… non ! On a rien fait au prof !! Juré !! Juré !”

“Jure pas avec moi, ça porte malheur. ”

J’entends un déclic et, voyant l’éclat métallique dans la main de Jun, sens la panique me tordre l’estomac.

“Qu’est-ce… kami-sama, qu’est-ce que tu fais ??” Je demande, la voix blanche, tétanisé. Le type pleure de trouille en voyant le couteau, qui s’approche de son nez.

“J’essaie de savoir ce qu’ils ont utilisé sur Shibata. Et comme tu l’as rappelé, on manque de temps. Alors je coupe. Court.”

“On...a… rien… fait ! On a rien fait ! Juste pris sa carte !! Pour les cigarettes !” Gémit le lycéen, en me regardant, implorant “Je me fous pas de vous, c’est vrai ! On a juste acheté des clopes !”

Des cigarettes ?

Jun lui immobilise brusquement le visage, sur lequel son couteau glisse à peine mais entaille profondément la pommette, à moins d’un centimètre de l’œil.

“Et la fille de Shibata, tu lui as acheté une clope, aussi ? Ou tu faisais juste le plein pour fêter ta future tournante ?”

“Jun, arrête ! ARRÊTE !!”

Je lui saisis le poignet sans réfléchir et, lorsque je croise son regard, le relâche aussitôt. Il a la pupille minuscule, l’iris enflammée… Je déglutis.

“On n’a pas… on n’a pas besoin de faire ça. Quel rapport avec les cigarettes ?” Je m’enquiers

“Pourquoi avoir utilisé la carte d’identité de Shibata ?”

“Dis-.... Dis-lui d’arrêter !”

“Jun, lâche-le.”

“Tu vas pas avaler ces conneries, Kondo ?”

“L… Lâche-le, s’il te plaît.”

Émettant un grognement dégoûté, Jun le jette au sol et s’écarte pour me laisser la place… sans ranger son couteau, qu’il garde bien en vue et promène nonchalamment sur le bout de ses doigts. Le lycéen essuie le sang qui lui coule le long de la joue et s'assoit au sol alors que je m’agenouille devant lui.

“C’est vous qui avez menacé la fille de Shibata Keisuke ?”

“La… la fille de Shibata, c’était juste pour lui foutre la trouille. Et la carte, c’était pour la photo. Le distributeur ici a un scanner, comme ça marchait, on l’a gardée. C’est tout !”

Il tremble. On n’a pas affaire à des voyous, en tout cas pas du calibre de Jun, vu la trouille qu’il vient de leur foutre. Les autres se sont volatilisés.

Et dans ma tête, tout s’embrouille : les lycéens, la carte, Shibata, la cigarette… et cette femme.

“Je ne comprends pas… de quel scanner tu parles ?”

“Les distributeurs de clope comme celui-ci ont un système de reconnaissance faciale, pour éviter que les gamins puissent en acheter. Ils utilisent une photo pour gruger, le plus pratique, c’est les photos d’identité.” Me répond Jun “Tu taxes la carte d’identité de ton vieux et la machine y voit que du feu. T’as plus qu’à revendre le surplus au lycée.”

“On s’est… On s’est dit que si quelqu’un nous chopait, on répondrait que c’est le prof qui nous l’a filée !”

“C’est ça. Et les flics auraient gobé. Ils sont pas tous aussi cons que mon petit frère, t’es au courant ?”

Pas besoin d’être onmyôji pour voir que le type en face dit la vérité : la peur le défigure plus que le coup de poing que Jun lui a mis, son regard, dilaté comme celui d’un animal fou de panique, ne quitte pas Murakami et suis chaque mouvement de ses doigts sur le couteau. Je me redresse et lui tends la main pour l’aider à se relever.

“C’est bon. Tu peux partir. Désolé pour… tout ça. Nous nous excusons. N’est-ce pas, Jun ?”

“S’il me suce, à la rigueur.” Ricane Murakami en adressant un petit clin d’œil au lycéen, qui ramasse son sac et pars plus vite que je n’aurais cru pour quelqu’un qui s’est fait passer à tabac. “T’es trop con, Satoru, ce type t’a bien baisé. C’est lui, notre coupable.”

“Non. Notre coupable est là.”

Je relève la tête vers les balcons de l’immeuble. Je devine sa présence, le rayonnement de sa haine. Son sac gît toujours devant l’entrée, abandonné, et je le ramasse, hésite, une main sur la boucle.

“On devrait pas rester là, elle va VRAIMENT appeler les flics, tu sais.”

“Nous sommes de la commission de sécurité. La police ne nous dira rien.”

“Tu crois pas sérieusement ce que tu dis, Kondo... “

Mes yeux remontent le long de la façade. Des cigarettes… la photo d’identité de Shibata, son nom, son existence contre un paquet de cigarettes… Du bout des doigts, je triture le sac sans oser l’ouvrir. Excédé, Jun me le prend des mains, arrache la boucle et vide son contenu à mes pieds, puis récupère le portefeuille, qu’il ouvre.

“Ce que tu peux être tarte, putain. Elle s’appelle Mariko Uematsu. Je te prends un rencard ou fouiller ses petites affaires te suffira pour te filer des sensations ? C’est quoi, le rapport ?”

“J’essaie de le comprendre, le rapport. Est-ce qu’il y a… quelque chose d’autre, dans son sac ? Une photo ? Elle a dit qu’elle ne connaissait pas Shibata…”

Jun balaie ses affaires du plat de la main, étale son intimité sans hésiter et je sens la honte m’écraser les épaules un peu plus à chaque fois qu’il prélève un objet et le balance négligemment de côté. Il y a des mouchoirs, un miroir des poche, des polycopiés de droit pliés proprement en deux... Mon œil est attiré par un papier chiffonné, qui ressemble à un flyer. Sur fond jaune se détachent des bulles bleues irisées et un slogan aux couleurs pastels annonce : “Besoin d’air ? Centre anti-tabac.”

Le papier est corné, marbré d’usure, comme si on l’avait froissé et défroissé, empoigné, même. Mon regard parcourt à nouveau le contenu du sac. Pas de cigarettes.

Restent celles achetées par ces types.

Avec la complicité involontaire de Shibata.

La complicité… et sa photo.

Je me relève, prospectus en main et m’approche des sonnettes, avant de presser celle d’Uematsu. Pas de réponse. J’insiste et enfin, une voix hésitante me répond.

“C’est la police ?”

“Ne coupez pas. Écoutez-moi, je vous en prie.”

“FICHEZ LE CAMP !!!”

“Quelqu’un va mourir, Mariko-san ! Je vous en prie ! Votre colère va tuer quelqu’un ! Je… je suis exorciste, je parle… aux morts. Quelqu’un est mort, près de vous… n’est-ce pas ? C’est pour ça ? Votre colère ? Vous les voyez acheter des cigarettes et votre colère devient destructrice. Elle...elle vous ronge de l’intérieur.”

Ma voix est sourde, je la reconnais à peine, pourtant je parle sans hésitation, déroulant ma pensée alors que je comprends progressivement les sensations que Mariko m’a transmis lorsque je l’ai touchée. Dans l’interphone, le silence a succédé à ses cris. J’inspire.

“Si quelqu’un est mort, Mariko-san… je peux vous aider. Je veux vous aider. Il faut que vous vouliez aussi. Ou votre colère va tuer quelqu’un… peut-être même vous.”

Le stress a achevé d’assécher ce qui me restait de salive. Toujours pas de réponse.

“Je veux vous aider.”

Puis, j’entends le vrombissement de la porte d’entrée qui se déverrouille. Derrière moi, Jun a ramassé le contenu du sac, qu’il me tend.

“Tu m’as tiré une larme.”

“Reste là. Et si la police arrive…”

“Ouais, ouais, je m’en occupe.”

“Pas de violence, ok ?”

“Je serais tellement lèche-cul que même toi tu pourras pas rivaliser, promis.”

J’entre dans l’immeuble et la bouffée de mal me prend aux tripes alors que je monte les étages.

***

Mariko a soigneusement examiné mon autorisation avant de me laisser entrer. Son appartement est plongé dans la semi-pénombre, à peine éclairée par la lumière du balcon, il y flotte une odeur de détergent, comme si quelqu’un avait tout lavé jusqu’aux moindres recoins.

Lavé de quoi, de qui ?

“Assieds-toi. Tu es un peu jeune pour être exorciste.”

“Appelez la commission de sécurité si vous ne me croyez pas.”

“Tu m’as fait peur, en bas.”

Honteux, je lui tends son sac.

“Je suis désolé. J’ai dû, heu, j’ai dû fouiller dedans pour trouver votre nom.”

“Toi ou le petit voyou qui te suivait ?”

Elle s’installe sur le fauteuil en face de moi, le visage sévère.

“Tu es un peu jeune et tu as d’étranges fréquentations. Ce garçon s’est précipité sur moi et a même essayé de m’empêcher de refermer la porte. C’est ton chef ?”

Je me rembrunis et un léger sourire lui trouble le visage.

“Apparemment non.”

Ici, dans son appartement, elle est bien plus maîtresse de ses nerfs, je ne reconnais plus rien de la femme angoissée, au bord de la crise de panique, que j’ai alpaguée en bas. Elle a retrouvé ses moyens de manière impressionnante. Je pose sur la table entre nous la carte d’identité de Shibata.

“Est-ce que vous connaissez cet homme ?”

“Non.”

“Il travaille au collège, derrière le parc. Des élèves lui ont volé sa carte d’identité pour s’acheter des cigarettes.”

Le regard de Mariko retrouve cette malfaisance glaçante à mes derniers mots. Je détends lentement mes doigts, comme pour retrouver prise sur le calme relatif que nous sommes arrivés à retrouver, elle comme moi.

“Vous connaissez ces élèves.”

“Je les vois tous les soirs acheter ces saloperies.”

“Il y avait ce prospectus, dans votre sac.”

Je déplie le flyer devant elle.

“À qui était-il destiné ?”

“À mon père. Il est mort le mois dernier.”

Quoique sa voix n’ait pas tremblé, j’ai deviné sa gorge qui s’étrécit sur les syllabes, inexorablement. Ne sachant où les mettre, je joins les mains pour essayer de me donner une contenance, retrace dans mon esprit la manière qu’a Kaemon de se poser devant un client. Épaules droites. Regard direct. Mains jointes inclinées contre la poitrine.

“Je suis désolé.”

“Il fumait depuis ses vingt ans, ça devait arriver.”

Je croyais que tu devais arrêter

Mariko tend le bras pour saisir un cadre photo sur l’étagère qui surplombe le fauteuil, au milieu de piles de livres. Sur le papier glacé, un homme sourit, cigarette à la main.

“Il y a eu plusieurs alertes mais il n’a jamais arrêté. Ma mère et moi l’avons envoyé plusieurs fois en clinique de désintoxication, il les a toutes quittées les unes après les autres. Je n’ai probablement pas assez insisté.” Ajoute-t-elle, plus froidement.

“Ce ne sont pas les mots que vous pensez.”

Ce qui gronde en elle se débat, se heurte à la barrière qu’elle refuse de lever. Piquée, elle me dévisage.

“Je te demande pardon ?”

“Pourquoi ne laissez-vous pas sortir votre colère ? Elle vous fait du mal.”

Du doigt je pointe la carte d’identité de Shibata, dont le seul contact m’électrise.

“Et vous en faites autour du vous. Cet homme, vous ne le connaissez pas… mais tout ce que vous avez enfoui rejaillit sur lui. Vous parvenez à l’atteindre, au travers de sa photo et de son nom.”

“C’est absurde. Et je suis en colère.”

“Non. Vous la ravalez. Parce qu’il n’est plus là pour l’entendre et vous croyez que personne d’autre que lui ne doit l’entendre. Je peux ramener son esprit, quelques minutes.”

Tout en parlant, je sors mon mala, mes fuda, que je dispose sur la table, guettant une autre vague d’agressivité émanant d’elle. Mais parler de son père semble la désemparer.

“Tu n’es pas sérieux…”

“Ça ne vous coûte rien de me croire, je ne suis pas venu ici pour l’argent.”

Garder la voix égale, sûre, posée. Les onmyôji sont des confidents.

“Je suis venu pour vous aider.”

Pour vous sauver.

Elle ne me regarde pas vraiment, les yeux dans le vague, parfois sur la photo, parfois le prospectus. Ses mains se sont imperceptiblement serrées.

“Essayons ? J’ai… votre permission ?”

Sans me répondre réellement, elle incline légèrement la tête. Je passe mon mala et dispose l’encens et l’eau sur la table basse avant de m’installer en seiza devant. Officier dans cette ambiance délétère, pour mon premier travail seul… je préfèrerais que Jun soit avec moi. Mais il aurait fait peur à la cliente. Et j’ai besoin qu’il assure mes arrières.

Tu es seul.

Foire pas, hein.

Foire pas comme la dernière fois.

Je muselle cette petite voix désagréable et presse mes mains l’une contre l’autre.

“Je vais vous demander de fermer les yeux et d’être… le plus calme possible. Calquez… votre respiration sur la mienne. D’accord ?”

“D’accord.”

Nous inspirons ensemble, expirons au même rythme, puis recommençons. Lentement, mon esprit cherche des bribes, un lien, quelque chose qui rattache encore l’âme du père à cet appartement.

“Comment s’appelait votre père ?”

“Masahito.”

“Très bien.”

Je détends les muscles de mes épaules, fais de mon corps un simple obstacle sur la route des émotions, des souvenirs, des auras, me plonge dans leur écheveau. Je vois celui, inextricable de la rage de Mariko et ses émanations nocives, effleure quelques secondes celui de Jun, resté en bas. J’y perçois le nœud de l’inquiétude, bien dissimulé. Et enfin, je capte quelque chose : une aura presque éteinte, la marque d’un mort.

Masahito ?

Un goût de tabac monte dans ma bouche et tout mon corps est envahi d’un froid intense, alors que je rouvre les yeux et que ma voix se déforme, éraillée.

Mariko ? Nous sommes rentrés ? Je me suis endormi.

Face à moi, très droite dans son fauteuil, Mariko est prise d’un frisson et ouvre les yeux à son tour pour croiser mon regard. Ou plutôt celui de son père, qui voile le mien.

Les vivants savent, peu importe leur scepticisme, ils savent quand ils voient leurs disparus et les reconnaissent presque instantanément. C’est d’autant plus facile avec des esprits encore en proie au deuil.

Mariko pleure.

Pas à gros sanglots bruyants, mais en larmes silencieuses qui s’écoulent presque paresseusement. Je me cramponne à mon sort, il ne faut pas que ça me désarçonne, je dois me fermer aux émotions extérieures.

Qu’est-ce que tu as ? J’ai seulement dormi.”

“Non, papa, tu es mort.”

Sa voix est étrangement calme. Mais j’ai besoin qu’elle perde ce calme, qu’elle abandonne sa façade.

“Tu es mort à l’hôpital, papa.”

Ho ? Hé bien… c’est dans l’ordre des choses, je suppose.”

“Tu es mort sans qu’on puisse te dire au revoir.”

Ha… ta mère doit être très mal. Tu prends bien soin d’elle ?

Le visage de Mariko se crispe.

“Tu n’as pas arrêté.”

Sa voix est entrecoupée de minuscules inspirations, de sanglots qu’elle ravale. Sur la table, la carte d’identité de Shibata semble presque grésiller.

Qu’est-ce que je dois faire ?

Pousser à l’explosion ?

Arrêté quoi ?

La sérénité de Masahito m’empêche de reprendre le contrôle, je suis trop hésitant, trop concentré à maintenir le lien pour pouvoir prendre la parole à sa place. Mariko s’est brusquement relevée de son fauteuil.

“Arrêté de fumer cette MERDE !”

Nous en avons déjà parlé, Mariko…

“Non. NON !! NON !!!! TU parlais !! Toi, tu parlais !!! Tu parlais et on pouvait juste te regarder mourir !!”

Enfin, les larmes éclatent, les vraies, celles qui vident la colère et la haine. Mariko est agitée de frissons mais sa voix explose dans le silence saturé d’auras lourdes de l’appartement.

“Tu ne t’en es JAMAIS soucié, JAMAIS, tu n’as jamais écouté et nous, nous on te regardait mourir ! Tu continuais à dire que c’était pour t’emmerder !! Jusqu’au bout !!! Mais tu étais en train de mourir…. Et tu continuais, TU CONTINUAIS !!!!! Tu t’empoisonnais !!! Et avec toi, moi, maman !!! TU ENTENDS !!! Tu t’en foutais, tu t’en foutais !!!”

Les sanglots hachent sa voix mais la rage, trop longtemps contenue, la garde claire, féroce. Masahito reste interloqué, contemplant sa fille qui fond en larmes devant lui, sans doute pour la première fois depuis des années.

Mariko… c’est pas… enfin…

“TAIS-TOI !!! Pour une fois, TAIS-TOI !!! LAISSE-MOI PARLER !!!! J’aurais dû t’arracher ces saloperies, j’aurais dû te raccompagner DE FORCE à la clinique ! Maman avait plus le courage, c’était MOI qui aurait dû l’avoir !!! Au lieu de ça, je t’ai laissé mourir, je t’ai écouté t’étouffer sans RIEN faire. ET TU N’AS RIEN FAIT NON PLUS !!!

Elle tombe à genoux et pleure. Sous elle, la moquette semble noircir, son ombre l’imprègne.

Le mal. Il me prend à la gorge, me suffoque.

J... J’en avais besoin. Je suis désolé, Mariko… tu… tu as fait comme il fallait. J’en avais besoin.

La voix de Masahito hésite, bute sur ses mots. Il est aussi hagard que sa fille. Elle relève la tête, serre les dents comme sous l’effet d’une douleur intense.

Je suis désolé, Mariko-chan. Je m’en foutais pas… c’était juste… que j’en avais besoin. Quand ta mère ou toi… vous me disiez d’arrêter, je pensais que vous vous faisiez du mal pour rien.

“Pour RIEN ?!”

Je suis têtu, tu le sais très bien. Et tu es comme moi. Toujours là pour m’engueuler quand il fallait, c’est un peu… dans l’ordre des choses, non ?

Je n’ai plus le temps. Mon corps est trop froid, les vagues d’émotion trop fortes, je sens Masahito m’échapper et mes forces diminuer drastiquement. Si je persiste, je risque le coma, c’est ma première “vraie” possession.

“Papa… tu me manques.”

Je lâche prise. Tout mon organisme est pris d’un soubresaut, une violente pulsation de mon cœur éjecte l’esprit mort et me laisse tremblant, groggy, les membres engourdis alors que je m’avachis, hors d’haleine, sur la table près de Mariko, qui pleure, courbée. Ma main cherche la sienne, hésitante.

“Vous lui manquez aussi. Pardon… je… ne tenais plus.”

Son aura se purifie lentement, les relents néfastes se volatilisent alors qu’elle serre mes doigts dans les siens.

Tu ne dois pas trop te rapprocher des clients, Satoru.

Je lui laisse le temps de tout évacuer : stress, colère, chagrin. Ça prendra des mois pour guérir mais je ne ressens plus cette toxicité qui se dégage d’elle.

Ne jamais te rapprocher. C’est une erreur de débutant.

Finalement, je relâche sa main et essaie de me relever mais mes muscles pèsent une tonne. À quelques mètres de moi, la carte d’identité de Shibata a cessé d’émettre ses ondes nocives. Lorsque je la saisis, je ne sens plus sous mes doigts qu’un plastique vide, parfaitement neutre. Je laisse Mariko se remettre et me précipite - autant que mes jambes me le permettent - vers la porte-fenêtre que j’ouvre, pour me mettre au balcon. Jun, en contrebas, discute âprement avec deux flics. J’inspire et rassemble ce qui me reste de courage pour les interpeller :

“Commission de sécurité de Tokyo ! Nous sommes de la commission de sécurité ! !!”

Les trois têtes se lèvent de concert. Je dois avoir l’air de tout sauf d’un agent de sécurité, le visage défait, les mains tremblantes, épuisé et chancelant. Les flics échangent quelques mots, l’air sceptique et m’ordonnent de descendre.

“Vous ne comprenez pas…”

“Il sont avec moi !”

La voix de Mariko couvre la mienne. Elle m’a rejoint sur le balcon, auquel elle se cramponne pour se tenir debout, son visage est encore bouffi de larmes mais elle parle, assurée, le ton clair et maîtrisé.

“Je leur ai demandé de venir !”

Jun lève les mains en signe d’incompréhension et je lui fais signe.

“T’occupe ! Appelle chez Shibata ! Demande s’il y a du mieux !! Tu m’entends ??”

Il s’exécute sans discuter et je reste penché, le souffle court, pour essayer d’entendre ce qu’il dit au combiné ou de capter l’expression de son visage, qu’il garde obstinément baissé en parlant. Mariko va ouvrir aux deux policiers, j’écoute à peine ce qu’elle leur dit, suspendu au verdict. Finalement, Jun raccroche et lève à nouveau la tête vers moi.

Je déglutis, le stress me bouillonne dans le thorax.

Jun a levé la main dans ma direction.

Puis il écarte l’index et le majeur en V.

***

De cette affaire, je me souviens surtout du découragement qui m’a pris sur le chemin du retour.

Qu’un travail de deuil mal achevé puisse causer un tel chaos, une telle malfaisance, me terrifiait.

Qu’une simple carte d’identité puisse devenir un vecteur - parce qu’elle porte votre nom et votre visage - et vous tuer me dépassait. J’ai entendu le mot “Malveillance” de la bouche de Kaemon le soir même.

Elle est partagée par les morts et les vivants, les humains, les yôkai, les animaux.

Elle n’est pas le fait que de nuisibles, non plus, et avec le recul je me dis que c’est sûrement le pire : nous la nourrissons tous. Et lorsqu’elle atteint son intensité maximale, elle tue et consume tout sur son passage.

Est-ce qu’on peut trouver meilleure définition du mal que celui qu’on cultive et alimente en nous ?

Est-ce qu’on peut trouver pire définition du mal que celui qui naît chez les gens “biens” ?

Mariko n’a pas complètement fait son deuil mais a terminé ses études de droit. Aujourd’hui, à la tête du département de police de Tokyo, elle me passe les menottes chaque fois que je fais le con.

Shibata s’est remis, pas complètement lui non plus - certaines blessures ne guérissent pas - mais suffisamment pour ne plus faire de cauchemars.

Je suis devenu un onmyôji aguerri - pas complètement, moi non plus - et j’ai survécu à la Malveillance.

Jun a basculé.

Complètement.

Quelque chose est mort depuis un moment, emporté par des pensées néfastes et des pulsions morbides. Il baigne dans une malveillance constante, qu’il absorbe.

Je n’arrive pas à faire le deuil.

De toutes les âmes que j’ai pu croiser, il est la première à m’avoir permis de vider ma propre malveillance, en hurlant à plus de deux cents kilomètres heures le long d’une mer d’argent en fusion.

Difficile d’admettre, quand on est du bon côté, que le mal puisse avoir les siens. Qu’il existe d'indispensables toxiques.

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Source de l'image : Daniel Kulinski

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