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Don't exorcize the troll

“Kondo à l’appareil.”

“Kondo ? Désolée pour le dérangement, c’est l’inspectrice Mariko.”

“Mais vous avoir au bout du fil est un plaisir que je ne laisserais à personne d’autre, inspectrice. Vous vouliez m’engueuler pour ?”

Elle soupire et je distingue, nettement, le bruit d’une sirène.

“J’aurais besoin de vous voir rapidement au palais de la diète. Il s’agit d’une urgence…”

“Une urgence de quel type ?”

“Une prise d’otage. Vous comprendrez sur place.”

“Je vérifie mon planning.”

À plat ventre, je tends davantage les doigts de ma main libre , tâtonnant contre la paroi molle et visqueuse, jusqu’à sentir, enfin, le contact rugueux du tissu contre ma paume. L'amulette.

“Je peux être là dans quinze minutes, je pense.”

Je referme le poing et la paroi s’étrécit jusqu’à me bloquer totalement, au coude, alors que la pression s’intensifie tout autour de moi, me happant dans une humidité puante et étouffante. Je ne peux même plus bouger les jambes, totalement coincé dans le boyau.

“Disons… plutôt vingt minutes.”

Je fais pivoter ma main, laissant tomber le téléphone contre mon coude et attrape avec les dents le fuda replié sur lui-même dans ma manche. Surtout ne pas le percer. Surtout, surtout, surtout, ne pas y foutre un coup de dent ou je suis fichu. Lentement, je tourne la tête et recrache, avec autant de force que je peux, la boulette de papier au fond du boyau, qui est pris d’une puissante vibration, alors qu’un grondement guttural remonte dans la paroi. Une secousse me coince davantage et je retiens mon souffle pour que les relents fétides d’eau croupie et de viscères ne rappellent pas mon petit déjeuner à la vie. La secousse cesse et un silence pesant s’installe.

Puis, alors que j’ose à peine respirer, le boyau est pris d’un nouveau soubresaut et le grondement envahit tout l’espace, assourdissant, jusqu’à ce que je sente les parois se contracter et me repousser. Mon corps se soulève avant d’être projeté en arrière. L’air me balaye le visage lorsque je passe l’ouverture et retombe dans le gravier, trempé de bave et de morceaux d’insectes pré-digérés. Face à moi, le gama, un kami-crapaud qui doit avoisiner les quatre mètres et vient présentement de me recracher, est agité de nausée et émets des rots et des coassements de protestation, en faisant sortir sa langue interminable à chaque hoquet. Je me relève, chancelant, et me tourne vers les moinillons, comme paralysés, à qui je balance leur amulette, gluante de bave.

Ils bafouillent des remerciements en me saluant et le gama ponctue la fin de leur litanie d’excuses par un rot sonore avant de se rendormir sur sa pierre. Heureusement que je lui ai pas filé une colique, c’est toujours mal vu d’amocher les esprits protecteurs, même quand ils gobent le matos ésotérique. Je reprends le téléphone.

“Quinze minutes, inspectrice. J’ai fini plus vite que prévu. Quoi ?”

Le moinillon s’enquiert de savoir quel sort j’ai utilisé pour “ressortir”. Il s’inquiète des “répercussions” sur le gama et par extension de celles sur son matricule quand son supérieur va savoir qu’il a appelé un onmyôji pour aller récupérer l’amulette.

“Il est allergique au nattô, votre kami ?”

“Au nattô ?”

“J’en ai tartiné tous mes fuda. Quand j’ai un truc qui passe pas, ça marche beaucoup mieux que la magie, renvoi garanti dans les secondes qui suivent l’absorption. Vous le saurez s’il bouffe autre chose.”

Le gama est soulevé par une nouvelle vague de nausée, avant de recracher une théière et un reste de balai. Suivent deux coussins, plusieurs tasses et ce qui ressemblent à des carnets de sûtra avant que le kami ne se rendorme avec un rot satisfait.

Je fixe les deux moinillons, qui évitent prudemment mon regard.

“La prochaine fois, je vous colle dedans moi-même. Et pas par le même trou. Vu ?”

***

Toute la façade clignote en rouge et bleu et la route est barrée de voitures et de cordons fluorescents. Je navigue au milieu d’une mer déchaînée d’uniformes, de casques, d’armes brandies, chaque flic est un bloc de muscles contractés, un arc dont la corde menace de péter. En bas du bâtiment, plusieurs tireurs se sont accroupis derrière les colonnes, fusils en position, immobiles. Tous les civils ont été refoulés vers le métro, barricadé lui aussi. L’avenue entière a cessé de respirer, même les esprits y ferment leur gueule, réduits au silence par la peur décuplée du vivant, asphyxiés par la toxicité de l’air.

Pour ceux que la politique intéresse autant que le cycle reproducteur des protozoaires ciliés, le palais de la diète n’est pas le QG de Weightwatcher mais le siège du parlement japonais. Le premier ministre et les députés y font leur pyjama party , ce qui explique la légère tension sur les lieux.

Tension que je m’empresse d'aggraver, pas vraiment volontairement d’ailleurs, en pressant mon blouson spongieux de restes d’insectes contre tous les policiers, alors que je me fraye un chemin jusqu’à Mariko, flanquée d’une équipe de costard cravate, dont le président de la commission de sécurité. Tout ce petit monde semble avoir sa vie qui défile sous les yeux et paraît légèrement froissé de me voir essorer mon tee-shirt en demandant un résumé du début du film. Seule Mariko ne relève pas, se contentant de me pointer du doigt le toit du palais tout en me tendant une paire de jumelles.

“Voyez par vous-même.”

Il se tient debout sur la partie pyramidale du sommet, un pied dans le vide, les yeux rivés en contrebas. Je fais le point sur son visage.

“Il a exigé que vous veniez.” Me précise Mariko “Il n’a pas l’air armé mais rien ne nous dit qu’il n’a pas déposé de bombe ou tout autre mécanisme. Le premier ministre a pu être évacué mais une partie des députés et des employés est encore retranchée à l’intérieur. Est-ce que vous le connaissez ?”

“OH, LE CON !”

Ça m’a échappé, mais davantage dans le style “spontanéité virile” que “discrétion diplomate”. J’en ai fait bondir un sniper sur place, une chance qu’il ne m’ait pas collé un pruneau par réflexe. Même s’il aurait sûrement fait plaisir à Mariko.

“Parfait, vous connaissez. S’agit-il d’un individu dangereux ?”

“Non. Je m’en occupe. Vous auriez un porte-voix ou quelque chose dans le genre ?”

Elle fait signe à un des officiers, mais me dévisage avec cette petite moue sceptique qu’elle me réserve toujours.

“En douceur, Kondo. Les représentants de la chambre et les employés sont encore à l’intérieur, je ne veux aucune de vos approximations stratégiques, est-ce que c’est bien compris ? En douceur ?”

“En douceur. Ça va passer crème.” Je lui assure en souriant, avant de brancher le mégaphone “Vos gars seront même pas décoiffés, vous allez voir… NASTUME !!! SAUTE, ON A PAS TOUTE LA NUIT !!!” Je gueule un bon coup, surpris de constater que le palais de la diète a une excellente résonance. Je n’ai pas le temps de réitérer mes essais acoustiques, Mariko me reprend le mégaphone des mains.

“POURQUOI est-ce que je vous fais confiance ? Vous croire encore capable de sérieux...”

“Mais je SUIS sérieux. S’il saute, vous pourrez récupérer vos députés et on sera tous rentrés avant ce soir, je suis sûr que vos hommes préfèrent, non ?”

Visiblement, non. Je soupire.

“Cet homme est déjà mort.”

Mariko me toise, sévère.

“Ça, ce n’est pas à vous d’en juger, nous allons faire le maximum pour…”

“Je ne vous dis pas qu’il est foutu, je vous dis qu’il est mort. C’est un fantôme. Il s’appelle Natsume Hirata et ça fait trois mois qu’on l’a incinéré, je me suis même occupé de sa cérémonie.”

Deux snipers me dévisagent, puis échangent un regard lourd de sens. On est pas sortis du sable… voire du sable mouvant, vu la manière dont je m’enfonce. Comment expliquer à des pragmatiques - pire, des militaires - la raison pour laquelle nous avons tous intérêt à ce que cet imbécile saute, et rapidement… D’ailleurs, pourquoi ne l’a -t-il pas encore fait ?

C’est la première question que j’aurais dû me poser, en réalité : Nastume attendait que je sois là, ça se tient. Et maintenant ? Ne me dis pas…

Reprenant les jumelles à Mariko, je les braque sur le toit. Natsume est immobile, les yeux rivés vers le bas, avance un pied, puis le retire précipitamment. Putain, on va VRAIMENT y passer toute la nuit, à ce rythme. Bon.

Je défais mon blouson gluant et le balance sur les marches avant d’enfiler mon mala. Mariko, qui a acquis depuis nos menues (més)aventures ensemble un remarquable instinct quand je m’apprête à casser quelque chose, s’interpose.

“Non.”

“Vous savez même pas ce que je vais faire, inspectrice.”

“Quoi que ce soit, je suis à peu près certaine qu’il vaut mieux ne PAS vous le laisser faire, justement.”

“Vous voulez dire qu’il faut sortir les civils intacts et qu’on ne peut pas casser un peu de vaisselle ? C’est d’un chiant, de travailler avec vous… ”

Elle soupire et me désigne sa voiture.

“Attendez ici. Je vais faire un point.”

“Ah oui… donc la bombe à retardement là-haut, on la laisse se mettre à température ambiante ? Je vous préviens, je ramasserai pas les morceaux.”

“Inspectrice ! Le forcené nous fait signe !” L’interpelle le président de la commission.

Natsume, un forcené, cette blague… Côté bureaucrate, ça parlemente, ça discute, Mariko a repris le porte-voix.

Bon. Puisque personne ne me croit et surtout que personne ne me surveille… Je remonte les rangées de flics, mains dans les poches et enjambe souplement la barricade, au nez des fusils et de leurs propriétaires stupéfaits.

“KONDO !”

Tiens, elle a été plus lente que prévu. Je me retourne et lui souris.

“Dites à notre suicidaire que j’arrive. C’est moi qu’il voulait, non ? Si je tombe sur une huile, promis, je vous la fais sortir.”

Les flics ont resserrés la main sur leur arme. Mariko s’avance jusqu’au bord de la barricade.

“Quoi ? Vous allez leur ordonner de tirer ?”

“Kondo. Je ne vais pas me répéter."

"Rassurez-vous, je comptais pas vous en laisser le temps."

"Inspectrice !"

Au-dessus de nous, Natsume bouge. L'inspectrice reprend le porte-voix.

"L'exorciste est arrivé ! Satoru Kondo est avec moi !"

Sans jumelles, j'ai du mal à distinguer ce qu'il fait, mais je le vois bouger les bras.

"Je crois qu'il veut que vous montiez…"

"Qu'est-ce que je disais. Faites évacuer, Mariko. Si ça commence à puer, j'aime autant être le seul dommage collatéral." Je rétorque en traversant le jardin.

"Venez ici, nous devons, nous concerter… KONDO !!”

“Je suis plus dans le déconcertement, inspectrice. Gardez vos hommes pour les civils, je sécurise le haut !”

Je m’enfonce entre les colonnes du palais de la diète. Qu’ils concertent et débattent, je ne suis de toute façon pas terrible à cet exercice - et la tension qui se dégage de Natsume m’inquiète de plus en plus, même si je donne le change. Les flics et les militaires sont déjà à cran, pas besoin de leur montrer que je balise moi aussi. Mariko, elle, a deviné que sous ma nonchalance, il y a le sentiment d'urgence. Sentiment qui se confirme lorsque je passe les colonnes de l'entrée : la sensation est encore supportable mais commence à peser sur les lieux et ça ne va pas en s'arrangeant. Je me suis mis à courir sans même m'en apercevoir, passe les doubles porte au fond du hall et grimpe les escaliers au pas de course. Il y en a un là-haut qui va m’entendre, ça commence à bien faire les conneries. Lorsque j’arrive au troisième étage, je trouve plusieurs employés immobiles, recroquevillés au sol. Je frappe dans mes mains, déclenchant une sorte de réaction en chaîne, façon distributeurs de pez.

“Sécurité du territoire ! Tout le monde dehors, en petites foulées ! Allez, allez !”

Ils vont m’occuper la cavalerie, que je n’ai pas super envie de voir débarquer pendant que je discute avec Nastume...

Nastume… qui n’a toujours pas bougé et se dandine au bord du vide, me gratifiant d’un sourire misérable en me voyant passer la tête par une fenêtre du troisième, à moins d’un mètre en -dessous de ses pieds.

“Je peux savoir ce que tu fous ?”

“Hé bien je… Je vais en finir.”

“C’est la version longue de l’épilogue, alors. Ou t’attends que les journalistes aient pu avoir ton meilleur profil ? Saute, putain, tu es en train de paralyser toute la police de Tokyo !”

“Toute la police ?”

D’un mouvement large, je lui désigne le tétris de bagnoles soixante mètres plus bas, les gyrophares, le brouhaha, la tension qui fait presque vibrer le bâtiment, comme une lame de fond qui viendrait s’échouer contre les fondations.

“Scoop : c’est pas des touristes. Tu le fais ton grand saut ou faut que je te pousse ?”

“Vous le feriez ?”

“Tu te fous de moi ?”

Hélas non.

Mon suicidé veut que je l’aide. Motif, je le cite : il a le trac. Vais-je prendre une inscription “préméditation” dans mon casier si je le cogne un peu avant de l’expédier et “soulagement” est-il une circonstance atténuante ? Avec mon dossier psychiatrique, je pourrais toujours plaider la folie passagère. Je me fais craquer les articulations.

“Tu sautes. Maintenant. Si tu m’obliges à intervenir, je te traîne jusqu’en bas et je te colle dans le premier objet ridicule que je trouve, histoire de te le faire hanter toute une décennie pour t’apprendre à m’emmerder. SAUTE.”

“Mais je suis pas sûr…”

“C’est ça ou hanter une perche à selfie jusqu’à ce que je me lasse. Un…”

“Et si je rate mon atterrissage ? Vous avez bien donné mon nom aux journalistes, n’est-ce pas ?”

“Deux…”

“C’est bon, c’est bon…” Soupire-t-il avant de s’avancer à nouveau au bord du vide… de piétiner et de me regarder. “Vous croyez que j’ai bien choisi cette fois ?”

Je puise dans mes quelques gènes de renard pour faire preuve de ma plus fumeuse hypocrisie, à défaut de diplomatie, dont je suis incapable :

“Tu vas faire un malheur, Natsume. Au sens figuré, je préférerais.”

“Vous êtes sûr ?”

“Tu as l’unité anti-terroriste, les télés de la capitale et le premier onmyôji du Japon en guest-star. les hôtesses de charme ont pas pu venir, par contre.”

Je pianote sur le bord de la fenêtre. Il a peur, son aura contamine tout le bâtiment, c’est ce bouillonnement que j’ai senti en bas : un pauvre type qui a le vertige, ce qui serait compréhensible s’il n’était pas suicidaire - et suicidé. En bas, Mariko, les yeux vissés aux jumelles, ne me quitte pas, j’en suis pratiquement sûr, elle doit probablement s’imaginer que je vais grimper et jeter Natsume du toit, ce que je ne suis pas loin d’envisager, je l’avoue.

Il regarde le parvis, fait des allers -retours, paraît hésiter sur l’angle à prendre… Pour certains, la mort est comme une paire de chaussures : ils vont faire sortir toutes les boîtes avant de se décider sur le modèle. Et je n’ai pas la patience d’un vendeur de pompes.

“BON.”

“Oui, oui, j’y vais, j’y vais. Vous vous occuperez de moi, ensuite, n’est-ce pas ?”

“Comme de ma propre mère.”

“Très… Très bien. J’y vais, alors.”

Il avance le pied et me jette un dernier regard... Je lui fais un petit mouvement de tête, un encouragement… puis le vide l’avale, alors qu’une rumeur, une sorte de cri à l’unisson monte de la place du palais de la diète. Je me penche davantage à la fenêtre, resserrant les doigts sur le rebord alors que mon vertige m’injecte une violente bouffée de panique, qui me donne la sensation que le sol est pris de cahots. Le vent s’est levé et siffle, s’engouffre dans les colonnes du bâtiment de la diète. Le corps de Natsume, suspendu dans les bourrasques, paraît se disperser, comme une silhouette faite de sable, au fur et à mesure de sa chute, happée par leur souffle. Je réalise que j’oublie un menu détail.

“Hé, Nastume ! Pour le passeur !”

Je fouille ma poche et sors une pièce de dix yens - tout ce que j’ai, ma monnaie a dû rester dans le gama - que je lance dans le vide. Le vent la laisse flotter quelques secondes, puis son image se trouble et elle disparaît sans avoir touché le sol. Une nouvelle bourrasque disperse les derniers contours de la silhouette en pleine chute, puis le vent retombe.

Soixante mètres plus bas, des centaines de visages ont les yeux rivés vers le ciel, figés dans une stupeur commune.

Et les vivants reprennent leur souffle, moi le premier.

Il est enfin parti.

***

Mariko m’a fait passer les bracelets et le goût de la rigolade - du moins le croit-elle - pour me conduire au poste. Mais pas dans son bureau : j’ai les honneurs de la salle de briefing, remplie jusqu’à la gueule de flics et de quelques militaires, badins comme une meute de loups au régime. Visiblement, voir un suicidaire disparaître en plein air, ça fait pas rêver les autorités.

Chef d’accusation : Non assistance à personne en danger, saupoudrée d’un soupçon à peine dissimulé d’homicide volontaire. Mariko est sacrément remontée.

Je la laisse défouler sa mauvaise humeur, sans un mot, les yeux plongés dans la contemplation du lino. Qui se décolle.

“... vous donner de bonnes raisons de sourire, Kondo. Et je vais veiller personnellement à ce que la famille reçoive un dédommagement plus que conséquent. De votre poche.”

“Vous défalquerez dix yens, alors.”

“Je vous demande pardon ?”

“Les dix yens que je lui ai filé avant qu’il s’en aille, il va pas venir mes les rendre, jusqu’à preuve du contraire.”

Mariko ouvre la bouche et ses yeux se voilent, les muscles de son visage se contractent sous une expression profondément écœurée. Elle laisse retomber ses mains. Enfin un peu de silence… Je m’étire, faisant cliqueter les menottes.

“J’abandonne. Vous ne méritez même pas cette entrevue. Je vous fais renvoyer en cellule.”

“Vous allez pas leur faire ça ?” Je désigne le public “Ils sont déjà en train de discuter où on va accrocher ma tête, vous pourriez au moins me finir dignement. ”

“Ne parlez PAS de dignité ! Vous êtes… vous êtes indécent .”

“Parce que j’ai tué un décédé ? Je vous ai dit que ce type était DÉJÀ mort, à défaut de me trouver décent, vous pourriez vérifier ce que j’avance ! Cherchez donc Nastume Hirata dans vos dossiers, au lieu de creuser vos rides, vous allez comprendre…”

“La recherche est en cours, pour contacter les proches. Cela ne vous dispense en rien d’explications.”

“Et les menottes, c’est pour l’ambiance ?”

“La procédure.”

“J’ai pas le choix, on dirait.”

Je pivote pour faire face aux flics et les salue.

“Je crois que je ne me suis pas présenté, certains ne me connaissent pas ou peu. Je suis Satoru Kondo, le premier onmyôji du Japon et le fossoyeur des nuits de votre supérieure.”

“Je vais bientôt être celle des vôtres, Kondo”

“Inspectrice, pas en public, voyons. Le type qui vous a occupé aujourd’hui, Natsume Hirata, est décédé depuis plus de trois mois, comme les recherches dans vos archives vont le confirmer sous peu. Et si je le sais, c’est pour avoir assuré son enterrement.”

Tout en parlant, je vais et viens dans la salle, étirant mes jambes.

“Il s’est suicidé. Un boulot de merde, une vie de merde, l’ennui, plus que le désespoir l’ont finalement décidé à se tirer pour entamer son prochain cycle de réincarnation. Le SAV de la dernière chance, en quelque sorte. Mais Natsume ne veut pas banalement se foutre en l’air sous un train ou se pendre dans ses chiottes, non, il veut une mort plus mémorable. Vous me suivez ?”

Mariko me suit, de très près même, son regard me traverse pratiquement l’épiderme. Elle complète :

“Donc, il monte en haut du bâtiment de la diète.”

“Non. Il se pend dans la forêt d’Aokigahara, sur le chemin le plus emprunté par les promeneurs, avec un sac de pièces en récompense pour celui ou celle qui le trouvera, en guise de contrepoids. Plus de cinq cent mille yens, toute sa petite fortune.”

“Généreux.”

“Ça oui. Une mort élégante… sauf que des pluies torrentielles démarrent le lendemain et durent plusieurs jours. On a mis deux semaines à le trouver, en plein mois de Juin. Les pièces avaient été dispersées, perdues dans les buissons. Natsume était content, ceux qui ont mis le pied dedans un peu moins.”

“Kondo…”

“Et donc, tout pourrait prendre fin ici mais l’esprit de Natsume n’est pas satisfait, il a foiré même sa mort, il ne va pas partir comme ça, sans son coup d’éclat. Donc, il réessaye. La noyade. La pendaison. Les concerts d’Idol. Et finalement, il grimpe au sommet du bâtiment de la diète et obtient enfin ce qu’il voulait : l’attention de centaines de spectateurs et l’exorciste pour lui tenir la main. Exorciste qui aurait mieux fait de rester dans son gama, au passage, ça lui éviterait de plonger pour avoir fait son boulot. Fin. Et si vous avez des questions, gardez-les. Je peux sortir, maîtresse ?”

Je lève les poignets vers Mariko, dont le regard me promet encore un paquet d’heures à l’ombre.

“Quoi ? Les députés n’ont rien et Natsume a réussi son coup.”

“Je confirme. Les quatre vingt douze agents mobilisés aussi, je pense.” Me répond-t-elle en désignant l’ensemble de la salle. “Donc, depuis plus de trois mois, un fantôme - dont vous connaissez l’identité et les intentions - se promène à Tokyo et vous le laissez faire. Il paralyse un boulevard entier, fait croire à un attentat terroriste - relayé par les médias en direct et vous LAISSEZ FAIRE. Tous nos services paralysés pour une fausse alerte que vous avez engendrée par négligence !”

“Vous plaignez pas, la dernière fois, il a fait ça au zoo de Ueno, devant une classe de maternelle. Le pédopsychiatre a fait un paquet de nuits blanches, c’était… plutôt moche.”

“Pire, vous ne jugez même pas bon de nous en avertir !”

“Vous ne m’avez pas cru tout à l’heure, je ne vois pas pourquoi vous l’auriez fait il y a trois mois.”

Elle cille, son regard vacille et je hausse les épaules, fataliste.

“Évidemment que non. Pour votre équipe, je suis un maboul bon à enfermer. Et le mal était fait, avant même que je n’arrive, alors à quoi bon vous dire que vous perdiez votre temps ? Sans compter qu’un esprit, même pacifique, peut devenir dangereux s’il est instable. Et Natsume l’était on ne peut plus quand je suis arrivé en haut. J’ai paré au plus pressé.”

“Et qu’est-ce qui vous empêchez de l’exorciser ? C’est ça, votre boulot, non ?” Argue un type au premier rang “C’est pas à nous d’assurer le suivi de ce genre de… chose ! Il a déjà traumatisé des mômes et vous le laissez continuer ? C’est aussi parce que le mal était déjà fait, c’est ça ?”

Ça s’agite, ça murmure et ça semble d’humeur à me lyncher, côté public… Quant à Mariko, elle semble hésiter. Soupirant, elle lève les bras dans un geste d’apaisement. Je fixe l’emmerdeur droit dans les yeux.

“Non. C’était pour ne pas faire pire que mieux, justement. Vous avez idée de ce qui se passe lorsqu’on essaie d’envoyer dans l’au-delà un esprit pacifique qui n’a pas achevé son œuvre ?”

Je ne souris plus. Sur le mur, projetée par les néons, mon ombre semble s’allonger, jusqu’au plafond. Seule Mariko semble le remarquer et me jette un regard vaguement inquiet.

“Il devient un esprit vengeur. Et il tue. Il tue beaucoup, sauvagement. Il contamine ceux qu’ils touchent, lieux, objets, vivants, une gangrène qui oblige à une intervention rapide et délicate, avec à la clé, des pertes, des cauchemars… et d’indélébiles traces dans le karma de tous ceux et celles qui auront croisé sa route. Et ça, tous les psy du monde n’y feront rien. Qui plus est…”

Je me tourne vers Mariko.

“On m’a un jour accusé d’avoir la conscience desséchée, d’être incapable de mansuétude… ”

L’inspectrice soutient mon regard et je sens sa colère froide s’apaiser, comme une tempête qui se calme, retombe lentement.

“Vous savez pourquoi Natsume s’est flingué ? D’avoir été seul. Et il est resté de l'avoir encore été dans la mort.”

Toujours immobile, Mariko a perdu son expression fermée. Nous nous jaugeons, elle hésite à nouveau, son regard balaie ses hommes, revient sur moi.

"Je sais que j'ai merdé. Et vous savez quoi, inspectrice ? Si j'avais opté pour une autre option… j'aurais probablement merdé aussi. Quelqu'un aurait morflé, de toute manière."

Un agent entre dans la pièce, un dossier sous le bras, et le lui apporte. Elle l’ouvre, relève les yeux sur moi, puis soupire et lit à haute voix.

“Natsume Hirata - 42 ans - déclaré décédé par pendaison le 19 Juin 2016. Affaire classée.”

Je hoche la tête.

“Et bien classée.”

On me retire les menottes.

***

PS : si l'un ou l'une d'entre-vous se demande ce que c'est que ce "nattô" capable de faire régurgiter un kami capable de bouffer n'importe quoi, imaginez vous un bol de fèves que vous auriez laissées moisir dans un litre d'ammoniaque. Ça en a l'aspect et le goût, souverain en cas d'empoisonnement. Googlez donc, vous serez fixé(e)s. Et ne le faites pas en mangeant ou ne venez pas vous plaindre.

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Source de l'image : Behzad No

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