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Incursion chez les sauterelles


Parfois je me demande ce que le conseiller du ministre consomme. Et j'hésite à lui demander le nom de son fournisseur. Quand il m'a appelé hier soir pour me donner l'adresse à laquelle on m'attendait le lendemain, j'avoue ne pas avoir fait preuve d'un professionnalisme renversant en vérifiant où il m'envoyait. J'ai griffonné un coin de papier déchiré et je l'ai jeté sur mon bureau sans plus de cérémonie. Il m'a logiquement fallu vingt minutes de fouilles archéologiques ce matin pour le retrouver, à croire que les taupes et les post-it sont de proches cousins. Ou alors le bordel qui règne en maître sur mon bureau a enfin pris vie et tente de digérer ce que je lui balance, deux considérations zoologiques fort intéressantes. Une fois arrivé sur les lieux, j'avoue avoir eu un léger doute sur la qualité de ma prise de notes et me suis senti obligé de rappeler le cabinet ministériel (ils ont horreur que je demande confirmation et mon interlocuteur avait l'air agacé, pour ne pas dire à deux doigts de m'incendier) "Kondo Satoru à l'appareil. Je suis au point de rendez-vous mais...je pense que j'ai dû me tromper de numéro, c'est une école maternelle" *soupir de baudruche en fin de vie* "Non il n'y a pas d'erreur, c'est bien eux qui ont demandé vos services." Gros silence atterré de ma part. Les tout petits et moi, c'est comme le Nutella et le sashimi, à priori ça va pas vraiment ensemble. "Le ministre a demandé que vous évitiez de faire n'importe quoi, pour une fois. Mais vous ne devriez pas avoir de mal, c'est anodin." Clic. Tu m'envoies dans un jardin d'enfants avec zéro précision, zéro contact et zéro infos mais ça va être du velours, c'est ça, face d'anchois ?

Bon admettons. S'il se cachait quelque chose de vraiment dangereux dans cette école, l'âge moyen du quartier serait sans doute remonté, ce qui n'a pas l'air d'être le cas...Et je ne sens rien d'autre que les auras des petits, de là où je suis. "Vous venez chercher qui ?" La standardiste, coincée derrière son bureau semble aussi détendue qu'un tuteur pour plante grimpante. Mon visage a l'air de la paniquer (je me savais pas si moche) et je finis par comprendre qu'il ne lui dit rien et qu'elle cherche désespérément à quel moutard je peux être relié. "C'est le cabinet ministériel qui m'envoie, mademoiselle. Vous devriez arrêter de confondre votre café soluble avec de l'amidon, ça ne vous réussit pas." "Ha, Kondo-san !" L'instituteur me fonce dessus, tout sourire (il a l'air d'être aussi heureux que moi en fait) et me salue si bas que je me demande s'il compte me cirer les pompes avec la langue (au moins ça aurait pu être drôle) "Vous tombez bien, les enfants sont dans la cour, vous allez pouvoir jeter un œil pour avoir une première approche." Des mômes de moins de six ans mis ensembles, c'est une nuée de sauterelles qu'on prie pour ne pas voir vous foncer dessus...merci, comme approche, j'aurais préféré un café. Les petits sont en train de jouer, pas l'air perturbés pour deux ronds. "Je vous attendais un peu plus tôt alors j'ai préféré les laisser à l'extérieur pour que vous puissiez être tranquille. Ils sont un peu nerveux, en ce moment, vous savez..." "Concrètement, Shimi-san, vous m'avez fait venir pour quoi ?" Je le coupe, les bras croisés. "Ça." Se dirigeant vers le bâtiment, il me désigne ce qui semble être la porte de la classe, celle qui donne sur la cour. Le plastique a été lacéré, sur une hauteur de vingt bons centimètres et à en juger par le nombre et la profondeur, ça ne date pas d'hier. Je m'agenouille et passe les doigts mais ne ressens rien, ni bon, ni mauvais. "Ça dure depuis plus d'une semaine. Au départ j'ai pensé qu'un petit avait pu utiliser un râteau mais..." "Mais à moins que vous n'ayez Hannibal Lecter dans votre classe, on peut difficilement faire ça avec un râteau en plastique, oui. Les enfants vous ont dit quelque chose ?" "Ils...certains me disent qu'en arrivant le matin ils entendent comme des cris, des gémissements. Pour ma part, j'ai eu beau tendre l'oreille et arriver plus tôt, je n'ai rien vu ni entendu. Nous voudrions éviter que les parents s'en mêlent. Qu'est-ce que ça peut-être, d'après vous ?." "Aucune idée. Un yôkai aurait plutôt défoncé la porte, à priori...on dirait que quelque chose a cherché à entrer dans la classe." En me redressant, je sens un regard qui pèse sur moi et me tourne légèrement pour trouver une espèce de mini Sadako, longs cheveux noirs emmêlés, atroce salopette jaune citron et souliers rouges, qui me dévisage d'un air perplexe. De ce que je ressens, elle a une vague aura...je me demande si elle est assez puissante pour "voir" comme moi (c'est le terme usité "ceux qui voient" pour parler des personnes dotées de capacité extrasensorielles) "Naoko ! On ne fixe pas les gens !! Qu'est-ce qu'il y a ?" "T'es venu pour réparer la porte ?" Je soupire en contemplant la minipouss. "C'est ça, oui. Je suis la bonne. Shimi-san, j'aimerais rentrer dans la classe si vous êtes d'accord." En posant la main sur la porte, j'ai une impression très fugace, presque primaire. Une sorte de sentiment à l'état brut, mal défini...pas nécessairement mauvais mais c'est si rapide que je n'ai pas le temps de le saisir. Rien de très étonnant, je suis dans une école, des centaines de mains ont touché cette porte, certains gosses y ont peut-être laissé des sensations confuses et j'ai eu droit à un reliquat. A l'intérieur, rien de plus. Pas d'aura, pas de fantôme en train de ronquer dans les peluches ou de yôkai qui fait de l'accrobranche sur les néons, juste une salle banale, vide... "Il s'est passé quelque chose juste avant que ça ne commence ?" Je demande en m'arrêtant pour regarder le mur où les dessins sont affichés. Je les examine tandis que Shimi réfléchit : "Rien de particulier, non." Il n'y a que des choses classiques, tous les dessins se ressemblent, jusqu'aux couleurs utilisées : des maisons, des soleils, des arbres...sauf un des dessins, qui présente une espèce de machin noir totalement indéfinissable, où je distincte vaguement deux triangles et une espèce de trait qui émergent. Signature : Naoko. "Et avec les mioches ?" L'instituteur me regarde d'un air offusqué...que ça peut me gonfler les gens qui me pleurent dans les étagères qu'ils ont un problème mais hérisse le poil quand je propose des solutions qui ne correspondent pas à leur conception du "bien et du mal" (comme si ça pouvait exister ailleurs que dans les disney, tiens...) "Vous n'oseriez pas insinuer qu'un enfant..." "Je n'insinue rien, je DEMANDE. Répondre aux questions c'est votre boulot, non ? Moi le mien c'est d'en poser. Alors répondez et arrêtez de me faire les gros yeux, vous n'êtes pas avec votre marmaille. Il n'y a rien dans votre salle ni dans votre cour, donc si ce n'est pas quelque chose à l'intérieur, c'est que quelqu'un ici l'a amené. Vous pratiquez la magie noire, peut-être ?" Là je crois que je viens de me faire un copain, vue la vitesse à laquelle son visage se décompose. Ça va encore meugler sec sur ma messagerie vocale... *** "Que voulez-vous ?" Moi qui tente de faire du charme à une fille, c'est aussi risible qu'un cul-de-jatte sur un trampoline : on se demande à quel moment au juste il va se casser la gueule. Et la standardiste n'a pas l'air franchement convaincue par mes tentatives pour lui tirer les vers du nez. "Écoutez, il y a apparemment un petit problème avec les mio...enfants, je voulais simplement savoir si vous avez eu des échos récemment. Par exemple, il y a une semaine ? Il n'y en a pas un qui aurait ramené un vieux jouet, fait une sortie avec ses parents ?" Elle renifle. "Je ne vois pas en quoi ça vous intéresse" (confidence pour confidence, moi non plus) "les petits sont calmes en ce moment, il y a juste eu avec Naoko, lundi dernier..." Tiens...le citron miniature que je semble intéresser a fait des histoires il y a un peu plus d'une semaine... "Elle est arrivée avec les yeux rouges, elle n'a rien voulu nous dire et ses parents nous ont juste demandés de la laisser tranquille." Je souris, l'air songeur. N'approchez pas, vilains curieux...c'est peut-être anodin mais ça coïncide quand même rudement bien. La standardiste, visiblement plus détendue qu'à mon arrivée, se redresse. "Et je ne vous donnerai pas leur adresse. Ça ne vous regarde pas." "Mais si, mais si." Je plonge le bras sur son bureau et attrape la boîte à fiche, obtenant un couinement aiguë de sa part. Elle tente de me saisir par la manche. "Arrêtez, vous ne pouvez pas !!!!" "Mais si, vous voyez bien que j'y arrive. Arrêtez de tirer sur mon pull, il a déjà l'âge de ses artères, vous allez me l'achever." Naoko... Naoko Kondo ??? Ce sont les mêmes kanji. Et l'adresse... Tiens, apparemment j'ai une petite nièce. Et maintenant que j'y repense, il me semble qu'en effet mon frère s'est reproduit. Plusieurs fois, même... Il va sûrement être content que je lui ramène sa gosse ce soir, le frangin. Rendant à la standardiste aux abois sa boîte de fiches, je lui souris à nouveau. "Vous me prêteriez votre téléphone, vous seriez un amour." A suivre, donc...

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Source de l'image : insustancialidad

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