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On vous demande de l'autre côté

Ce qui est rassurant de manière générale c'est que même si on vous a enseigné la sagesse taoïste et bouddhiste - ce qui vous procure à priori une supériorité sur la trivialité humaine - vous n'êtes pas exempt d'idées débiles. Comme raccompagner votre petite nièce (que j'ai récupérée ici) , sa salopette qui brûle les yeux et ses caprices chez elle, alors que vous avez une vilaine allergie à tout ce qui est inférieur à huit ans (au-dessus, je tolère un tout petit mieux...je vous en reparlerai). Je serais bref sur la traversée des quelques rues qui séparent l'école maternelle de la maison de mon frère. Je n'aime pas passer pour un con et je trouve assez risible qu'un type capable de choper un yôkai par les trous de nez pour lui dire qu'il est indésirable ne sache pas tenir une morveuse de cinq ans. Elle m'a échappé deux fois, a failli finir sous les roues d'un bus qui a freiné in extremis avant de m'abreuver d'injures et m'a ensuite collé une série de coups de chaussures rouges dans les chevilles sous le prétexte que j'étais "vilain" (tu es lucide, ma nièce). Comme je suis d'un naturel optimiste, j'ai vu cette excursion comme un signe du destin : le mien est de ne jamais me reproduire. Définitivement. C'est Miyumi, ma belle-sœur, qui m'ouvre la porte. Elle m'examine des pieds à la tête un long moment et s'autorise un petit sourire de garce (je l'avais bien mémorisé celui-là, au mariage, je me suis dit avec une pointe de sadisme que mon frère allait en baver). "Tiens...tu es presque devenu un homme, alors ? Je n'aurais pas parié dessus..." Ça fait SI LONGTEMPS que ça ? "Pour répondre à ton expression ahurie, Satoru-kun, la dernière fois que j'ai vu ton visage, il était caché derrière un camouflage d'acné." Quand je vous disais qu'elle était charmante... "En parlant de ça, je te ramène ta progéniture." Miyumi regarde sa fille d'un air presque surpris. "Elle t'a suivie jusqu'ici ?" Souriant, je pose la main sur le visage de Naoko et en détache l'ofuda qui y est collé en incantant un sort de désenvoûtement. "Tu me connais, j'ai le truc pour les faire obéir." "J'espère pour toi, mon cher beau-frère, qu'elle ne va pas faire des cauchemars." Comme si j'assurais le service après-vente...Je laisse ma nièce se précipiter dans les jambes de sa mère, qui m'invite à entrer. Ce qui me frappe dans la décoration intérieure de Kanata, c'est son absence. C'est tout juste s'il y a un vase. Les meubles sont ordinaires et fleurent bon le premier modèle-premier prix, les murs blancs, la disposition fonctionnelle. Miyumi me fait asseoir sur un canapé dur comme de la pierre et me sert un thé tellement noir que je peux voir nettement mon reflet à l'intérieur. "Il y a un problème avec Naoko ? Au téléphone, tu étais assez évasif..." "Ça se pourrait. Mais j'avais besoin de quelques infos d'abord. Qu'est-ce qui s'est passé la semaine dernière ?" "La...?" Elle se tend et regarde Naoko, qui joue à quelques mètres de nous avant de se pencher vers moi. "Elle en a parlé à l'école ?" "Justement, non. Et ça pourrait être lié aux événements bizarres qui s'y déroulent. On m'a appelé sur les lieux ce matin et je trouve curieux que le nom de ta fille revienne...surtout quand on connaît ses ascendants." "Naoko n'a pas de dons pour l'onmyôjitsu. Nous avons déjà discuté avec ôka-san" Se rembrunit ma belle-sœur. Mon métier lui a toujours posé problème: visiblement, tout ce qui est paranormal lui flanque la frousse.

Je fais claquer ma langue. "Mais elle "voit" non ? Elle t'a déjà dit que des gens étranges traversaient la maison...elle entend les plaintes près des cimetières. Et même en lui imposant le silence, tu ne peux pas cacher un don pareil." Miyumi reste silencieuse en me regardant. Parfois j'ai l'impression qu'elle éprouve de la pitié pour moi, ce que j'ai un peu de mal à trouver gentil. Kanata ne m'a jamais parlé des antécédents de sa femme mais ce genre de réaction est plus limpide qu'un journal intime, j'y devine une confrontation "délicate" avec un esprit. Lentement, je répète ma question : "Qu'est-ce qui s'est passé il y a une semaine ?" "Naoko, va dans ta chambre." Quand la gosse fait mine de protester, sa mère l'empale d'un regard lourd, et elle déguerpit sans demander son reste, emportant sa cargaison de jouets dans les bras. C'est une fois qu'elle est partie que je réalise en définitive à quel point ce salon est glacé, vide, presque effrayant. On s'attendrait à y croiser...des fantômes ? Je doute que Kanata ait choisi quoi que ce soit ici, connaissant Miyumi. Et j'ai décidément hâte de m'en aller...Si je mets ma belle sœur mal à l'aise, j'en ai autant à son service. Lorsqu'elle reprend la parole, elle me fixe droit dans les yeux : "Dimanche soir, il y a eu un accident devant la maison. J'ai entendu un crissement de pneu mais j'avais les mains prises et Kanata travaillait dans son bureau. Naoko est allée voir par la fenêtre de la cuisine et je ne l'ai plus entendue pendant une demi-heure. J'ai fini par me demander où elle était passée et je l'ai trouvée dehors, près de la route. J'ai mis du temps à comprendre ce qui s'était passé quand j'ai vu les traces de sang sur ses mains..." **** Ce matin, quand j'ai accompagné Naoko à l'école, elle a été un peu plus calme. La discussion avec ses parents hier soir a été on ne peut plus houleuse mais c'est quand il a fallu que je lui en parle à elle que je me suis vraiment vu sur la corde raide. En fait, elle a pris la nouvelle beaucoup plus calmement que ses géniteurs. Mais sur le trajet, elle n'arrête pas de se retourner alors que nous traversons la rue qui nous sépare de la maternelle et je pousse un soupir excédé. "Il nous suit. Arrête de t'agiter." "Il va partir si je bouge ?" "Peut-être..." J'aurais été prêt à lui raconter n'importe quoi pour qu'elle arrête d'avoir la tenue d'une puce cocaïnomane, à vrai dire. Shimi et la demoiselle de l'accueil ont l'air pincés en me voyant rentrer, du moins jusqu'à ce que je leur annonce que mon travail est pratiquement terminé. Surtout quand j'ajoute que j'ai plutôt une bonne nouvelle à leur annoncer. Menant Naoko jusqu'à la classe, je m'accroupis près d'elle, alors qu'elle s'assoit sur un des petits sièges colorés et sort les feutres de leur boîte en silence. A cette heure-ci, le soleil est encore clair, le bâtiment totalement vide. Shimi referme la porte derrière lui quand je lui fais signe et nous examine, l'air perplexe : "Et maintenant ?" "Nous allons simplement attendre." Je lui annonce calmement, bras croisés. C'est ce que je fais la plupart du temps, je suis rompu à l'exercice. Un silence gêné, un peu ensommeillé s'installe dans la classe et Shimi finit par venir près de son élève lui aussi. "Qu'est-ce que tu dessines, Naoko ?" Je désigne les dessins d'enfant au mur, la feuille de la petite et son espèce de forme noire. "Son chat. C'est ça, Naoko ? C'est bien Shûya que tu dessines ?" Elle approuve, sans lâcher ses feutres ni cesser de fixer sa feuille. Elle a le visage contracté, les sourcils froncés alors qu'elle essaie de faire les oreilles. "Je ne comprends pas le rapport..." Soupire l'instituteur, à qui je fais signe de se taire, avant de lever un doigt pour qu'il tende l'oreille. Au début, il n'y a que le frottement du feutre de Naoko, on entend même pas les bruits de la rue, d'ici... C'est ténu mais audible si on est attentif : un petit grattement, qui provient de la porte qui donne sur la cour. "Ça y est. Votre "visiteur"..." Me redressant d'une détente souple, j'arrête le feutre de Naoko du bout des doigts et lui fais un petit signe de la tête. Se levant à son tour, elle prend la main que je lui tends. "Tu n'avais pas le droit de faire rentrer Shûya dans ta chambre, pas vrai ?" Je glisse d'une voix basse, les yeux légèrement plissés. Je dois rester à bonne distance si je ne veux pas le faire fuir... Lentement, je traverse la salle de classe , la main de ma nièce serrée dans la mienne. Shimi nous regarde, comme figé. Même les imbéciles sentent ces instants-là :ceux où l'on touche du bout des doigts "l'autre côté", les morts qui ne sont pas tout à fait partis, les morts qui nous observent avec bienveillance, parfois. Et il n'y a pas que des humains de ce côté-là. Des animaux, aussi. Je m'immobilise devant la porte et regarde la petite. "Alors tu ne lui ouvrais jamais. Même pas l'entrée. Et dimanche...une voiture l'a percuté. Et tu t'es dit que tu avais été vilaine de le laisser dehors. C'est ça qui s'est passé, Naoko ?" Elle se tait, regardant droit devant elle. Elle a peur, elle devine que ce n'est pas un être vivant qui gratte - presque furieusement à présent - contre cette porte en plastique bleu. Je m'agenouille. "Il veut entrer. C'est tout. Il peut te suivre mais il n'entrera pas si ce n'est pas toi qui lui ouvre. Il n'est pas en colère." Les sons s'amplifient encore: des miaulements plaintifs et je devine l'aura du petit fantôme...c'était ça, cette sensation étrange, brute que j'ai ressentie en poussant la porte. L'aura d'un animal... Naoko piétine quelques secondes en me jetant un regard hésitant, puis finit par s'approcher, en se hissant sur ses souliers rouges pour ouvrir la porte. Mon estomac se tord alors que l'âme de Shûya s'engouffre à l'intérieur et j'inspire à fond pour ne pas vaciller. On croit souvent à tort que les âmes humaines ont un rayonnement supérieur à celles des animaux mais par expérience, je peux vous assurer que je préfère entrer dans un cimetière humain plutôt que d'animaux domestiques. Il y a quelques secondes de flottement et Naoko regarde en l'air, levant le nez avant de sourire et de tendre les bras, que je rabaisse immédiatement. "Tu ne peux pas le toucher." "Qu'est-ce que vous avez fait ?" Shimi est arrivé derrière nous et me fixe d'un air d'incompréhension totale. Il a du bol, lui il n'a pas pris le contrecoup et il doit juste se demander s'il va devoir appeler les hommes en blouse blanche pour l'oncle et la nièce. En me relevant j'ai les tempes qui bourdonnent alors que "Shûya", à présent posté à côté de Naoko, pose sur moi un regard presque pensif. Je ne bouge pas. "Kondo-san ?" Il ne va pas me lâcher celui-là. Mais j'imagine que voir une de ses élèves qui s'émerveille d'une sorte de courant d'air, ça perturbe. Shûya s'ébroue, mécontent que l'instituteur s'approche. Avec un sourire de commercial qui vient de fourguer dix kilos de soja avarié, je pose les mains sur les épaules de Shimi, en profitant pour l'éloigner de la petite, que son esprit-gardien fixe, les oreilles en arrière en émettant une espèce de grondement régulier (un ronronnement, je suppose). "Félicitations ! Votre classe a un gardien à partir de dorénavant. Si, si, vous en avez de la chance, vous allez être à la pointe en matière d'ésotérisme, toutes les adeptes de tarot et de feng shui vont venir vous coller leurs moutards dans les pattes...Alors surtout, un conseil : faites installer une chatière, les fantômes ont un peu tendance à garder leur petites habitudes. Vous n'avez pas idée , c'est pantouflard un esprit." Je lui explique avant de lui glisser sur le ton de la confidence "Ha, et si j'étais vous je m'abstiendrais de disputer Naoko dans les prochaines semaines...enfin disons les prochains mois. Ca se vexe vite, un gardien. Vous avez tout noté ?" Il me fixe avec un regard d'anchois en train d'agoniser dans un pot de sel. "Moi, je dis ça pour votre porte. " Shimi se dégage brusquement et hausse le ton. "Est-ce que vous allez M'EXPLIQUER ? C'était quoi, ce qu'on a entendu ?" "Vous n'êtes pas rapide vous...alors je vais me répéter : le chat de Naoko." "Vous n'êtes pas drôle." Grince-t-il. Par ce qu'avec la gueule que j'ai fait quand elle a ouvert la porte, j'avais l'air de rigoler, peut-être ? Ce type demande à un onmyôji d'exorciser sa salle de classe mais paraît perturbé que l'esprit d'un chat décide de venir retrouver sa maîtresse. Il aurait sans doute préféré un oni furieux. "Bon, écoutez, je ne vais pas y passer la matinée, je suis légèrement crevé et je vous avoue que j'ai pas envie de tourner en boucle. Alors on va faire la chose suivante : on laisse mijoter tout ça et quand vous aurez enfin compris, on se rappelle." Nouveau sourire à un Shimi dont l'expression de poisson séché ne va pas en s'arrangeant. De son côté, Naoko regarde Shûya d'un air contrit : "Comment je vais expliquer ça à maman ?" Je me racle la gorge en levant les yeux au ciel. "Si j'étais toi j'attendrais un peu avant de lui dire. Jusqu'à ta majorité, ce serait pas mal." L'idée d'expliquer à ma belle-sœur que sa fille a hérité d'un esprit-gardien est au-dessus de mes forces, je crois. Et des siennes aussi. Et sur ce amis lecteurs, je vous laisse pour deux bonnes semaines, j'ai reçu un sympathique coup de fil de Saitama, où se trouve ma résidence familiale. Le genre de coup de fil où grommeler qu'on est occupés n'est pas une réponse. J'en frétille de joie, si,si.

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Source de l'image : justanuptowngirl

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