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Journées portes ouvertes - 2

Pour ceux qui ont raté le début :un des membres de ma hiérarchie a trouvé très fun de "m'inviter" dans une université où se tient une conférence sur l'évolution spirituelle du Japon et sa place dans une société moderne. J'ai essayé de dire non. Et comme j'étais hier matin en costard (si vous rigolez, je vous emmerde. Mais alors profondément) devant l'entrée de l'université, vous vous doutez que ça n'a pas marché. Je suis accueilli par une prof qui me regarde à peine et me demande de la suivre jusqu'à la salle de conférence. Elle m'a fait un milliard de courbettes mais s'est à peine enquis de savoir qui j'étais. Comme - bien sûr - je suis en retard, direction ma place avec deux feuilles qui recensent la liste des gens qui vont parler avant moi. Deux professeurs, un chercheur, un...archéologue ? (Je me sens très "vestige", là, pour le coup !) Mon voisin de droite me détaille et finit par me demander si je suis un étudiant. Ça vous laisse imaginer la classe que je peux avoir dans un costume. J'admets, si je m'étais coiffé, j'aurais peut-être l'air moins ridicule (pour ça, il faudrait que j'ai une brosse, de toute manière). "Non, je viens juste pour décorer." C'est le sentiment que j'ai en tout cas. En face de nous, le "public" commence à s'installer. D'autres professeurs, pas mal d'étudiants...dont un groupe majoritairement féminin qui glousse en me remarquant. Pitié...j'ai déjà des difficultés à ouvrir la bouche quand mon interlocuteur n'est pas tout seul mais avec ça en face, dé-serrer les lèvres va être une gageure. L'archéologue - un occidental qui parle un japonais alourdi par son accent - paraît remarquer mon malaise et glisse aux jeunes filles qu'elles devraient changer de place. Soupir de soulagement. "Vous êtes Kondo-sama ?" Quand je suis stressé, je suis encore moins bavard que d'ordinaire : ça consiste à répondre par syllabes. Je lâche un "oui" du bout des lèvres en fixant obstinément la manche de mon costume. L'archéologue me détaille quelques secondes puis constate : "On m'avait prévenu à votre sujet. C'est votre première conférence, je crois." "Et la dernière, j'espère." Il se met à rire. "J'avais cru comprendre que vous n'étiez pas très motivé, effectivement." "Je n'ai rien à dire." Je réponds en le regardant, avant de désigner l'assemblée "Ces gens...ils ont une vie rangée, calme, leurs principaux soucis, c'est leur famille, leur crédit, ils ne croiseront peut-être jamais de fantôme de leur vie, pour la plupart ils n'y croient pas. Qu'est-ce que vous voulez que je leur raconte ? Ils vont me prendre pour un dingue ou pour escroc. J'aurais rien fait passer, ils repartiront sans y croire davantage, à quoi ça nous avance ?" C'est le second aspect de mon attitude lorsque je suis stressé : peu bavard mais dès que j'en ai l'occasion, je déverse tout ce que je pense, en un bloc. Il me fixe quelques secondes et hausse les épaules. "Hé bien, vous voyez bien que vous avez des choses à dire." Dire qu’on n’a rien à dire...les heures qui suivent vont être à se rouler par terre. *** "Pour conclure, je dirais que les légendes du folklore sont parfaitement à l'image de notre société actuelle : les yôkai, par exemple, sont une menace "imaginaire", visant à infantiliser l'individu mais à assurer un comportement qui ne soit pas déviant." Mais qu'est-ce que je fous là...ce type est en train de dire en gros que les démons et fantômes sont juste les fantasmes qu'on brandit sous le nez des gosses pour qu'ils finissent leur assiette et arrêtent de hurler dès qu'on éteint la lampe ? Je suis quoi, moi, un gardien de crèche ? Une baby-sitter ? "C'est à vous, Kondo-sama." L'archéologue vient de me donner un petit coup de coude et je relève les yeux. En face de moi, une marée de visages silencieux, dont je ne parviens pas à capter l'expression, me fixe. Sans y avoir jamais foutu les pieds, j'ai le sentiment d'être dans un tribunal, et pas du bon côté en prime. J'entends vaguement qu'on me présente et j'attrape le micro qu'on me tend, comme dans un état second. " Je...ne voulais pas venir aujourd'hui." Silence. "Je ne me voyais pas vraiment vous raconter ma vie. Je pense que vous n'en avez rien à foutre." Silence toujours, un peu interloqué tout de même. " Vous parlez traditionnel, folklore...des légendes au sujet des yôkai mais tout ça, c'est totalement désuet." J'inspire, je me sens con, moi, le plouc de Saitama, à leur dire que leur folklore est poussiéreux, dépassé. C'est pas comme si j'étais en train de piétiner allègrement tout ce qui a été dit pendant les deux dernières heures, après tout. "Les yôkai et les fantômes se sont adaptés depuis longtemps. Plus vite que vous. Plus vite que moi, aussi. A l'heure actuelle, vous travaillez peut-être avec un kitsune, votre logeuse est capable de traverser vos murs, le banquier qui vous autorise votre crédit a peut-être le moyen de déclencher des orages..." Je regarde les autres intervenants, dont certains me fixent avec animosité. "Il y a quelques semaines j'ai arrêté une kitsune qui volait des bijoux. Elle était chef de rayon, avait plusieurs vendeuses sous ses ordres. Je connais un oni qui travaille dans la police. Je ne suis pas là pour préserver le décorum...je suis là pour garantir l'équilibre. Tout ce que savent les gens à côté de moi ne me servirait à rien. Pour eux, c'est uniquement de la culture générale. Et les yôkai jouent là-dessus : comme personne n'y croit, ils ont une route tout tracée." L'archéologue dissimule un sourire à la hâte. "Ca me colle des sueurs froides quand on m'appelle "sama", je ne supporte pas les tenues de cérémonie. Ma seule pensée quand je suis face à un yôkai c'est que j'aimerais pas finir dans son estomac. Et ma principale performance, c'est de savoir courir vite." Les étudiants s'échangent des regards mais restent silencieux. "C'est...bêtement trivial. Je ne suis pas quelqu'un de spirituel. Je fais de l'assistanat, je connais la psychologie de chaque yôkai, je ne me suis jamais amusé à analyser ses causes. Parce que quand quelqu'un meurt, c'est que je n'ai pas été assez rapide. Il n'y a que dans ces moments-là qu'on réfléchit...autrement dit, trop tard." Ma main s'affermit sur le micro et je m'efforce de sourire, même si ça doit davantage ressembler à la grimace d'un type qui a de sérieux problèmes digestifs. "Pour vous, c'est de la culture, de l'information. Pour moi c'est réel. Et...c'est pour ça que je ne voulais pas venir. Et que je n'ai rien d'intéressant à dire. Sumimasen." Et sur ces bonnes paroles, je quitte l'estrade et sors de la pièce dans un silence médusé. Dommage que je n'ai pas eu le courage de jeter un dernier coup d'œil en sortant, leur gueule devait valoir cher. Une fois à l'extérieur, je défais ma cravate et vais m'asperger la figure dans les toilettes, jetant à mon reflet un regard vague. J'ai la gueule de tout sauf d'un maître, sauf d'un conférencier...je ressemble plutôt à un lycéen qui vient de se faire botter le cul par le conseil des élèves. Ça ne saurait tarder, d'ailleurs. "Kondo-san !" Le directeur de l'université me cueille à la sortie des toilettes et me regarde des pieds à la tête, débraillé, le visage encore humide et la chemise à demi-ouverte. "Est-ce que vous êtes devenu fou ?" Jappe-t-il "Vous avez conscience de la portée de vos propos, au moins ?" Je repasse ma veste et essore ma cravate sans broncher : "Pas bien, je vous avouerais. Et si je devais être totalement honnête, j'ajouterais que je m'en fous." "Pardon ???" "Je m'en tape. Rien à cirer. Je m'en secoue les esgourdes. Vous voulez d'autres synonymes ou ça vous ira ? On m'a demandé de venir et de faire part de "mon expérience". J'ai obéi, navré que ça ne cadre pas avec votre programme. Puisque de toute façon, le folklore est "infantilisant", je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus pour lui. Juste un truc : c'est pas avec des profs chiants que vous leur donnerez envie de savoir ce que c'est un kyûbi. Essayez les mangas." Et je sors du hall, furieux, humide, les jambes encore flasques d'avoir dû prendre la parole en public. C'est en rentrant que j'ai trouvé leur mail. Les étudiants de la salle ont apparemment relevé mon adresse dans le programme de la conférence. Le premier veut savoir pourquoi il ne faut pas couper ses ongles le soir. Le second se demande si la théière de sa famille - qui date d'il y a presque cent ans - va vraiment devenir un kami. Le troisième me dit qu'il aimerait que je lui déchiffre un truc en sanskrit, qu'il avait amené exprès. Et la (peut-être le, on ne sait jamais) quatrième m'avoue que l'onmyôjitsu elle s'en tape complètement mais qu'elle voudrait savoir si je suis libre pour un verre et si j'ai VRAIMENT envoyé chier le directeur.

Je ne suis pas persuadé que l'héritage spirituel s'en porte mieux, mais bon...on ne va pas faire le difficile. Et je vais peut-être éviter à un étudiant de se faire dévorer par sa théière.

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Source de l'image : mag3737

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