Mettez-vous à l'aise...
Aujourd'hui, je vais faire dans le racolage : je vais parler de sexe. Non, je ne compte pas m'étaler sur mes fantasmes, montrer ses fesses ça en fait peut-être marrer certains mais pas moi. Et puis vous seriez déçus, croyez moi. J'en parlais la semaine dernière, je me suis fait démolir le portrait par un yôkai et ses petits copains pour avoir foutu les pieds où il ne le fallait pas. Parce qu'il faut le savoir : les yôkai pratiquent eux aussi le tabassage en règle. Sauf que les flics ne s'en mêlent pas, on ne passe pas les menottes à un truc qui a des griffes, ça non, on laisse Kondo-san s'en occuper tout seul. Résultat, Kondo-san s'est fait casser la gueule. **** C'est toujours légèrement agaçant en rentrant chez soi de s'apercevoir que quelqu'un a ouvert votre porte et s'est tranquillement installé sur votre lit/canapé. Surtout quand le quelqu'un en question est doté de six queues touffues et d'un sourire de vendeur de bagnoles. Je râle beaucoup mais si je devais désigner l'épine dans mon pied, je dirais Gekkô Setsu, ce kyûbi puant qui me suit comme mon ombre et adore venir foutre son nez velu dans mes affaires. Dans le genre "épine dans le pied", on peut dire que Gekkô me remonte jusqu'au genou. Voyant que j'étais partagé entre l'envie de l'étrangler ou de l'ébouillanter à coups de cafetière, il m'a tranquillement expliqué qu'une de ses employées avait quelques petits problèmes avec un kappa insistant : l'employée en question était une masseuse d'un soapland situé à Kabukichô. Le descriptif plus haut est un chouette euphémisme made in japan pour désigner - dans l'ordre - maison close et prostituée. Autant dire deux éléments de l'économie nippone à priori plutôt éloignés du taf d'un onmyôji. Mais Gekkô a insisté : "Une jeune fille charmante, Satoru-chan. En plus elle préfère les clients dans ton genre." Renonçant à lui demander de quel "genre" il parlait, je me suis contenté de pianoter sur mon bureau, jouant d'un air négligeant avec deux fuda posés là, en prévention. "Et il lui veut quoi ce kappa, à ton "employée" ?" Sourire franchement pervers de l'autre crevure de renard. "Tu veux un dessin ?" "Non. Je veux pas. On peut savoir pourquoi tu ne t'en occupes pas, Gekkô ? Va l'attendre dans ton...établissement et fais-en une applique murale. " (Et sors de chez moi avant que je t'aide en foutant le feu à une de tes queues, tant qu'à faire) "Parce que j'aimerais rester en bons termes avec les kappa de Tokyo et que faire une "applique murale" avec l'un des leurs n'est pas le meilleur moyen." Me rétorque-t-il tranquillement en examinant ses griffes. "Donc c'est moi qui ait le droit de passer pour le fouille-merde, histoire de changer." "Tu as raison." Me répond-t-il en faisant claquer sa langue "Attendons plutôt qu'il la tue ou qu'il la viole, ça te fera un motif valable pour intervenir ? Histoire de changer ?" "Ça va, j'ai compris. Mais tu aurais QUAND MEME pu éviter de me refiler ce bébé-là. C'est le genre à t'exploser à la figure." "Et te priver d'une mission agréable ? Tu veux rire ! Et puis qui sait...tu vas peut-être toucher une fille pour la première fois de ta vie ?" "Je vais être sympa et ignorer la dernière remarque. Elle s'appelle..."Reiko", c'est ça ?" "C'est un pseudonyme. Je l'ai prévenue que tu allais passer mais un conseil, sois discret. Le kappa la fait surveiller et son dernier client...comment dire..." Rétrospectivement, je m'en suis mieux tiré que le client susdit. A l'heure où j'écris, je pense qu'ils ont dépendu son corps des lignes à haute tension. C'est que c'est blagueur, un kappa. *** En fait de "soapland", l'adresse fournie par Gekkô avait plutôt des allures de club fétichiste. J'ai un instinct de conservation bien entraîné et il hurlait en me brandissant des panneaux "tire-toi et vite", l'instinct en question. "Monsieur ? Vous avez rendez-vous ?" Je ne sais pas si c'est sa bouche de piranha arrangé au rouge à lèvre façon "sang frais" ou le décolleté de la fille, compressée dans une robe en vinyle mais j'ai bafouillé deux trois fois avant d'arriver à placer "Reiko" dans une phrase à la syntaxe approximative. "Vous êtes débutant ?" C'est ça, fous-toi de moi, miss morue, je te dirais rien. Je me racle la gorge et parle d'une voix polaire pour bien lui indiquer le type d'effet qu'elle peut me faire. "J'ai besoin de parler à Reiko-san." "Bien sûr, oui. Ils viennent tous "pour parler"." Me répond le piranha sous blister-vinyle en approchant son visage du mien. "Vous payez comment ?" En lui tendant ma carte bleue, j'ai eu une pensée émue pour la charmante personne en charge de mes notes de frais. Elle avait pas fini de se poser des questions, celle-là. Et en voyant le prix affiché qui dépassait les quatre zéros, j'ai maudit Gekkô et ses idées pourries. "Voilà, Reiko vous attend dans la chambre 9, soyez assuré qu'elle est à votre entière disposition. Pour parler comme pour le reste." Le reste... C'est en rentrant dans la chambre que j'ai commencé à piger pourquoi Reiko ne se laissait pas faire par les kappas et pourquoi Gekkô ricanait en m'écrivant l'adresse. Elle était habillée dans une espèce de robe de soirée fendue, les cheveux relevés sur la nuque, un maquillage très noir autour des yeux et un petit sourire en coin. Je ne sais pas si c'est ce sourire qui m'a donné envie de faire demi-tour...ou la paire de menottes bien visible attachée au lit. En me voyant entrer, elle ne me laisse même pas le temps de décocher un mot et se glue instantanément à moi. "Tiens...tu es nouveau ? Alors dis-moi...qu'est-ce qui te ferait plaisir ?" Si elle commence à me tutoyer, ça va mal se passer. "Tu as avalé ta langue ?" Visiblement, "Reiko-san" n'aime pas attendre car elle vérifie tout de suite que ce n'est pas le cas en collant sa bouche à la mienne, un bras serré autour de mon cou tandis que l'autre commence à promener. "Tu as envie que je te dise comment ça va se passer ? C'est ta première fois ? "Elle me glisse à l'oreille en me laissant enfin respirer. Mais c'est QUOI, bordel, cette manie de croire que j'ai jamais touché une fille ? Que la galanterie aille se faire foutre dans les grandes largeurs, je suis pas venu ici pour me faire initier aux menottes à fourrure. Sans ménagement, je lui attrape le poignet et l'écarte de sa position initiale, située sous ma ceinture. "Ha non, je crois que c'est moi qui vais fixer le programme, plutôt : vous allez foutre la paix à tout ce qui se situe sous mes fringues - à fortiori mon équateur - on va s'asseoir tous les deux sur des sièges SEPARÉS pour que vous me parliez du yôkai qui vous harcèle et si vous vous approchez encore une fois, je vous préviens aimablement que je n'ai aucun problème pour ce qui est de mettre des beignes au beau sexe." "Attends...C'est toi, l'onmyôji dont parlait Gekkô ?" Son regard balaye toute ma petite personne, du haut en bas. "Mais tu as quel âge ???" Je pince les lèvres et me force à lui sourire, même si ça tient davantage de la grimace. "Alors, vous voulez que je vous en débarrasse de ce kappa ou pas ?" Et la voilà qui se met à rire, une main posée sur la bouche. "Ne le prends surtout pas mal mais si tu as peur de moi, je ne vois pas bien ce que tu ferais contre un yôkai qui fricote avec la mafia." "Ne le prenez surtout pas mal, mais vous faites nettement plus peur que n'importe quel yôkai, à vrai dire." Bon, au moins j'ai eu la décence d'achever la galanterie à coups de pioche sur la gueule. Pas beau à voir mais efficace. Pourtant elle n'a pas l'air spécialement vexée, se contentant d'un haussement d'épaules que je traduis par "petit con" avant d'aller s'asseoir. "C'est un de mes clients. Un régulier." M'explique-t-elle en croisant les jambes "Il a décrété que j'étais un bibelot. Et il n'a pas paru satisfait que je refuse de me faire mettre sur une étagère." "C'est pas flatteur de se faire comparer à un nid à poussière j'imagine. Et ensuite ?" "La sécurité a dû le vider des lieux le jour où il est devenu...incontrôlable. Il a fait exploser toutes les canalisations du bâtiment et il a tué plusieurs autres de mes clients. Son dernier message était plutôt...limpide." Elle va chercher un petit paquet dans son sac et le dépose devant moi, sur la table. Du sang a imbibé le papier. Reiko me sourit, sans le moindre humour. "A ton avis, quelle partie de mon client se trouve là-dedans ?" "Je ne vais pas payer pour voir, je peux le deviner. Il y avait un mot avec ?" "Oui. "Sous cette forme, tu conviendras aussi."." J'ai un sourire sinistre à mon tour. Ce que j'aime chez ces pervers de kappa, c'est leur sens du verbe et de la poésie. "Pour quelqu'un qui risque de finir en sachets, je vous trouve très calme, Reiko-san. La police ne s'est pas intéressée à tout ça, je suppose ?" "Non et je préférerais qu'elle ne le fasse pas. C'est pour cette raison que j'ai alerté Gekkô. Je ne savais pas qu'il avait un onmyôji dans ses contacts, d'ailleurs." Je m'apprête à répondre lorsqu'un bruit sourd retentit dans le couloir et que Reiko se tend. Près d'elle, un petit bruit sec se fait entendre et le velours qui tapisse les murs commence à gondoler alors qu'une tache d'humidité s'élargit au-dessus d'elle. "On dirait que votre problème s'est déplacé jusqu'ici." Je constate avec un soupir "Restez à distance de la porte..." Porte qui vient littéralement de bondir hors de ses gonds et me manque d'un cheveu avant d'atterrir sur le lit. Je me plaque contre l'entrée et laisse le kappa s'avancer. "Avec qui étais-tu ???" Reiko ne se démonte pas et le toise. "Avec quelqu'un qui voulait te voir, justement." Lorsqu'il tend la main pour l'attraper par les cheveux, je lui saisis le poignet pour le lui tordre derrière le dos avant de tirer jusqu'à entendre un petit craquement. "Reiko-san, vous pourriez sortir pendant que j'explique à votre client que le règlement de la maison a changé ?" Elle ne se fait pas prier, prenant tout de même le temps de rassembler ses petites affaires avant de quitter la chambre d'un pas rapide. Le kappa, contre moi, tourne légèrement la tête et semble me reconnaître. "K...Kondo ???" "Ha. On dirait que tu t'attendais pas à ce que ce soit moi." Je constate avec un petit sourire "T'attendais qui, Gekkô ?" Je l'envoie balader par le chambranle explosé et m'avance avant de lui poser un tennis sur la poitrine, sans lui laisser le temps de se redresser. "Je t'expliquerais bien le concept du féminisme à coups de lattes mais j'ai peur que ça rentre un peu en force. Y'a quelques siècles vous pouviez peut-être taper librement dans - et sur- les humaines mais aujourd'hui c'est mieux d'attendre qu'elles disent oui. Va falloir améliorer ton sens de la poésie, aussi." Il me recommande d'aller "me faire foutre" et de m'occuper de "mes fesses". Donc, je reprends l'éducation, en faisant peser plus de poids sur sa poitrine. Il suffoque et me jette un regard rageur. " C'est tout ce qu'ils ont trouvé pour me faire peur ? Toi ???" "A défaut de te faire peur, mon lapin, je peux toujours te la donner, cette leçon de féminisme. Un petit passage aux urgences, ça fait réfléchir, non ?" Pour les lecteurs qui trouvent que je parade, je vous rassure, ça s'arrête là. Au lieu de me concentrer sur le kappa, j'aurais dû sécuriser un minimum les lieux. J'avais à peine fini ma phrase que je me faisais littéralement soulever de terre par l'arrière du tee-shirt. "T'en sais quelque chose, hein, Kondo ?" Me gronde un autre kappa, grand et sec, faisant claquer son bec à moins d'un millimètre de mon nez, avant de me coller un direct entre les deux yeux et de me balancer au sol. Un second me file deux coups de pied dans les côtes. "Je le crois pas...les renards nous envoient ce morveux ?" En me redressant, j'essaie de parer, mais le second couteau me fout un nouveau coup de pied en plein dans l'estomac pour me forcer à rester au sol tandis que son petit copain recommence les coups de poing en pleine figure, plaçant le genou sur ma poitrine pour m'empêcher de respirer. Autour de nous, des portes s'ouvrent et j'entends une fille qui appelle à l'aide. C'est la voix de Reiko qui les arrête alors que j'ai le visage qui baigne dans une flaque de sang. "J'ai appelé Gekkô ! Foutez le camp !!!" Elle se tient à l'autre bout du couloir, portable à la main. J'ai la fugace pensée qu'elle bluffe mais les kappas ne semblent pas prêts à parier là-dessus : ils relèvent leur petit copain encore passablement sonné par notre conversation et foutent le camp en nous promettant de "revenir" pour me "finir". Mais j'y compte bien... Reiko m'aide à me redresser contre le mur et demande à une autre fille de ramener de quoi me nettoyer le visage. "Tu as quelque chose de cassé ?" "ARRETEZ de me tutoyer. C'est vexant." "Autant que de se faire mettre minable par le kappa dont tu étais supposé me protéger ?" Me demande-t-elle avec un petit sourire avant d'essuyer le sang qui coule de ma bouche et de mon nez. "Arrête de bouger ou je vais te mettre le mouchoir dans l'œil !!" "Vous avez vraiment appelé Gekkô ?" "Je l'ai fait dès que je suis sortie de la chambre et que j'ai vu les deux autres dans le couloir. Il ne va pas tarder. Il n'avait pas l'air surpris, d'ailleurs. Il m'a dit que la dernière fois qu'il t'avait rencardé, il avait fallu te recoudre...ça se passe toujours comme ça ?" Quand ton patron me "rencarde", très souvent, ma chère. Verdict : une semaine en homme invisible avec le bras en écharpe et Reiko qui venait me voir tous les soirs pour s'assurer que les kappas n'étaient pas venus me casser autre chose. J'ai bien essayé de lui expliquer que j'avais passé l'âge de me faire torcher mais mademoiselle a l'oreille sélective. La bonne nouvelle c'est que le kappa n'est plus retourné la voir : entre ma petite démonstration (même si la fin était foirée) et la perspective que Gekkô me remplace à la prochaine représentation, il a visiblement préféré changer de salon de massage. Mais comme je veux être certain qu'il a bien compris, je projette de venir lui donner la fin de la prestation d'ici la fin de la semaine : il se vante partout d'avoir foutu une correction à ce "petit merdeux d'onmyôji", je n'aurai donc aucunes difficultés à le retrouver.
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