Placebo
Un type, furieux de se faire refouler, m'a un jour éructé au visage que je me prenais pour un dieu. Je n'ai même pas relevé. Pas pris non plus la peine de lui expliquer qu'il y a des demandes que je ne traite pas et que je n'étais pas mieux payé en acceptant n'importe quoi. Ni en me faisant cracher à la gueule par les cons. Mais un dieu...avec le recul, ça me plairait, je pense. Au moins ce matin, ça m'aurait plu. J'aurais effacé la corde, le tabouret et remis ce corps debout. D'une main, je lui aurais ajusté les lunettes qu'il a laissé tomber quand il a passé le nœud coulant autour de son cou et je lui aurais donné une petite tape dans le dos en lui demandant : "Hé ben ? Un petit coup de blues et on se tire sans dire au revoir ?" Pour ça, il est vraiment parti sans se retourner, il n'a même pas laissé un mot. Il avait mon âge. Ce n'est pas ce qui m'a mis le plus mal à l'aise, ce détail, mais la pensée qui m'a traversé l'esprit : Pourquoi je n'ai jamais eu envie de faire la même chose ? Au fond je pourrais, ça irait vite et je les laisserais se démerder avec leur bourbier, leurs responsabilités et leur grandeur spirituelle de mes deux, tous autant qu'ils sont. Mais l'idée ne m'a même jamais effleuré. Je dois faire partie de la race de ces parasites qui se cramponnent à leurs petites existences à toutes griffes. Ça me ressemble bien, ceci dit, de m'accrocher. Et je suis certain que si je prends le temps de réfléchir, je ne trouverais que des raisons futiles, voire puériles de le faire. Mais dans cette chambre de la banlieue de Tokyo, il y en a un qui en aurait eu besoin de raisons puériles, ça lui aurait peut-être évité de grimper sur un tabouret à six heures du matin après avoir noué sa ceinture autour du plafonnier. "Vous en avez pour longtemps ?" Me demande le flic. Je me retiens de lui répliquer qu'étant données les circonstances, le temps, on en a plus que nécessaire. Mais je sais fermer ma gueule, une espèce de reliquat de délicatesse qui se manifeste encore de temps en temps. Le mala dans les mains, je m'agenouille devant le corps et prends juste quelques secondes supplémentaires pour rassembler mes pensées - et mes tripes - avant de commencer à prier, la tête penchée. On accompagne les morts, ne pas déranger. De ce que je sens, celui-là ne s'est pas attardé...Mais quand on se fout en l'air à vingt-trois ans, je suppose qu'une éternité en tant que fantôme, c'est pas le forfait pour lequel on opte en premier. Les flics ont trouvé quelques mails sur le pc, des petits messages sur MSN à des amis...mis bout à bout il paraît que ça marche comme une lettre d'adieu. La famille veut me voir. Ho, kami-sama, tout mais pas ça. Le poids du chagrin chez les autres, ça me révulse encore plus qu'un cadavre à dix centimètres de moi : les morts je sais les gérer, pas ceux qui restent. La famille insiste. Elle veut quoi ? Je ne suis que le retardataire, celui qu'on appelle quand il n'y a plus grand-chose à faire d'autre que pleurer. Ils ont besoin d'une épaule supplémentaire ? Et ils s'imaginent que je suis le bon candidat ? Ils sont dans le salon. La mère est enroulée dans une robe de chambre bleue, debout à côté du canapé, où le père regarde les va-et-vient des policiers d'un air hébété d'homme qui n'a pas vu venir la gifle. "Le maître Satoru Kondo." Le maître qui a l'âge d'être votre fils, n'a rien à vous dire mais a très fort envie de partir en courant. La mère me salue et me souris, l'expression crispée. "Je suis navrée, je ne vous ai pas accueilli, maître." "Aucune importance, vous aviez...des choses plus importantes à prendre en considération." Le père me détaille quelques secondes avant de fixer sa femme. "Vous êtes...l'exorciste ? Pourquoi tu as fait appel à lui ?" "Arrête, Ukon-san." Il se lève brusquement. "Et vous êtes payé combien pour ce cirque ? Hein ? On vous paye bien au moins ?" "Ukon-san !" Je reste immobile, les bras croisés. L'expérience m'a montré qu'il ne faut pas répondre dans ces cas-là. "Allez-y, dites-moi votre prix, que je vous règle et sortez de chez moi! Vous m'entendez ? Sortez !" Je hoche la tête et tourne les talons. La mère hésite, veux me retenir, lève le bras mais se fige dans son mouvement. Je lui jette un regard rapide : "Vous vouliez me demander quelque chose ?" "Je...est-ce qu'il...était encore là ?" La question habituelle. Je ne la comprends pas, qu'est-ce que ça change pour eux ? Au contraire, ça n'arrange rien de savoir qu'ils avaient une chance de pouvoir encore lui parler mais qu'après mon passage, elle s'est définitivement envolée. Je soupire. "Non. Je ne pense pas." "Vous ne "pensez" pas !" Me lance le père "C'est un métier facile, hein ? On ne se mouille pas !" La mère renonce à arrêter son mari et me regarde, l'air épuisé. Je le laisse hurler, toujours immobile et attend qu'il reprenne son souffle pour m'enquérir. "Si vous avez fini de passer vos nerfs sur moi, Mamiya-san, j'aimerais sortir, comme vous me l'avez demandé." Il paraît totalement désemparé par mon calme, sans doute aurait-il préféré que je lui dise d'aller se faire foutre. J'en ai même pas envie. Il hésite, l'éclat de colère vacille dans son regard et lorsqu'il reprend la parole, on le croirait sur le point de pleurer. "Je suis désolé. Je...ne voulais pas...enfin...Je suis navré." C'est rare qu'ils s'excusent : en règle générale ils se remettent à m'invectiver jusqu'à ce que je trouve le moyen de sortir. Il me fait presque de la peine...à déployer toute cette énergie qui ne servira plus à rien. Il ne réalise pas encore... La mère, elle, a réalisé. Et je comprends avec un temps de retard pourquoi elle tenait tant que ça à me voir...les flics ont dû dire entre eux que j'étais "un môme". A-t-elle pensé que ça m'anéantirait moi aussi de voir un type de mon âge se pendre ? Qu'il y aurait de l'empathie entre nous ? Plus que les injures, c'est ce que je redoute chez les personnes en deuil. Comment leur dire... J'ai peut-être l'air d'un étudiant mal réveillé mais des gens comme son fils, j'en vois dix par semaine. Si je devais retenir ne fut-ce que leur nom, mon crâne exploserait. Et si je devais ressentir de l'empathie, c'est sûr, moi aussi je finirais par me flinguer. "Toutes mes condoléances." Je salue, le dos droit et sors de ce salon étouffant. J'ai besoin d'air, besoin de me dégourdir les jambes : il est sept heures du matin, le froid m'aidera à reprendre contenance, me nettoiera un peu les neurones de cette petite tranche de vie faisandée dont je me serais volontiers passé. Alors que je passe devant l'inspecteur - un flic qui se laisse encore moins ébranler que moi - il m'apostrophe. "Pas facile hein ? Ça va aller ?" "Ce n'est pas à moi qu'il faut le demander." Je lui rétorque. Je n'aime pas les types qui mettent les autres en première ligne et sortent ensuite leur numéro paternaliste au rabais. "Un cas classique. La pression, les études...j'ai fait convoquer le copain avec qui il discutait hier soir, bien que je ne vois pas ce qu'on va en tirer. Mais on s'habitue jamais, pas vrai ?" "Inspecteur, La prochaine fois que la famille demandera à me voir, envoyez-leur plutôt un de vos hommes. Je ne suis pas payé pour jouer les placebo émotionnels. Bonne journée." Et je sors de la maison avant qu'il n'ait eu le temps d'ajouter quoi que ce soit. Juste envie et besoin de marcher. J'ai dû faire trois ou quatre kilomètres sous la bruine avant de me décider à finir mon trajet en bus. Quand je suis rentré, mon voisin était sur le point de partir au boulot. "Kondo-san ? Tout va bien ? Vous avez vu votre mine ?" "Non mais je vois la vôtre, ça me donne une idée." "Vous avez passé la nuit à boire, c'est ça ?" Je veux répondre quelque chose de bien senti, lui recommander par exemple d'aller se faire mettre par son patron, qu'en bon lèche-cul, ça sera dans la continuité. Bref, être franc avec lui. Mais là, je veux juste aller me prendre une douche glacée. Je me contente donc de claquer la porte sans écouter ce qu'il raconte. Un cas "classique". Sale con.
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Source de l'image : ldandersen