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Le fair-play est un truc de faibles

“C’est un cadeau ou vous vous êtes recyclé en garde d’enfant ?” Les sarcasmes de Kokuen alors que je n’ai même pas encore franchi le seuil de son bureau, ça donne la note. Plutôt un couac, d’ailleurs. Comme je l’expliquais précédemment et pour des raisons hautement primordiales, j’ai eu Shinkin - ma petite cousine - avec moi pour le week-end (une sombre histoire où il s’agit de rédaction et de faire manger une trousse hello kitty à une représentante du ministère de l’éducation). Et on ne décommande pas un “combat amical”. Surtout avec le leader des Bakeneko, les yôkai félins de Tokyo. On ne dit pas non à Kokuen. Et on ne dit pas non à Shinkin. Pour le coup je les laisserai bien se battre toutes les deux, tiens ! “C’est mon élève, Shinkin.” Regard de la Bakeneko à ma cousine, qui soutient, sans bouger, les bras croisés. “Elle tient de vous.” “Tant pis pour elle, alors. Bref, elle est juste là en spectatrice.” “Ho ?” Kokuen se penche et son visage se modifie peu à peu pour reprendre ses traits de chats, ses yeux dorés fendus de noir et ses petits crocs blancs. Elle souffle à Shinkin : “Tu es venue voir ton maître finir à ma botte ?” “C’est pas mon maître c’est mon oncle. Et les emmerdeuses comme vous il s’en fait dix au petit dej’.” Ha oui tiens, c’est ça que j’ai oublié : dire à Shinkin de la fermer. Kokuen dévoile toutes ses dents et se redresse en me fixant. “Vraiment ? Dans ce cas notre combat ne sera qu’une formalité pour lui.” Je serre la main sur l’épaule de Shinkin, sentant qu’elle va faire un autre commentaire. Elle fronce le nez mais consent à se taire. J’ai déjà des chances élevées de me prendre une raclée, pas la peine de donner des envies à Kokuen de me casser un truc. Officiellement, un combat à l’amiable entre un maître onmyôji et un yôkai influent sert de démonstration et d’hommage mutuel entre les deux camps. Rappeler qu’on peut se mettre sur la gueule dans un contexte d’échange (de marrons, donc), que le sens de l’honneur n’est pas mis en péril par de sordides batailles d’influence, j’en passe et des meilleures. Les années précédentes, c’était avec Gekkô que je me battais. Ça nous changeait pas tellement et on rentrait chacun chez soi avec des bleus, tout le monde était content. Mais cette année...c’est Kokuen. Depuis le temps qu’elle rêve de me coller une branlée, elle feulait de joie à l’idée que le combat se déroule entre nous. Gekkô a refusé de remettre ça .Il faut dire l’an dernier, il a perdu les poils sur tout le flanc droit suite à un mantra un peu “salé” de ma part. Il a dû bosser avec un bonnet pendant deux mois le temps que ça repousse. Il a donc laissé négligemment tomber la question lors d’une des soirées avec ses collègues. Il paraît que Kokuen a bondi de son siège comme si elle venait de se faire piquer par une guêpe. “Le dojo est au sous-sol. On nous y attend.” M’indique-t-elle en sortant du bureau. “Vous allez vous battre comme ça ?” Lorsqu’elle travaille comme directrice d’agence immobilière, Kokuen porte un tailleur strict et des escarpins qui laissent entendre “Ne me faites pas perdre mon temps, vous le regretteriez.”. Je l’ai vue vêtue de manière BEAUCOUP MOINS austère, notamment la première fois que le député sur qui elle a mis la griffe me l’a présentée. Sans faire dans l’humour graveleux, je dirais que Kokuen sait y faire pour que n’importe quel type en face d’elle ne trouve plus ses mots. Elle maîtrise le croisé-décroisé de jambes à la perfection et son décolleté provoque chez n’importe qui un fort strabisme convergent. Moi-même j’étais resté sans voix lors de notre première rencontre...du moins jusqu’à ce que je comprenne à quoi j’avais affaire. “Voyons, Kondo-kun, je ne vais pas travailler en tenue de combat. C’est une maison sérieuse, ici.” Une maison sérieuse, dirigée par un chat, doublée de la pire garce que je connaisse. Elle nous devance jusqu’aux sous-sols, aménagés à la chinoise. “Mes ancêtres viennent de Chine. J’ai gardé de...menus affaires.” “Piquées aux humains, je suppose ?” “Kondo-kun, vous êtes blessant. Et mufle. Drôle d’exemple pour votre élève.” Je t’ai demandé ton avis ? Saleté...Shinkin, elle, ne tient pas en place, j’ai du mal à la garder près de moi alors qu’elle veut coller ses doigts sur toute la déco du couloir. Ça semble amuser la bakeneko, qui ouvre une porte sur le côté. “Je vais me changer, attendez ici. Et laissez la petite s’amuser un peu...ma sœur ne va pas tarder, elle pourra s’en occuper.” Alors que je m’adosse à la paroi, gardant Shinkin contre ma jambe, je vois un petit félin blanc arriver vers nous en trottinant. A l’oreille qui manque, je reconnais la sœur cadette de Kokuen, qui se transforme sous nos yeux. Elle me salue et je lui rends de mauvaise grâce. J’ai évité à cette petite yôkai il y a quelques mois de se faire tailler en pièces...depuis, je la soupçonne de me tourner autour. Autant dire que vu mon amour des chats, elle se fait généralement rembarrer dans les règles. Elle prend Shinkin par la main et je me tends. Mais voyant que ma cousine la suit en confiance, je laisse faire, d’autant que Kokuen vient de ressortir, en combinaison noire. Elle caresse la tête de sa sœur. “Tu t’occupera bien de Shinkin-chan. Pas de farces. Kondo-kun serait contrarié.” “Et il te couperait l’autre oreille.” Complétais-je en fusillant la gosse du regard. Elle hoche la tête et emmène ma cousine vers le dojo, nous devançant. Kokuen passe devant moi. “Ne vous inquiétez pas, Kondo-kun. Nous sommes ici pour une rencontre amicale, non ?” “Si vous aviez quoi que ce soit d’amical, Kokuen-san, je le saurais. Je vous rappelle que la dernière fois que nous nous sommes vus vous m’avez proposé de me couper la tête.” “C’était une façon de parler. Vous étiez énervé et je tenais à ce que vous modériez vos propos.” Petit sourire matois. “Je ne tolère pas qu’on me parle sur ce ton.” Je hausse les épaules. “Je crache sur les pompes de votre petit copain, Kokuen-san. N’espérez pas que je lèche les vôtres.” Le combat s’annonce sous les meilleurs auspices. Si je ne finis pas à l’hôpital et elle aussi ce sera miraculeux. Mais quelle tradition à la con... (Il y a un pléonasme dans cette phrase, saurez-vous le retrouver ?). *** “Pour l’entente et l’équilibre entre nos peuples, pour préserver entre les yôkai et les hommes le lien ancien...” Bien sûr et comme d’habitude, le gouvernement a envoyé un porte-parole faire son petit discours chiant, nous rappelant à quel point c’est formidable qu’on ne se tape (presque pas) sur la gueule avec les yôkai. Kokuen s’ennuie ferme et je somnole à quelques centimètres d’elle, jusqu’à ce qu’elle me glisse à l’oreille un suave “c’est à nous, Kondo-kun”, qui me fait faire un bond en arrière. Je me lève, faisant quelques mouvements d’assouplissements. Il y a peu de public, jusque quelques bakeneko installés dans un coin, Shinkin, sagement assise, en train de taper dans le panier de mochi que lui propose la sœur de Kokuen. Alors qu’on se met en place, je les regarde toutes les deux...C’est elles qui donnent le meilleur exemple de lien je trouve, pas nous. Alors qu’on s’apprête à se mette sur la gueule, elles se font un pique-nique en discutant. Je n’entends pas tout mais apparemment la bakeneko demande à Shinkin si elle utilise internet et si elle a un Facebook. Bon ok, pour l’aspect “ancien”, c’est pas trop ça mais je préfère qu’elles s’échangent des Pokemon plutôt que des gnons. Kokuen surprend mon mouvement de tête et me rappelle à l’ordre. “Si vous ne vous concentrez pas, je risque de le prendre comme un affront, Kondo-kun.” C’est sûr, la cogner sous le nez de sa sœur et de ma cousine, c’est honorable, tiens. “Hajime !” J’évite in extremis un coup de griffes et pare son coup de pied, lui évitant de me frapper en pleine poitrine. Elle est rapide, même si ses coups manquent de force...Je recule, lentement. Je déteste affronter les chats, ce sont de véritables ressorts, il faut être totalement sur les dents pour parvenir à deviner leur prochain mouvement. En combat, Gekkô table tout sur la puissance de ses coups : une seule attaque me touche et je pars au tapis. Propre, net. Mais Kokuen va m’épuiser, diminuer mon endurance, ma concentration (déjà pas brillante en sentant le regard de Shinkin qui pèse sur moi). “Vous comptez uniquement esquiver, Kondo-kun ?” Alors que je me remets en position d’attaque, elle fond sur moi et fait un balayage, heurtant violemment ma cheville. Je conserve difficilement mon équilibre et tente de la saisir, mais c’est comme vouloir attraper une anguille. Cette fois, je n’esquive pas le coup de griffes, à la gorge, et baisse ma garde, grimaçant sous la douleur. Je me suis laissé déconcentrer, elle a le dessus... Le plus drôle c’est que si elle me bat aussi facilement, ça sera vu comme une insulte de ma part. Un dernier coup, au ventre cette fois et je m’écroule. Au moins, ça n’aura pas été long. Kokuen recule en ronronnant, léchant ses griffes ensanglantées et je respire à fond, incantant lentement pour calmer l’adrénaline, les tempes bourdonnant sous la douleur. Je DETESTE me battre avec ces saloperies de félins. “Décidément, vous n’y êtes pas...Auriez-vous l’amabilité d’être plus attentif, Kondo-kun ?” Kokuen se tourne vers le public, légèrement mal à l’aise de me voir étalé dans une petite flaque de sang... “Selon moi, ceci n’est pas un vrai combat. J’ai surpris Kondo-kun, qui n’était pas prêt. Je pense qu’une deuxième manche pour nous départager est nécessaire...du moins s’il est décidé à se battre sérieusement.” Bien sûr...elle veut jouer. C’est un chat après tout. Attends salope, tu vas voir un peu qui se bat sérieusement. On a dit “combat à l’amiable”, pas “combat fair-play.” Et j’en ai ma claque que tu t’imagines pouvoir t’essuyer les pieds sur moi. “Hajime !” Elle recommence à tourner lentement autour de moi. Et au lieu de la suivre du regard, je ferme les yeux et détends mes épaules. C’est idiot de croire que je puisse percevoir le mouvement d’un chat à l’œil nu alors je change de méthode. Respire à fond...Ne te laisse pas berner par un “organisme limité”. C’était ce que mon père disait toujours...que les cinq sens étaient juste des parasites pour l’onmyôji. Je n’entends plus que le mouvement de Kokuen...à droite...derrière moi...puis sur ma gauche. Je perçois son excitation, la distance qu’elle maintient, le bruit léger de ses griffes sur le tatami. Elle va essayer de me plaquer. Une fois à terre, ce sera facile pour elle de me labourer le dos ou le visage. Alors qu’elle me tombe dessus, j’accompagne son mouvement et la colle violemment au sol, puis je la plaque à mon tour et lui flanque un fuda sur le dos, récitant, le souffle court, un mantra de dissipation. Contrairement aux kyûbi, la transformation humaine demande un effort supplémentaire aux bakeneko : là où les renards manient plutôt l’illusion, les chats se métamorphosent réellement et sont obligés de prendre sur eux pour ne pas se trahir. Kokuen pousse un miaulement de colère et je la saisis brutalement au cou, pinçant la peau de sa nuque sans cesser de réciter, la maintenant difficilement au sol. Elle est souple mais je suis plus lourd qu’elle, heureusement pour moi. Je sens son corps rétrécir et finis par me redresser pour ne pas l’écraser alors qu’elle s’agite en sifflant et en crachant au bout de mon bras. “Surtout ne le prenez pas mal, Kokuen-san mais je vous préfère sous cette forme.” Je conclus en regardant le chat au pelage gris chartreux se débattre. Sa queue double fouette furieusement mon poignet alors qu’elle tente de déchirer le fuda qui l’empêche de reprendre forme humaine. La connaissant, elle peut s’en débarrasser seule mais elle va devoir lutter cinq bonnes minute avant d’y parvenir, sans compter que cet effort va sans doute l’épuiser. Le porte-parole gouvernemental hésite et se redresse, foudroyé du regard par son homologue yôkai. “Satoru Kondo...heu...vainqueur.” Sans cérémonie, je jette une Kokuen hérissée de rage dans les bras de sa sœur. “Disons match nul. Vous m’avez mis le compte vous aussi...ça vous découragera peut-être d’y revenir l’an prochain. Shinkin, on s’en va.” “Comment tu l’as écla-tée, oncle Satoru !” “SHINKIN !!!!” J’ai l’air fier comme ça mais à vrai dire, je ne veux pas être là quand Kokuen aura repris forme humaine. Le porte-parole du gouvernement paraît arriver aux mêmes conclusions car il m’emboîte le pas après un salut rapide aux bakeneko. “Vous avez besoin de soins, Kondo-sama ?” Me demande-t-il tout de même alors que nous remontons le long du couloir. “C’est moi qui le soigne.” Lui rétorque sèchement Shinkin. Ça, sûrement pas. Je connais ses talents d’infirmière et je crois que je préfère encore continuer à me vider de mon sang sur mon lit que de la laisser m’approcher. “Ha non. Toi en rentrant tu dois préparer ta rédaction.” “Mais, oncle Satoru...” “Tu me les as BRISEES pour m’accompagner donc en rentrant tu t’occupes de cette PUTAIN de rédaction, c’est clair ?!” Le fonctionnaire a reculé quand je l’ai engueulée, pas elle. Pour foutre la trouille à mes employeurs, je suis au point, mais pour une gosse de dix ans, y’a encore du boulot… Mais alors qu’est-ce que la maîtresse va se fendre la gueule en lisant le devoir de Shinkin. Je l’envie.

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Source de l'image : MANQUANTE

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