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Une araignée au plafond

Le problème – que n’importe qui a déjà rencontré – c’est que quand on s’installe dans la routine, on augmente les chances de faire une connerie : à ce stade, c’est exponentiel.

Ou alors on est tellement sûr de soi qu’on écoute pas et qu’on assène sa science, puant.

Et c’est à cet instant précis qu’on prend le mur. Et qu’on se demande pourquoi on a pas fermé sa gueule et ouvert un peu les yeux.

Exorciser les fantômes inoffensifs dans les pavillons de banlieue est à mon métier ce que l’épilation est à l’esthéticienne, le chat dans l’arbre au pompier et la vaccination à l’infirmière : chiant, répétitif, sans intérêt et composant 90% des tâches quotidiennes.

C’est pas que je me plaigne quand c’est facile, juste que je n’aime pas dégager les esprits qui n’ont comme seul tort que de vouloir discuter encore un peu avec les vivants.

Et j’oublie que la prudence et le scepticisme sont TOUJOURS de mise dans mon métier.

***

Le client dont je me suis occupé avant-hier a attaqué bille en tête en me disant qu’il était pressé et qu’il ne doutait pas que moi aussi, il me proposait donc de boucler rapidement son affaire. Je lui ai fait remarquer que si l’affaire pouvait être “bouclée rapidement”, elle ne réclamait pas de faire venir un agent gouvernemental surbooké.

“En fait c’est plutôt pour faire de la...prévention. Discuter, informer...” Me glisse-t-il en se rapprochant, ce qui provoque immédiatement un recul de deux pas de ma part.

“Vous trouvez que j’ai l’air d’une infirmière scolaire ? Et arrêtez de me souffler dans l’oreille. Si je vous saute dessus, le ministre va m’engueuler. C’est qui que je dois “informer” ?”

“Ma mère. Elle a presque soixante-dix ans et...elle...comment dire...”

“Je vais vous aider sur le “comment dire”. Dites-le vite et arrêtez de faire des pauses.”

“Elle pense qu’il y a un fantôme dans sa chambre.”

“Je déduis du “elle pense” que vous ne la croyez pas ?” Je rétorque en ouvrant ma sacoche pour sortir quelques fuda et mon mala.

“Évidemment que non.”

“Hm. Vous payez un exorciste mais pour vous il va de soi qu’il n’y a rien d’anormal ici...soit vous aimez claquer votre fric, soit vous avez un curieux schéma mental, Yamaoka-san.” (A ce stade de la conversation, j’ai décidé que sa facture allait être salée.)

Il ouvre la bouche, interloqué et commence à me bredouiller des excuses, auxquelles je coupe court.

“Vous voulez aller vite. Donc, je vais vérifier s’il y a ou non quelque chose chez vous avant d’aller expliquer à votre douce maman qu’elle doit changer ses lunettes pour ne plus confondre les moutons de poussière avec les esprits. Ok ?”

Franchement, pour jouer les pragmatiques en riant au nez de l’exorciste que vous avez dérangé, il faut avoir quelques lumières en dérangement dans le crâne. Autant aller discuter pacifisme avec un yakuza.

Il ne me faut même pas cinq minutes installé au beau milieu du salon entre quatre fuda posés au sol pour constater que je ne vais pas couper à la phase “prévention”. Yamaoka me regarde remballer mon petit matériel en me demandant s’il y a bien un fantôme.

“Négatif. Rien senti.”

“Vous êtes sûr ?”

“Non mais j’aime bien dire des conneries à mes clients, ça permet tout de suite de partir sur de bonnes bases pour discuter de mes honoraires.”

Vu sa tête, l’ironie n’est visiblement pas son fort.

“Il n’y a rien, Yamaoka-san. A moins qu’il se soit sacrément bien planqué et croyez-moi il y en a peu qui peuvent se cacher de moi.”

“Ho, très bien, vous me confirmez...ce que je pensais. Mais cela m’inquiète au sujet de ma mère...”

“Vous croyez qu’elle a des hallucinations ?”

“Elle est catégorique sur cette histoire de fantôme mais j’ai plus de facilités à vous croire.”

Tiens donc, il préfère écouter l’exorciste payé par ses impôts que sa mère remplissant parfaitement les pré requis de sénilité ? Comme c’est étrange...

“J’aimerais que vous lui expliquiez qu’il n’y a rien. Je crains qu’elle ne fasse des cauchemars, vous comprenez ? A son âge, ce genre de troubles...”

Je soupire. Autant boucler ça rapidement, en effet.

“Votre mère loge dans quelle chambre ?”

“A l’étage, à droite de l’escalier. Soyez patient...enfin elle peut avoir des propos légèrement incohérents.”

J’adresse un large sourire - parfaitement faux-cul - à Yamaoka et commence à monter les marches.

“Ho ne vous inquiétez pas, ça m’arrive aussi et comme vous voyez ça n’empêche pas les gens de m’adresser la parole. Y’en a même qui me payent pour parler.”

“H...Ha ?”

Petit mémo : laisser tomber définitivement l’ironie avec lui.

Arrivé à l’étage, je ne sens toujours rien de suspect. Quelque part je préférerais : ce serait beaucoup plus simple pour moi de gérer le fantôme que la maman mystique. Je toque et sursaute au “ENTREZ !” sec. Ha ben ça promet...sénile, sourde et/ou caractérielle.

“Tiens, je pensais que c’était ma progéniture.”

Yamaoka-mère est tranquillement assise devant la fenêtre, un livre à la main. Elle ne respire ni la sénilité, ni le pied dans la tombe : elle est toute en rondeurs et a le regard bien plus pétillant que son fils. Elle abaisse ses lunettes pour me détailler.

“Dites-moi que vous êtes un gigolo.”

Ha oui...pour l’incohérence je ne sais pas mais je comprends mieux pourquoi il m’a prévenu avant que je ne monte. Je croise les bras en dissimulant un sourire.

“Désolé, Oba-san, mon corps appartient au Japon, tout comme mon esprit.”

“Il serait bien incapable de l’apprécier à sa juste valeur ! Il te faut un propriétaire moins frigide, mon garçon.”

Je me mords la lèvre pour ne pas sourire franchement.

“Je tenterai les petites annonces, dans ce cas. Je m’appelle Satoru Kondo et je suis onmyôji, votre fils m’a engagé pour m’occuper d’un indésirable qui résiderait chez vous.”

Elle secoue la tête et soupire en reposant son livre.

“Quel gâchis. Pas de strip-tease, alors ?”

“Je crains que votre fils ne veuille pas payer le supplément.” Je réponds. Ne rigole pas...Tu es au boulot, ne rigole pas...

“Dommage. Tu dois être ce que j’ai vu de plus excitant depuis que j’ai arrêté de regarder la télé. Kondo, tu dis ? Comme le clan Kondo ?”

“Celui-là même.”

“Tu es l’apprenti ?”

“Nope. Le taulier.”

“Ça c’est curieux...J’ai entendu parler du maître du clan Kondo...on m’a dit que c’était un gamin crasseux, négligé et désagréable.”

“Ho, je corresponds déjà aux deux premiers adjectifs, quant au troisième...on ne parle que depuis deux minutes, tout peut arriver. Alors, cette histoire de fantôme ?”

M’approchant, je pose la main sur la table et la regarde droit dans les yeux. Si elle a vraiment des hallucinations, j’ai besoin d’en être sûr.

“C’est une jeune femme...très aimable. Elle vient souvent en journée pour bavarder un peu. Je crois qu’elle s’ennuie.” Me glisse-t-elle sur le ton de la confidence. Son regard ne s’est pas troublé...

Je ne prétends pas être psychiatre et même eux ne peuvent se prononcer sur la folie...mais j’ai une perception de l’esprit très particulière...le regard vacille, l’aura de la personne se trouble : c’est comme une radio mal réglée qui émettrait des sifflements. Subtil, mais parfaitement audible pour le mélomane comme discordance...

Et Yamaoka mère a soutenu mon regard sans broncher, sa voix n’a pas tremblé, son aura est restée aussi lumineuse que lorsque je suis entré dans sa chambre.

Malheureusement, le couac qui vient troubler cette belle mélodie c’est qu’en dehors d’elle et de son fils, il n’y a rien dans cette maison, pas même une vague présence alentours. Et quoi que ça puisse être paradoxal pour un pratiquant de la magie onmyôji, il faut être logique.

“Hem...votre fils souhaiterait que j’en parle avec vous. Si vous connaissez mon clan, vous devez aussi savoir pourquoi je suis ici.”

Elle tire une chaise et me la propose mais je reste debout, face à elle. Si je réponds à ses élans de sympathie, je me décrédibilise. Rester froid, rester professionnel surtout avec une personne affaiblie, c’est le meilleur moyen d’être efficace. Si elle est effectivement sénile, je ne dois pas rentrer dans son jeu.

“Oui, petit, je sais qui tu es. Mon fils veut que tu exorcise ce fantôme qui vient me rendre visite.”

Elle me sourit et chausse à nouveau ses lunettes.

“Et je m’y oppose.”

“Oba-san...il n’y a pas de fantôme.”

Un long silence suit ma déclaration. J’ai le sentiment de l’avoir insultée, pourtant je suis un maître spirituel, ma parole vaut bien plus que toutes ses allégations, je suis simplement dans mon rôle. Mais je lui aurais balancé dans la gueule qu’elle n'avais visiblement plus la lumière à tous les étages, pour moi ça aurait été sensiblement pareil. Je suis sûr que mon ton était condescendant - et j’ai horreur de l’être.

Mais elle ne se départit pas de son sourire :

“Alors s’il n’y a pas de fantôme, il n’y a pas de problème, non ?”

“Pas exactement.”

“Haha. Tu crois que je ne tourne pas rond, n’est-ce pas ?”

“Je n’ai pas dit...”

“Ne me prends pas pour une idiote, veux-tu ? Et pose tes fesses sur cette chaise, tu me fatigues à piétiner comme ça. On dirait que tu as un tuteur coincé quelque part.”

Bon...ça va être rude de garder son sérieux dans ces conditions. Est-ce qu’on peut considérer que quelqu’un qui a toujours le sens de l’humour est sénile ?

Mais je ne m’exécute toujours pas.

“Ecoutez Oba-san, je n’aime pas devoir me répéter et je peux vous certifier qu’il n’y a rien ici.”

“Justement. Maintenant que tu m’as interrompue dans ma lecture - pour rien comme tu l’admets- tu peux bien m’accorder dix minutes non ?”

“Et si je n’ai rien à exorciser et que vous ne voulez rien entendre, que suis-je supposé faire pendant ces dix minutes ?” Je m’enquiers en croisant les bras sur ma poitrine avant de hausser le sourcil à son expression. C’est moi ou elle vient de me faire un clin d’œil ?

“Il paraît que les vieux ça se plaint toujours, c’est même pour ça que personne n’entame jamais la conversation avec eux. Mais moi, j’aime bien écouter les autres me raconter leur vie...Et je veux bien parier que la tienne est croustillante. Tu n’aimes pas parler ?”

“Yamaoka-san...”

“Emiko.”

“Emiko-san, je ne suis pas là pour ça...”

“Et moi je suis peut-être plus là pour longtemps. Allez, assieds-toi, Satoru Kondo. Même folle, je ne vais pas te manger.”

Ça...

“Vous vous choperiez une courante sans précédent, Emiko-san.” Je soupire en cédant enfin et en m’asseyant. Elle se met à rire et se retourne pour attraper deux tasses.

“Tiens, appelle mon fils. Il y a des mochi dans la cuisine, il n’a que ça à faire.”

Puisque son rejeton voulait que je lui parle, je vais remplir ma part du contrat...Et pouvoir lui dire que sa mère n’a strictement rien à foutre de mon opinion de professionnel mais trouve que j’ai un joli petit cul. Ça justifiera une partie de mes honoraires.

En fait de dix minutes, je suis resté toute l’après-midi. C’est rare pour moi d’avoir un auditoire qui ne me regarde pas avec des yeux de merlan frit quand je parle de kyûbi ou de nekomata.

Alors que je m’apprêtais à prendre congé, elle avait repris son livre à la main.

“Je vous souhaite une excellente fin d’après-midi, Emiko-san.”

“Et toi une vie longue...et une jolie petite amie.” Me taquine-t-elle alors que je lève les yeux au ciel.

“Les jolies filles veulent un type qui les mettent à l’abri du besoin, Emiko-san.”

“Alors je devais être laide. Mon type je l’ai épousé parce qu’il me faisait rire.”

Son regard vagabonde jusqu’à la fenêtre.

“Quel dommage que son fils ne tienne pas de lui...”

Je me retire sur la pointe des pieds, la laissant seule à ses pensées. Je confirme brièvement à sa progéniture que tout va bien et il me paye mes honoraires sans rechigner...Surprenant. Il paraît rassuré, moi ça ne m’enchanterait pas de me faire confirmer que ma mère voit des choses qui n’existent pas.

“Elle se sent bien et cette maison n’est pas hantée, c’est tout ce qui compte.” M’affirme-t-il en me tendant plusieurs billets, que j’empoche.

Je ne me suis pas attardé, j'avais des cas plus importants à traiter avant le soir. Au bout d’une heure, Yamaoka m’était quasiment sorti de l’esprit... Même si définitivement, sa mère ne m’avait pas paru folle.

***

Je viens de recevoir un coup de téléphone.

Elle est morte hier soir.

Crise cardiaque...Elle était seule dans sa chambre quand c’est arrivé.

On suppose que j’ai “tiré des conclusions hâtives”. Moi je ne le suppose pas. J’ai bâclé, persuadé de mon infaillibilité, j’ai jugé en cinq secondes que c’était un cas simple et voilà le résultat. Donc - et même si ça ne ramènera pas Emiko à la vie - je vais aller poutrer du fantôme, histoire d’éviter un autre mort à cause de ma connerie.

Qui sait, je pourrai peut-être me regarder dans une glace après lui avoir mis la main dessus.

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Source de l'image : henrytapia

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