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Les greffiers

Je n’aime pas les chats.

D’abord parce que je suis allergique aux poils (modérément, je ne ressemble pas à un tableau d’art abstrait non plus, mais bon la truffe rougeâtre qui coule et les yeux qui pleurent, c’est assez pathétique tout de même), ensuite et surtout parce que les chats dont je parle, ça n’est pas les boules de peluche qui lobotomisent les ⅔ du net mais les bakeneko et nekomata, les démons chats.

Dans le “folklore”, ces délicieuses créatures léchaient l’huile des lampes et éventuellement dévoraient leur maître, voire prenaient son apparence.

Dans la réalité, les bakeneko sont un clan influent qui possède une partie des immeubles et terrains de Tokyo et dans le Nord du Japon. Ils sont dirigés par une - passez-moi l’expression - sublime salope, Kokuen, une tueuse de sang-froid avec qui j’ai eu quelques frictions. Il y a quelques mois, j’ai gagné un combat contre elle, de manière pas très loyale, on va dire.

Je suppose qu’elle m’en veut encore...

Et j’ai découvert qu’elle n’était pas la seule.

***

Si d’aventure vous vous pointez chez moi et que je suis là, vous avez environ 99% de chances que je vous ouvre...

1. En caleçon

2. Avec les cheveux dans la gueule, tendance “sadako is so glamorous.”

3. D’humeur pas jouasse parce que j’ai horreur de me faire réveiller

4. Avec une paire de fuda à la main, l’air VRAIMENT PAS jouasse.

5. Pas. Et que je vous gueule “Y’a personne !” à travers la porte fermée.

6. Avec une tasse à café à la main ou un pot de Nutella. Vous avez du bol : je suis réveillé et dans de bonnes dispositions.

Hé bien ce matin j’ai constaté que si les humains étaient peu opiniâtres face à mon hostilité (ou la gueule de mon caleçon, je saurais pas dire), les yôkai, eux, sont capables de se greffer à ma porte jusqu’à ce que je l’ouvre. Ou de miauler hystériquement jusqu’à ce que mes nerfs lâchent.

“Satoru-chan ! Ouvrez ! C’est Kiyoi !! Ouvrez vite !”

Pour ceux qui ne la connaîtraient pas encore, Kiyoi est la petite sœur de Kokuen. Je lui ai sauvé la vie l’an dernier et depuis, elle est amoureuse de moi. Et elle s’accroche, la saleté, en prime. Alors la trouver sur mon palier en train de brailler, ça m’a pas spécialement fait plaisir. Je lui colle la main sur la bouche et pose un doigt sur mes lèvres.

“La légende dit qu’un onmyôji migraineux peut devenir enragé. Elle dit aussi qu’un chat qu’on passe dans une essoreuse ne miaule plus jamais. Tu vas méditer là-dessus et me foutre le camp, Kiyoi. Et t’avises plus jamais de m'appeler “-chan”.”

Je me penche sur elle.

“Maintenant, je vais retirer ma main. Tu vas tourner les talons et repartir emmerder ta frangine. C’est parti.”

“Il vient vous tuer !”

Instantanément, je lui recolle la main sur la bouche en inspirant un grand coup :

“Visiblement tu n’as pas compris, donc on va la ref...Waille !!! ”

Elle vient de me planter les dents dans l’index et je la chope par l’oreille de ma main valide.

“Alors là, gamine ou pas tu vas dérouiller !”

“Je viens vous prévenir ! Il est en route !!” Braille-t-elle en se trémoussant dans sa jupe-kimono, les yeux écarquillés. Mon autorité naturelle a encore frappé, on dirait : elle se cogne totalement de mes menaces.

“Si tu veux parler de mon mal de tête, je confirme : il est en route et presque à destination. Tu ne veux pas arrêter deux secondes de miauler ? De quoi parles-tu ?”

Je finis par la traîner à l’intérieur. Pas envie d’expliquer à mes voisins ce que je fous en calecif devant une môme ayant l’air d’avoir treize ans.

“De...depuis que vous avez gagné contre ma sœur, tout le clan est en colère contre vous !”

“Mais pas toi.”

Je constate en allant m’asseoir à mon bureau pour finir tranquillement mon café en croquant une barre de céréales “Et qui veut me tuer ? Ta sœur ?”

“Goro !”

“Goro...c’est qui celui-là ?”

Du clan des démons félins, en fait je ne connais guère que les deux filles, je vois rarement le reste de la troupe.

J’ai donc pu élargir mes relations en y incluant “Goro”...qui venait de franchir le pas de ma porte avant de m’invectiver :

“Tu vas apprendre à me connaître, Satoru Kondo !”

Les bakeneko sont en règle générale plutôt fluets mais il existe quelques exceptions : Goro devait mesurer - sous sa forme humaine - pas loin de deux mètres. Ses épaules faisaient quasiment le double des miennes et il avait des mains massives, de petites griffes courtes et un regard que je résumerais en “tu vas souffrir.”. Je commençais à comprendre pourquoi Kiyoi avait paniqué.

J’avale le reste de ma barre de céréales avant de me lever lentement. Kiyoi s’interpose aussitôt entre nous, toute hérissée :

“Fiche-lui la paix, Goro !”

“Ne le défend pas ! Il a humilié maîtresse Kokuen, il doit payer !”

Je m’étouffe avec mon truc aux céréales, un flocon d’avoine qui passe mal et je me retiens de rigoler pour ne pas aggraver les choses :

“Maîtresse ! Putain, il fera beau le jour où je l’appellerai comme ça, ta patronne, Garu...”

“Goro ! Je suis venu te provoquer en combat singulier !”

Je renifle :

“J’avais pigé que c’était pas pour m’apporter le supplément crème, merci. Ça t’aurait arraché la gueule de me laisser au moins finir mon café ? Ou tu vas me sortir une connerie du style “l’honneur n’attend pas ?” Non parce que je t’informe que moi la vengeance, l’honneur lavé dans le sang et tout le tremblement c’est APRES mon petit dej’. Alors cale-toi dans un coin et attends que j’ai fini.”

Et je retourne à ma tasse en attrapant quand même un jean en boule sur le sol, histoire de pas rester en sous-vêtements devant le yôkai venu pour me tuer (on a sa fierté).

“Tu fuis ? Tu as peur ??” Gronde-t-il en posant ses deux énormes mains sur mon bureau.

“Non, j’ai soif. Laisse-moi finir ce putain de café, ok ? Après je te défonce, je vous fous tous les deux dehors et j’y vais. J’ai pas le temps de faire joujou, moi.”

Le pelage sur ses oreilles tombantes se hérisse et il frappe violemment sur le bureau, faisant sauter ma tasse, qui me projette le café bouillant sur les cuisses (heureusement protégées par un jean). Je saute en arrière en jurant et le greffier remonte ses manches.

“Allez, Kondo. Ta dernière heure est venue.”

Mais OU cet imbécile épais va-t-il chercher ses répliques ? Je tire sur mon jean imbibé de café brûlant et relève les yeux sur lui :

“Alors là...”

Il me fonce dessus et je me décale souplement, le laissant se jeter sur le bureau. Le contournant rapidement, je tente de lui mettre un coup à hauteur de la jugulaire pour le calmer mais il balance ses mains au hasard, me maintenant à distance.

Boooon...Il va arriver à nous faire tomber le plafond sur la gueule avant d’avoir réussi à me toucher à ce rythme-là. Kiyoi tente encore de l’arrêter, affolée...et bien entendu, se ramasse une châtaigne. Mais comment fait-elle pour attirer les coups à ce point ? Et l’autre qui, loin de se calmer, me fonce dessus derechef...Je laisse tomber un fuda à terre et esquive le nouveau coup avant de rouler sur la droite, plaquant un second fuda, puis un troisième et un quatrième autour de lui. Finalement, il change de tactique et soulève la chaise pour me l’abattre sur le crâne. Dommage pour lui qu’il soit si lent dans ses gestes...j’ai juste le temps de lui placer le cinquième et dernier fuda en plein sur le torse.

Tout son corps se raidit alors que je cris un mantra de paralysie et que les fuda se connectent entre eux dans un flux d’énergie qui traverse tout l’appartement. Rajustant mon froc en train de me tomber sur les chevilles (essayez de sauter ou courir avec un jean ouvert, vous !), je lève les yeux au ciel.

“Quand on veut buter un onmyôji, en général, on prépare des défenses contre les techniques de base de l’onmyôjitsu, mon petit pote. On déboule pas les poings en avant. Ta patronne t’as expliqué ce que je faisais dans la vie ou tu m’as pris pour Bruce lee ?”

“C’est...déloyal !” Miaule-t-il, furieux.

“Ha, complètement. J’ai retourné ton point faible contre toi. On appelle ça se battre, c’est dans tous les bons manuels pour débutant. Ça va, Kiyoi ?”

La petite a l’air sonnée, il ne l’a pas ratée. Je la soulève pour l’asseoir sur le bureau et examine son nez violacé et son œil à-demi fermé.

“On va soigner ça. Et dis à l’autre con d’arrêter de cracher et de me foutre des poils partout ou je le vends à un restaurant chinois !”

“Goro, calme-toi ! Le combat était dans les règles, il s’est juste défendu !”

Avec un mouchoir propre, je tamponne le visage de la gamine...Kokuen va être furax quand elle va voir sa sœur amochée comme ça.

“Tu pactises avec l’ennemi, Kiyoi !!!” S’excite l’autre, si bien que je lui balance ma tasse à café dans la tronche pour qu’il la ferme :

“L’ennemi lui a pas démoli le portrait au moins ! Non mais sérieusement, Kiyoi, c’est qui ce clown ? Le bouffon du clan ? Je suis désolé mais je pourrai pas faire plus, faudra te faire soigner chez toi...je sais guérir les humains mais là...”

“C’est très bien, Satoru-chan...”

Regard de tueur à la petite, qui se rattrape aussitôt : “-san. Satoru-san.”

“Je préfère. On va appeler ta frangine pour qu’elle vienne te chercher et prendre livraison du truc, tant qu’à faire.”

Enjambant les débris de la chaise qu’il a fracassé, j’attrape mon téléphone sur le lit et compose le numéro de Kokuen, à qui j’explique qu’elle devrait tenir un peu sa cour. Au bout du fil, la voix de la maîtresse Bakeneko est chaleureuse comme un sac de glaçons lâché dans mon jean :

“C’est très aimable à vous de me prévenir. J’arrive. Je vous prie d’excuser Goro, Kondo-kun. Je prendrai des sanctions.”

Je fais signe au matou que ça va chier pour son matricule, vu le ton. Il se décompose littéralement alors que je raccroche.

“J’...J’ai échoué...Maîtresse Kokuen...je ne lui ai pas fait honneur.”

“Ho, déprime pas. Tu m’as fait chier, déjà, c’est un bon début. Mais c’est sûr, elle préfèrera le faire elle.”

Avec un gros soupir, je me refais un café, en lâchant un verre de lait à Kiyoi pour l’occuper.

“Puis qu’est-ce que t’avais besoin de venir me chercher, aussi ? Tu crois que Kokuen est pas assez grande pour se venger toute seule ? C’est la maîtresse des démons chats, au cas où tu l’oublierais.”

Il baisse la tête et en soupirant, je dissipe l’effet de la paralysie, le laissant s’asseoir au sol, la mine basse et l’œil humide.

“Vous l’avez humiliée. Je ne pouvais pas laisser passer ça.”

“Humiliée ? Mon cul, oui ! Cette garce m’a fait passer pour un con un nombre de fois incalculable, j’ai simplement gagné un combat à l’amiable et pas intact en prime ! Faut vous mettre à l’herbe à chat les enfants, y’a bien assez de sujets sur lesquels on puisse se foutre sur la gueule. Il prendra un verre de lait, lui aussi ?”

Goro approuve et je lui sers une tasse. Il lape son lait sans rien dire, jusqu’à ce que Kokuen arrive, perchée sur ses escarpins et vêtue d’une robe fendue jusqu’à la hanche. Je la salue :

“Vous tombez à pic. La prochaine fois que vous voudrez me faire rire, Kokuen, envoyez-moi des comiques qui connaissent leur numéro, si vous voulez bien.”

Elle me toise, les bras croisés :

“Ce n’était pas de mon initiative, Kondo-kun. Vous seriez mort, sinon.”

“C’est ça oui...bon, vous deux, on remballe ! La boutique ferme, j’ai pas que ça à foutre.”

Kiyoi se précipite dans les jambes de sa sœur et Goro sort, le pas lourd, sous le regard assassin de Kokuen. Néanmoins, avant de partir, il se tourne vers moi :

“Dites, Kondo-san...”

“Ouais, quoi ?”

“Ça fait quel effet d’être en haut ? D’être supérieur ?”

Silence. Je fixe les pupilles rondes de Goro et souris :

“J’en ai pas la moindre idée.” Et je referme la porte.

***

Juste pour information : il est probable que je m’absente dans les prochaines semaines pour partir à Saitama. Je vous tiendrai au courant...mais il faut qu’on discute de l’avenir de Shinkin, ma petite cousine et élève, un bon paquet d’engueulades en perspective.

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Source de l'image : geekchique

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