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La justice a un goût de sésame

Ça va peut-être en surprendre quelques-uns mais malgré les apparences, je ne me débrouille pas trop mal en cuisine…Disons que les rares moments où je trouve le temps de faire autre chose que verser de l'eau chaude dans un ramen, je suis capable de produire des choses tout à fait comestibles. Seulement, ça me gonfle. Je me sens con à poireauter devant une casserole, une poêle, un grill. J'aime le nabe, par exemple mais ça m'emmerde prodigieusement de le faire, on ne m'a pas vraiment enseigné l'art d'aimer ce qu'on gobe. Shinkin, ma colocataire et petite cousine quant à elle, préférerait qu'on lui coupe les mains que de faire la bouffe. J'ai bien essayé de lui fourguer la corvée en bon macho flemmard et elle a rétorqué que j'avais intérêt à doubler son argent de poche. Statut quo, donc (J'ai les moyens d'augmenter son argent de poche mais je n'aime pas le chantage). On bouffe des ramen, des onigiri, des trucs sous vide la plupart du temps.

Jusqu'à ce que je découvre un truc assez…particulier, dirons-nous : la "kirin soup". Je vois à votre œil vide que vous vous demandez ce que c'est qu'un kirin – soup ça peut encore aller, même sans maîtriser l'anglais, vous vous doutez grâce aux lignes précédentes qu'il s'agit de bouffe – je vais donc vous résumer ça vite fait.

Le kirin est une créature mythique, sacrée, dont la simple apparition augure généralement de très grands événements pour l'histoire du pays. Il est par exemple de notoriété publique qu'un kirin fasse son apparition – même brève – lors de la naissance et de la mort d'un empereur. Plus sobrement, le voir signifie que la chance revient. C'est une créature positive et plutôt inoffensive de fait mais comme tout fout le camp (je suis un vieux con de vingt-quatre ans, ouais) j'ai eu récemment des échos de petits connards qui s'étaient mis en tête de chasser le kirin pour en faire commerce. Alors cette histoire de "kirin soup" dont j'ai reçu la pub sur ma boîte mail m'a fortement fait grincer des dents et j'ai instantanément flairé le coup marketing douteux. J'ai donc commandé pour hier soir, histoire de voir et d'éventuellement distribuer quelques beignes bien senties pour rappeler la notion de "sacré", avec laquelle je ne déconne jamais. Ou rarement.

***

"Tu as commandé pour quelle heure, oncle Satoru ?"

"Neuf heures, ils n'avaient pas de place avant."

Shinkin trépigne – je ne sais pas si c'est l'idée de bouffer quelque chose de nouveau ou de me voir foutre une correction à un éventuel chasseur de kirin – elle a même demandé qu'Issô, le démon mange-crasse qui s'occupe de notre intérieur ait droit à sa part. Tout fout le camp, je vous dis, les gamines de son âge en temps normal veulent un bébé chat, un chiot ou n'importe quoi de poilu et kawaii, pas d'un démon qui lèche la moisissure.

On sonne. Neuf heures précises. Je m'extrais du sofa et me dirige à pas prudents vers la porte, que j'entrouvre avant de froncer le nez, reculant instinctivement alors qu'un épais brouillard pénètre dans l'appartement. A l'extérieur, la brume s'est levée…Pas le genre naturelle, encore moins quand il a fait beau toute la journée. Je resserre les doigts sur mes fuda, prêt à une éventuelle attaque et demande à la gamine de rester sur ses gardes tandis que je sors. Personne sur le perron…Et cette fichue brume m'empêche même de distinguer les portes des voisins. Plissant les yeux, je remarque alors de petites lueurs rougeâtres, en contrebas. Une voix monte, étrangement lointaine, douce comme un tintement de clochettes.

"Une commande pour Kondo-sama…"

"C'est pas des humains, Oncle Satoru…" Souffle Shinkin, près de moi. Ça, je m'en doute. Gardant la petite derrière moi, je descends lentement les marches jusqu'à la rue, me dirigeant vers les lumières. Soudain, j'ai l'impression que mon corps s'enfonce dans quelque chose de moite et chaud, qui glisse autour de mon visage, comme si je plongeais dans l'eau d'un bain. Et la brume disparaît, ne laissant qu'un rond de lumière où une longue silhouette attend paisiblement.

Le corps couvert d'écaille et les sabots d'un noir luisant, le kirin penche la tête en me voyant, inclinant ses immenses cornes qui dépassent de son front, où sont attachées les lanternes rouges que je distinguais dans le brouillard, lequel semble d'ailleurs sortir de sa gueule. Sa crinière rousse frémit légèrement et des myriades d'yeux sur son poitrail s'entrouvrent pour se poser sur moi, entre les poils de sa barbiche. Sur son dos est harnachée une structure en bois à plusieurs étages et sur ses flancs maigres où les écailles laissent place à un pelage sombre, des dizaines de petites casseroles en étain émettent des bruits de grelots. La bête fait presque ma taille au garrot… Shinkin écarquille les yeux et laisse échapper un petit souffle admiratif.

Je réalise alors qu'il est en train de me saluer et m'incline à mon tour.

"Votre commande…"

Tournant la tête, il saisit dans la boîte deux bols sur un plateau et me le tend. Je l'attrape, presque mécaniquement, en le fixant. Il a les yeux clos, pourtant il a dirigé la tête dans ma direction sans hésitation.

"Merci…Je…Je vous dois ?"

Il n'y avait aucun tarif dans le mail et j'avoue n'y avoir même pas réfléchi. Le kirin s'approche davantage, jusqu'à avoir le museau à quelques millimètres de mon visage. Il y a une odeur forte, animale, mêlée à celle de la nourriture, pourtant je ne me sens pas nerveux. Un étrange apaisement m'engourdit les muscles, il semble que toute la rue est devenue silencieuse autour de nous.

La bouche du kirin s'ouvre alors et ce qui ressemble à un chant s'en échappe, malgré que je saisisse des mots épars.

"Pensez-vous avoir été juste aujourd'hui ?"

Je cligne des yeux…Ma réponse est spontanée, comme si je récitais.

"On ne peut jamais dire de soi-même qu'on est juste. C'est à ceux à qui l'on rend la justice de le dire."

Le kirin secoue légèrement la tête dans un bruit de grelots.

"Vous avez déjà payé, Kondo-sama. Votre journée a été longue, je crois. Passez une soirée calme et bon appétit."

Puis, la créature fait volte-face et la brume l'enveloppe à nouveau, alors que nous restons immobiles, ma cousine et moi. Finalement, la petite me tire la manche.

"Heu…Il veut dire que tu as bien travaillé alors c'est gratuit ?"

"J'ai couru après deux bébé oni toute la matinée pour éviter qu'ils ne saccagent un magasin de fringues et n'envoient une vendeuse en thérapie, je me suis fadé une réunion avec les kappa à Ueno pour décider si l'accès au bassin du parc leur serait autorisé et j'ai dû passer deux heures à vérifier les canettes d'un distributeur à Nakano pour trouver laquelle avait été piégée par un kitsune. On va dire que j'ai pas glandé. Et toi ?"

Elle se racle la gorge.

"Heu…Juste une journée d'école. J'ai fait de mon mieux, je crois."

"Il y a quoi dans les bols ?"

Le premier est à mon nom et contient des udon épais, des tranches de porc légèrement grillées et un bouillon parfaitement opaque dont l'odeur me donne envie de manger même le plateau. Quant à celui de Shinkin, le sien contient une miso avec d'énormes pièces de tofu frit et un petit sachet de prunes séchées sur le côté.

"Tu crois que c'est lui qui a préparé tout ça ?"

"Hem. Je veux bien qu'il ne se passe plus rien d'extraordinaire dans le monde mais de là à livrer de la soupe…Il y a la mise en scène, soit mais ça reste de la livraison à domicile."

"Oncle Satoru, il y a un mot sur le plateau."

Elle me tend un rectangle de papier de riz où une écriture parfaitement maîtrisée a inscrit :

Kirin soup – pour les êtres sacrés. Livraison aux yôkai, kami, bonzes ou onmyôji

"Tu es sacré, toi ?" S'enquiert Shinkin en se retenant visiblement de rire.

"Le qualificatif t'englobe aussi, petite morue. Allez, on va manger ça avant que ça refroidisse. Avec un peu de chance ça va te rendre obéissante."

"Et peut-être même que toi ça te rendra aimable ?" Ergote-t-elle en remontant les marches avec précaution, avant de poser le plateau sur la table de la cuisine. Aussitôt, nos bols respectifs descendent du plateau susdit pour aller se placer devant les chaises. Au moins, on n'aura pas à débarrasser. J'avoue avoir eu une vague appréhension en plongeant mes baguettes dans le bol. Au premier udon, j'ai un soupir de pur bien-être qui m'échappe…Une seule bouchée et je sens mon estomac plus lourd, agréablement lourd. Le goût est fort, la soupe est bien relevée m'emporte la langue sans cacher le bouillon ou la viande. Lorsque j'ai terminé – sans même réaliser – j'ai l'impression de pouvoir m'endormir là, sur ma chaise, repus, un reste encore tenace de goût de porc au sésame dans le fond de la bouche.

Shinkin elle-même, enquiquineuse devant l'éternel trouvant toujours que c'est trop salé-pas assez salé-trop chaud-pas cuit-trop tiède – lèche quasiment son bol. Issô est venu quémander et elle a tout de même consenti à lui lâcher le fond de son sachet de prunes, qu'il a gobé en émettant un coassement heureux.

"Tu gaspilles en le filant au mange-crasse ? "Je m'étrangle.

Elle fait la moue.

"Il a bien travaillé aussi, non ? C'est "juste", tu ne trouves pas ?"

Je me renfrogne et il me semble entendre par la fenêtre un rire léger, comme une sorte de chant. J'ai horreur que mes repas se transforment en une leçon de morale. Mais avec un kirin, c'était à prévoir.

"Tu crois qu'on pourra encore commander ? C'est la première fois que j'en vois un…" Souffle ma cousine.

"Pas moi. C'est la deuxième." Je rétorque avec un petit sourire.

"Ha oui ? C'était quand la première fois ? Tu t'étais fait livrer quelque chose, aussi ?"

"Presque."

Je lui colle une petite pichenette sur le nez.

"C'était pour te "livrer" toi. J'ai bien essayé de lui dire qu'on avait rien commandé mais apparemment c'était pas possible de te remporter." Je rigole "Ni de te cuire dans un bouillon, du reste."

"Tu es sûr qu'il ne risque rien à se déplacer en ville comme ça ? Avec les chasseurs ?"

Je fais tinter mes baguettes sur mon bol, légèrement somnolent. Je sens que je vais dormir comme un mort cette nuit.

"Disons qu'il s'est fait une solide protection. Tu imagines la réaction des renards ou des oni si leur soupe favorite disparaît demain ? Je ne laisse pas une journée au chasseur pour finir dans un bol comme celui-ci. Le ventre, le ventre, Shinkin…C'est par l'estomac qu'on peut tenir tous ces fauves et il l'a bien compris. Le kirin est le plus sage de tous."

"C'est sage de gaver les yôkai ?"

"Disons lucide. On ne va pas chipoter."

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Source de l'image : katclay

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