Les fleurs ne sont pas chères
Il paraît qu'à l'Ouest du monde, le week-end dernier, on fêtait la résurrection du fils de Dieu…
…En bouffant du chocolat.
Je m'expatrierais bien, tiens.
Nous fêtions également quelque chose le week-end dernier, le "Hana Masturi", pour la naissance de Bouddha, la fête des fleurs. Il s'agit d'une journée où l'on se rend au temple pour célébrer également le printemps, l'occasion bien souvent de faire un crochet par le parc Ueno pour profiter des cerisiers en fleurs. Autant, quand on est môme c'est plutôt sympa, autant à vingt quatre ans passés, je préférerais me flinguer le foie avec des poules et des cloches. Les kami sont déchaînés à cette époque de l'année, pas moyen de flâner tranquille sans avoir une petite pisseuse de kami des cerisiers qui vienne vous tirer sur la manche ou tente de vous coller des fleurs dans les cheveux.
Ceci dit, il y a un truc que j'aime avec le printemps.
Si vous êtes des habitués du blog, vous regrettez peut-être qu'on ne voit plus trop Gekkô ces derniers temps ? Vous allez être heureux, je vais vous parler de lui aujourd'hui. Si j'aime modérément les cerisiers et la floraison, pour lui c'est une autre histoire…
Il est allergique au pollen.
Oui, oui, un kyûbi, un démon-renard a la truffe qui double de volume de Mars à Mai et est obligé de se gaver de tout ce que la médecine de son espèce – ou celle des humains – propose pour arriver à la faire dégonfler.
Si vous êtes habitués du blog, vous vous doutez également que ça me met en joie, un sentiment profond qu'aussi infinitésimal soit-il, le destin a le sens de la justice. Aux premières fleurs, c'est cette pensée sage qui me revient, relevée d'une légère euphorie mesquine.
Alors que je m'assurais de rester le plus loin possible de Ueno le week-end dernier, j'ai reçu un SMS de Gekkô me demandant de le rejoindre…chez son allergologue.
J'ai accouru, bien sûr. Comment résister à l'idée de le trouver la truffe dégoulinante avec des yeux de lapin albinos ?
***
"Ca ne s'arrange pas."
Gekkô – il me semble l'avoir dit – mesure près de deux mètres, arbore constamment des costards dont le prix frise le montant du salaire moyen de ses employés et des griffes impeccablement manucurées, un exploit quand on sait le nombre de secrétaires qu'il bouffe crues. Mais lorsqu'il est en crise, il se transforme en une sorte de fontaine de morve qu'on aurait tunée avec des oreilles de renard en fausse fourrure bon marché. Il a fière allure, le chef d'entreprise. Il éternue à nouveau et renifle pitoyablement tandis que je souris.
"Pourquoi tu ne reprends pas ta forme animale ? Tu serais moins sensible."
"Tu as déjà essayé de tenir un mouchoir avec des pattes et des coussinets ?"
Vu le regard qu'il me jette, je vais éviter de me marrer. Il semble partager cette pensée car il me siffle un :
"Ne t'avise pas de rire, Satoru-chan, ou tu partageras mon lit de douleur."
"Ta couchette de mouchoirs usagés, tu veux dire ?" Je lui susurre. Nous sommes assis dans la salle d'attente de l'allergologue et si je me demande ce que je fous là, je ne peux définitivement pas résister à lui retourner le couteau dans la plaie, avant d'y saupoudrer un peu de sel. Il éternue à nouveau et se gratte furieusement les oreilles en geignant comme un clébard. Faisant claquer ma langue, je croise négligemment les jambes.
"Faudrait que t'envisages de t'expatrier pendant cette période de l'année…Chez ton paternel, par exemple ? Tu aurais plein d'autres renards pour t'occuper et pas un graminée à la ronde."
"Aucune chance, Satoru-chan. Tu te débrouillerais de te faire tuer durant ce laps de temps."
"Ouais, si quelqu'un attente à ma vie, tu comptes lui faire quoi ? Lui éternuer dessus ? Dommage que la morve de kyûbi ne soit pas corrosive, y'aurait un potentiel à creuser…"
La porte du cabinet s'ouvre finalement et je hausse les sourcils en voyant les deux personnes qui en sortent : pour un observateur lambda, il s'agit d'un père et son fils, pour l'onmyôji que je suis, ce sont deux kami. Une forte odeur d'herbe coupée émane d'eux et quoi qu'ils les aient attachés, je doute que les cheveux jusqu'aux pieds soient un effet de mode qu'on partage en famille. Qui plus est, ils semblent aussi à l'aise dans les vêtements de ville qu'une carpe coincée dans un grill…Le signe le plus révélateur est le regard qu'ils posent sur Gekkô et moi. Ils savent. Gekkô et ses attributs de renard, moi et mon aura façon "2000 watts" nous ne sommes pas discrets pour ceux qui veulent voir autre chose que la réalité des humains.
"Gekkô- shachō, c'est un plaisir de vous revoir."
Ils saluent le sac à puces (je dois sentir le crabe), avant que le père ne lui souffle quelques mots en me jetant un regard rapide. Sans me lever, j'énonce à haute et intelligible voix :
"Non, je ne suis pas là pour une allergie au latex ou une poussée d'eczéma mal placée. Et pas la peine de chuchoter, je ne suis pas sourd non plus. Par contre, vous réussissez l'exploit d'être encore plus grossier que moi, je suis jaloux. C'est pour eux que tu m'as demandé de venir, Gekkô ?"
Père et fils me bredouillent à la hâte des excuses et trottinent vers moi pour saluer, sans que je daigne baisser la tête. Déjà que la politesse n'est pas vraiment quelque chose de spontané chez moi, quand on me prend pour un meuble, je la bannis purement et simplement.
Gekkô se mouche dans un bruit de trompette fendue avant de sourire.
"Satoru Kondo est l'onmyôji dont je vous ai parlé, il pourra peut-être vous aider."
Le père se redresse et fait signe à son fils, qui s'approche de moi. Il n'a pas l'air vieux…Et je l'intrigue visiblement. Je m'accroupis pour être à sa hauteur.
"Et à part un mutisme précoce et une coupe de cheveux qui casse les miroirs, c'est quoi son problème ?"
Le gamin écarquille les yeux, avant de reculer pour se planquer derrière son paternel.
"Hé, je vais pas te bouffer. T'as plus à craindre du renard caché derrière le pif de clown, là-bas."
"Très drôle, Satoru-chan. Lorsque tu auras fini de faire de l'esprit – et de prouver de fait que tu en es dépourvu – peut-être pourras-tu t'occuper de Tomoki-kun ici présent ? Il a des réactions allergiques au pollen…handicapantes, dirons-nous."
"Handicapantes ?"
"Ce sont des kami du cerisier."
Oui, c'est cruel d'exploser de rire. Mais honnêtement, mettez-vous à ma place : le renard allergique au pollen je veux bien mais l'esprit d'un ARBRE ? Le père se rembrunit et attrape son gamin par l'épaule, saluant encore Gekkô avant de se diriger vers la sortie.
"Hep ! Foutez pas le camp si vite ! Je me fiche de vous mais je ne me suis pas opposé à vous donner un coup de main !" Je lui signale entre deux rires que j'étrangle difficilement.
"Je n'ai pas besoin d'une aide telle que la vôtre."
Ça se vexe vite un esprit de la nature. Je lève les yeux au ciel et regarde Gekkô, qui recommence à se gratter les oreilles d'un air las.
"Ca fait longtemps qu'il a son allergie, votre rejeton ?"
"Non, c'est la première fois." Finit par laisser tomber le père, de mauvaise grâce. Je me lève et m'approche du gamin, à qui je fais relever la tête. Les yeux rouges, le nez dégoulinant, sa peau est sèche comme une feuille morte…Ça a l'air un peu plus méchant qu'une bête allergie, même si je ne suis pas expert en défenses immunitaires d'esprits des arbres.
"Bon. On va chez vous…Enfin dans votre plantation…Vous m'avez compris, je pense. Bon courage, Gekkô."
Je lui fais un petit signe de la main, narquois.
"Si j'étais toi, je passerais aux lingettes pour bébé, tu es en train de t'éplucher la truffe, à ce stade tu ressembleras à un pékinois à la fin de la saison. Bye-bye."
***
Le cimetière Yanaka au mois d'Avril est une promenade un peu moins prisée que le parc Ueno mais très appréciée des kami (c'est généralement plus calme, au printemps on trouve en moyenne cinq japonais sur la moindre foutue racine de cerisier en fleur dès qu'il ne pleut plus). Et pour un esprit du cerisier, c'est le coin de Tokyo le plus "huppé", si j'ose dire.
En effet, une légende raconte que sous ces arbres reposent des cadavres, dont ils se nourrissent.
Ce qui est certes romantique mais aussi une magnifique évidence. Un cadavre, c'est de l'engrais, ça relève d'une logique biologique des plus basiques que même moi, ignare patenté, je suis capable de comprendre. Bon, ceci dit, l'effet "folklore" fait qu'effectivement, on retrouve davantage de macchabées sous les cerisiers que les autres arbres. Il suffit qu'un gars se débarrasse de sa femme et on a 50% de chances de retrouver madame à Ueno, Asakusa ou au cimetière Yanaka, sous les racines. Les assassins sont de grands romantiques incompris.
Tomoki et son paternel étaient deux arbres de bonne taille, au fond du cimetière, non loin du temple Kanei-ji. Quelques kamis nous observaient, perchés alentours, chuchotant en me jetant des regards intrigués, je dois leur donner l'impression d'une luciole – passablement crasseuse- en basket. M'accroupissant près des arbres, j'effleure les racines et lève le nez vers les branches. Celui de Tomoki a des fleurs fanés, des branches visiblement mortes et son écorce est endommagée par endroits, se détachant par lambeaux.
"C'est la pollution ?" S'enquiert son paternel, qui est retourné dans son tronc, ne laissant sortir que son visage.
"Si c'était le cas, il n'y aurait plus un cerisier debout depuis des années." Je rétorque en me redressant "J'admets que Tokyo n'est pas folichonne pour un végétal ces dernières décennies mais là je pense que le problème est plus…"
Mon regard glisse jusqu'aux tombes qui bordent leur talus.
"…en profondeur."
Je regagne l'allée et examine les deux sépultures les plus proches de Tomoki, probablement celles dans lesquelles s'enfoncent ces racines. Elles sont propres et me paraissent neuves. Fouillant mes poches, je trouve un prospectus usagé et un stylo qui marche après que j'ai frotté sa pointe contre ma basket pendant cinq bonnes minutes.
"Qu'est-ce que vous faites, Kondo-sama ?" S'enquiert le père de Tomoki, ses branches se penchant au-dessus de moi.
"Ce pour quoi je suis payé, vérifier des hypothèses. On a procédé à deux enterrements ici il y a peu."
"Un vieil homme et une petite fille." Approuve l'arbre, tandis que toutes ses branches frémissent dans un bruit qui m'évoque un soupir. Je fais claquer ma langue :
"On a dû placer dans leur tombe quelque chose de néfaste. L'inconvénient, c'est que je ne peux pas le vérifier en l'état. Je dois demander qu'on ouvre."
"En quoi est-ce un problème ?"
Je me passe une main lasse sur le visage. Les kami…Pour eux, une fois morts, nous sommes un bête engrais, j'ai toujours quelques difficultés à leur expliquer qu'on a nous aussi notre susceptibilité.
"Les familles respectives vont gueuler. Un peu."
"Hé bien dites-leur que c'est pour nous."
"Ça va vous paraître vexant mais si je leur dis que je dois violer la sépulture de leurs disparus pour un problème de racine qui ne pousse pas là où il faut, ça risque de mal passer, d'autant que je suis onmyôji, pas préposé à l'aménagement urbain."
Tout son tronc frémit, il me semble voir les branches les plus basses se courber et se redresser légèrement. C'est moi où cet arbre vient de…hausser les épaules ?
"Vous manquez de considération, Kondo-sama."
"Objection : dans l'état actuel des choses, une majeure partie des gens considéreraient qu'un cerisier en moins n'est pas dramatique et qu'il est impensable de déranger les morts et de traumatiser deux familles pour ça. La bonne poire que je suis va aller se faire engueuler pour que votre fiston ne dépérisse pas et je n'espère en contrepartie ni reconnaissance, ni même un merci, qui vous arracherez sans doute la gueule…enfin, l'écorce."
Je rempoche mon stylo et mon prospectus avec un petit sourire.
"Alors si en prime je dois jouer les lèche-pompes pour faire preuve de considération, je suis désolé de vous annoncer que ce n'est pas compris dans le forfait. Je vous tiens au courant."
Je tapote le tronc de Tomoki, dont les branches s'agitent, me faisant pleuvoir des pétales sur la tête. Si c'est sa façon de me dire merci, j'aurais préféré un truc moins "shôjo". Mais les kami sont encore très old school, on va faire avec.
A suivre la semaine prochaine, j'ai rendez-vous avec les familles pour avoir le fin mot de l'histoire.
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Source de l'image : hyougushi