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Bulletin météo

Il m'a été demandé à l'occasion des deux ans du blog un post au sujet des ryû, les dragons japonais. Au départ, j'avoue, j'ai été passablement emmerdé : les ryû relèvent rarement de mon secteur, c'est plutôt celui des moines qui

1. N'aiment pas beaucoup les onmyôji (sang de renard, opportunistes, vénaux, ce genre de chose…Je suis considéré au mieux comme un mercenaire, au pire comme un gourou de secte.)

2. Aiment encore moins que les onmyôji empiètent sur leur domaine de compétence.

3. Me gonflent à un point absolument surréaliste avec leurs prières à tout et à n'importe qui : divinité de-l'est-où-il-pleut, de la victoire-absolue-et-rayonnante, de la protection-juste-contre-l'ennemi-qui-complote, de l'eczéma-qui-ne-veut-pas-passer et j'exagère à peine.

Ici, le ryû est souvent assimilé à la pluie, certains connaissent peut-être le teruteru bôzu, cette poupée de chiffon qu'on accroche à la fenêtre pour avoir beau temps ? Il s'agit en fait de l'incarnation d'un moine capable d'appeler les dragons, lesquels provoquent la pluie, en référence au moine Kûkai, célèbre pour avoir appelé Princesse dragon à Kyôto durant une sècheresse.

Je suis donc rarement en contact avec les ryû, il faut savoir que le rapport avec l'inhumain est très réglementé, le simple fait de prier les kami est déjà un abus de ma fonction, je suis supposé m'occuper exclusivement des esprits morts et des démons, bref de tout ce qui schlingue spirituellement, merci pour la bonniche. Les moines, ces êtres "illuminés" (à plus d'un titre si vous voulez mon avis) se réservent le droit d'en appeler aux divinités et aux créatures célestes, comme les kirin ou les ryû. J'ai cependant une petite anecdote à vous raconter au sujet de l'un d'eux, Princesse Dragon justement.

***

J'ai rarement des messages laconiques sur mon portable au sujet de "petites missions, si vous avez le temps" mais cela peut arriver et elles restent mes préférées : en général elles n'impliquent pas de mort, pas de sang, pas d'esprit mécontent, juste de petits tracas ésotériques qui ont même un côté assez comique de mon point de vue. Aussi, j'essaie de trouver une heure de libre pour m'en occuper, ça détend parfois.

Les parents de Manami n'avaient pas réellement l'air affolés au téléphone en me parlant de leur fille mais très las. En arrivant sur leur palier, j'ai noté les têtes de teruteru bôzu qui jonchaient la fenêtre, au bas mot quatre ou cinq. Le père m'ouvre la porte, visiblement fatigué.

"Oui ?"

"Satoru Kondo, de la commission de sécurité. Vous m'avez appelé pour Manami."

"Ha…Ha oui. Entrez je vous en prie. Vous souhaitez boire quelque chose ?"

"Je préférerais que vous en veniez au fait…J'ai quelques démons mineurs qui refroidissent bêtement dans une boutique de Shinjuku et c'est farceur ces petites saletés. J'aimerais pas qu'ils me trucident quelqu'un. Vous avez un problème de météo, j'ai cru comprendre ?"

Il pousse un lourd soupir et soudain un hurlement supersonique retentit dans tout le salon, me transperce un tympan, traverse mon crâne vide d'une traite avant de ressortir par l'autre oreille.

"Il pleut ENCORE !!!"

Là où je pensais trouver une gamine, je vois une adolescente vêtue d'un ravissant ensemble qui allie le léopard rose, le zèbre bleu et les implants multicolores dans les cheveux. Après m'avoir rendu sourd, Manami s'apprête à me rendre aveugle. Elle se précipite vers son père et débite une logorrhée proprement hallucinante au sujet de la vie injuste, de la pluie qui ne s'arrête pas, d'une catastrophe imminente voire d'un suicide potentiel…avant de finalement noter ma présence.

"Bonjour. Vous êtes qui ?"

"Manami ! Un peu de respect ! Kondo-san est…"

"Vendeur de parapluie. Mais je pense que j'aurai rien dans vos couleurs."

En parlant de couleur, le rouge lui va bien alors qu'elle me fixe. Haaaaa les nanas hystériques, c'est un vrai plaisir de les titiller, du petit lait.

"Reprenez votre souffle, Manami-san. Vous avez pas vraiment envie qu'on vous enterre avec ces fringues ? Ou si ?"

Nouveau hurlement et plaintes à son père à qui elle demande, je cite, de me "mettre dehors".

"Vous donnez pas cette peine, je saurai trouver la porte tout seul. Et moi je n'ai pas peur de la pluie, d'autant que je saurais la faire cesser. Dommage pour vous."

Je n'ai jamais eu l'occasion de voir de tour de magie sur scène (faut avouer, un type qui fait apparaître un lapin, je fais la même chose tous les jours…) mais j'ai pu assister à une véritable métamorphose de la pisseuse écumante, devenue tout sucre tout miel.

"Vous êtes l'exorciste ?"

"Pour venir assister à vos hurlements de mon plein gré, faut qu'on me l'ait demandé. Si j'étais démarcheur je me serais enfui à la première sommation. Alors, c'est quoi le problème ? C'est vous qui avez décapité tous ces teruteru bôzu, dehors ?"

"Oui !"

Elle pointe un doigt vengeur vers l'extérieur.

"Ça fait une semaine que je demande qu'il fasse beau et regardez le résultat !"

"Normal : il faut pas se rouler par terre en hurlant mais donner du saké à votre teruteru bôzu." Je réplique, laconique "Et le décapiter pour trois gouttes qui tombent, c'est vachard. On peut savoir ce qui vous gêne avec la pluie ?"

Qu'est-ce que je n'ai pas dit…Cette fois le récit en accéléré est pour moi. Fort heureusement, son père l'interrompt :

"Laisse-moi expliquer à Kondo-san, Manami-chan. Ce n'est pas la peine de t'énerver…Voilà, elle fête son anniversaire samedi et la météo…"

"…Annonce le déluge, j'ai compris. C'est triste mais je ne vois pas pourquoi vous faites appel à la commission de sécurité pour ce problème-là. Si je détraque le temps juste pour qu'elle puisse aller au parc avec ses petits camarades, je vais manger chaud, c'est moi qui vous le dis."

Il y a un silence, que même Manami ne semble pas décidée à briser…du moins quelques secondes.

"Mais…il y a mon concert !"

"Votre concert ?"

"Nous avons offert à Manami-chan une guitare pour son anniversaire…Elle devait en jouer samedi."

"Ça fait des mois que je m'entraîne !"

Autant pour une merdeuse capricieuse je n'aurais jamais pris la peine de déranger les dragons – et potentiellement de me faire arracher les yeux par les moines – autant à voir le regard de Manami, je suis un peu plus enclin à risquer l'énucléation.

"Vous avez appris à en jouer ?"

"Depuis que j'ai six ans."

Vraiment très enclin…je soupire.

"O.K. Je vais voir ce que je peux faire…"

Fouillant dans ma sacoche, je déroule mon sûtra du lotus et sors de l'appartement en faisant signe à Manami de me suivre.

"Quoi qu'il arrive, vous ne parlez que si je vous le dis, vu ? Sinon c'est flotte tout le week-end et vous allez rentrer avec quarante de fièvre. Je vous la rends tout de suite." Je lance au père, vaguement inquiet "Profitez du silence, vous allez voir, c'est comme un bain chaud, on oublie souvent à quel point ça fait du bien."

Et j'entraîne la gamine à l'extérieur, consultant rapidement mon sûtra.

Pour faire simple, le sûtra est une prière – longue, très longue – qui enseigne à l'humain la manière de devenir un bouddha de son vivant. Et quand je dis que c'est long, la récitation intégrale d'un sûtra peut prendre des heures, celui du lotus n'étant pas le pire. Je cherche au sol et repère une flaque d'eau de bonne taille avant de faire signe à Manami de se tenir à distance.

"Maintenant il va falloir être un peu patiente et pire que ça : silencieuse."

Je m'assois au sol et joins les mains, enserrées dans mon mala avant d'entamer ma récitation :

" Evam mayashrutam, evam me sutam"

Ha oui, les sûtra sont souvent récités en sanskrit plutôt qu'en japonais, pour davantage de fun et de plaisir. Je ne vous recopie pas ici l'intégralité de la chose, ce foireux de ryû ayant attendu que j'en arrive à la moitié des versets pour pointer le bout de son nez, je ferai donc une ellipse jusqu'à :

"Nous les voyons et sommes pénétrés

de ce fait sans précédent.

Manjushri, fils du Sugata,

je souhaite que tu résolves la foule des doutes."

Brusquement, la flaque à mes pieds se met à bouillonner et une silhouette lumineuse s'en extirpe dans des projections d'eau d'argentée, m'arrosant copieusement. Toujours aussi cabotin…

Se tenant devant moi, Princesse dragon, vêtu comme à son habitude de sa tenue blanche me fixe quelques secondes avant d'enchaîner sur le verset suivant :

" Les quatre congrégations, joyeusement attentives,

ont le regard fixé sur toi et moi.

Pourquoi le Vénéré du monde

émet-il cet éclat lumineux ?"

Contrairement à ce que son titre laisse supposer, Princesse Dragon est un homme…enfin en a vaguement l'air, quoiqu'il porte fréquemment une robe chinoise de femme. Il arbore une paire de bois, dont l'un semble bizarrement penché, et ses multiples queues écailleuses balayent la flaque dont il est sorti alors qu'il me considère de ses yeux noirs, son nez plat se plissant légèrement.

"Tiens. Tu n'es pas un moine, toi. Pourtant, tu as récité avec conviction ? Es-tu un Yamabushi ? Un guerrier ?"

Son regard tombe alors sur les fuda qui sortent de ma poche, frappés de l'étoile à cinq branches.

"Ho. Un onmyôji. Ça faisait longtemps que je n'en avais plus vu."

Derrière moi, Manami a ouvert la bouche, uniquement sous l'effet de la surprise et heureusement, il manquerait plus qu'elle inflige à un ryû son extraordinaire incontinence verbale. Je m'incline devant Princesse Dragon.

"Je suis Satoru Kondo, premier onmyôji du Japon. Ce serait pour une faveur."

"Je m'en doute, Satoru. Mais si tu m'as appelé pour un peu de pluie, je dirais que c'est plutôt de lunettes dont tu as besoin." Rétorque-t-il en levant la main, où s'écrasent les gouttes, se fendant d'un sourire qui dévoile sa langue de reptile..

"Non, en fait j'aimerais un peu de soleil, c'est tout à fait l'inverse."

Il se penche légèrement et fixe Manami, pétrifiée et silencieuse…Il faut dire, le spectacle a de quoi surprendre : une créature qui sort d'une flaque et flotte à un mètre du sol en agitant trois queues de lézard…

"TU aimerais ?"

"Oui, bon. Elle aimerait. Mais je suis le demandeur, Ryû-hime."

"Quelle drôle d'idée vous avez de prier pour les autres, les moines font la même chose."

"Hé, je suis pas payé à faire du tricot. Et on a pas tous les jours l'occasion de sauver le monde. Alors, ce soleil ?"

Le ryû flotille quelques instants, l'air songeur et désigne finalement Manami.

"J'exige un offrande."

Elle en perd presque ses extensions multicolores et je me racle la gorge.

"Ça va pas être possible. Je dois la ramener vivante, sinon je vais me faire jeter. On ne pourrait pas arranger ça avec des pâtisseries, comme d'habitude ? Vos collègues, ça leur convient en général."

Il émet un sifflement agacé et j'esquive de justesse une nouvelle giclée d'eau, qui projette des myriades de gouttelettes lumineuses en l'air.

"Les rois dragons sont des ignares goinfres et crédules, tenaillés par leurs estomacs. Je ne veux pas la dévorer, je veux qu'elle me fasse une offrande."

Ouhlà…Il sait pas ce qu'il réclame, le pauvre. Manami trépigne et me jette des regards de noyée, elle semble avoir compris toute seule que si elle commet un impair, non seulement son concert est à l'eau mais son intégrité physique aussi. Je peux la protéger contre un ryû, mais ça va impliquer de bousiller le décor autour de nous.

"Je…j'ai rien…" Balbutie-t-elle, arrachant à Princesse Dragon un soupir.

"Ils me disent tous ça. Si les humains si cupides n'ont plus rien à donner, je ne vois pas à qui il peut rester quelque chose…"

S'il ne veut ni d'argent, ni de nourriture, je ne vois pas ce qui pourrait le faire fléchir…Je note alors un détail qui m'avait échappé jusque-là : outre son bois tordu, il ne porte pas sa couronne.

"Il vous est arrivé quelque chose, Ryû-hime ?" Je m'enquiers en désignant sa tête.

"Ho. Une malencontreuse bourrasque, impossible de retrouver ma couronne. Tant pis, je m'en ferai forger une autre bien que j'aie horreur de me montrer tête nue."

Je vais pour adresser un clin d'œil entendu à Manami mais elle est déjà partie en courant, nous lançant un "je reviens" à la hauteur de sa capacité en décibels. De retour moins de cinq minutes plus tard, hors d'haleine, elle tend au ryû ce qui ressemble à un large bracelet en fer blanc, dont la couleur oscille entre l'argent radioactif et un coloriage réalisé par un parkinsonien.

Les petits yeux de reptile se plissent et il examine le cadeau dans un silence émaillé du claquement régulier de la pluie, avant de prendre le bijou entre ses trois doigts et de le refermer autour de son bois bancal.

"Ma foi. C'est à la bonne taille."

J'ai toujours su que ces cabots de dragon avaient des goûts pourris. Leurs palais doivent ressembler à de gigantesques brocantes…Manami me jette un regard hésitant et me glisse :

"Il est content vous croyez ?"

"Tu es encore vivante, donc je dirais oui. Il est pas difficile."

"Pardon ?"

"Je veux dire, vous avez les mêmes goûts."

Princesse Dragon s'est penché et examine son reflet dans l'eau, inclinant légèrement la tête sur le côté.

"Ça conviendra." Finit-il par annoncer, relevant les yeux sur nous, avant qu'un rayon de soleil ne nous éblouisse, passant entre les nuages. Je sens comme un mouvement d'air près de mon visage et perçois du coin de l'œil un long ruban d'écailles qui disparait au-dessus de notre tête. Manami, elle, paraît davantage concentrée sur un autre détail.

"Il…Il ne pleut plus !"

"On dirait bien. Et ça ne vous aura coûté qu'un bracelet…Enfin, presque. Je vous laisse rentrer, j'enverrai la petite note à votre père."

"Hein ? Mais j'ai tout fait !"

"Haaaaa non."

Je lui agite mon sûtra du lotus sous le nez avec un petit sourire.

"Vous, vous avez fait du troc, moi j'ai effectué un rituel d'appel complexe et chiant. Vous préférez que je vous facture ça en "intervention d'urgence" ou en "tarif invocation complète" ? Les deux font pareillement mal mais la sémantique a son importance."

Est-ce que je vais surprendre quelqu'un en précisant, pour conclure cette petite anecdote qu'en réponse à ma facture, je me suis fait envoyer le second bracelet…Et une invitation pour le prochain anniversaire ? J'ai été beau joueur, j'ai fourgué les deux à ma cousine. Pour ceux qui me trouveraient bien coulant sur mes tarifs, ne vous faites aucun souci : je reporte sur les autres factures d'intervention, comme par exemple les imbéciles qui me réveillent en plein milieu de la nuit. Après tout, j'œuvre pour l'équilibre, non ?

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Source de l'image : gaelx

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