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Name your poison...

Cette semaine, comme promis, je dois vous parler de la manière dont on picole dans les villages yôkai : il faut pas croire, c'est assez différent des bars humains. Déjà il faut pouvoir y rentrer (avec la colonne vertébrale non désolidarisée du reste), ensuite il faut parvenir au lieu de beuverie, convaincre le barman de vous servir autre chose qu'une énucléation instantanée (non, croyez moi, ce n'est pas le nom d'un cocktail local). Bref, c'est beaucoup d'adrénaline pour un simple verre, qui a en plus toutes les chances de faire le bonheur de vos héritiers. J'ai déjà parlé de cette gnôle infernale, distillée au village de Kurowara, je l'ai évoquée pour être exact et on m'a demandé d'être plus précis sur les raisons qui me poussent à la consommer – enfin à essayer. C'est le genre de truc à vous faire entrer la trachée en combustion spontanée et à finir à quatre pattes au sol en train de chanter "Love me tender" en sanskrit à une latte de plancher vermoulue.

Attention, c'est l'heure des explications folkloriques !

Il est important de ne jamais donner ses vrais nom et prénom lorsqu'ils sont susceptibles de tomber dans l'oreille de quelqu'un ou quelque chose possédant des notions de magie : avec ce genre de compétences, votre état-civil serait la clé pour vous dominer et vous manipuler. Comme facebook mais en plus méchant, si vous voulez.

Je vais couper court à la question qu'on serait tenté de me poser : "Satoru" n'est pas le prénom avec lequel je suis né, prénom que je ne vais bien évidemment pas donner en ligne, d'autant qu'on m'a toujours appelé Satoru, même dans ma famille. Même chose pour Shinkin, Ayane, Tetsuo et d'autres…Le nom est en quelque sorte relié à la notion d'existence, il fonctionne comme la condition de cette existence et confère un pouvoir potentiel à celui ou celle qui le connaît.

Quel rapport avec l'alcool yôkai de Kurowara ? J'y viens.

Le yôkai qui distille ce poison est Shiun, un kitsune à huit queues "retraité" si j'ose dire, qui occupe son temps libre à troquer des items douteux avec les onmyôji opportunistes.

Shiun qui présente également l'amusante particularité d'être le géniteur de Gekkô.

***

"Tu ne manges jamais rien quand tu es là."

"J'aurais un peu trop peur de devenir anthropophage à mon insu." Je rétorque à Shiun alors que je fourre dans mon sac l'objet de notre deal – un masque d'oni soigneusement scellé. Le kitsune se contente de soupirer :

"Comme si ça allait perturber ton équilibre…Et puis on ne crache pas sur un repas offert, tu sais ?"

Du coin de l'œil, il me jauge.

"Et avec le métier que tu fais, tu devrais te soucier davantage d'être intimidant."

"Pas besoin de m'envoyer un kilo de bidoche pour ça, et encore moins celle de mes concitoyens. J'ai d'autres arguments."

"Mon fils m'a dit ça, oui."

Je grimace et reprends une bouffée d'opium, que je souffle entre mes dents.

"Tu fais toujours la même tête quand je parle de lui…Je peux savoir pourquoi ? Vous étiez toujours ensemble quand tu étais encore un gnome qui bégayait en me disant bonjour."

"Demande-lui, Shiun."

Le kitsune tapote sur le comptoir de ses longs doigts griffus et ses huit queues fouettent l'air en signe d'agacement.

"Je l'ai fait. Et sais-tu ce qu'il m'a répondu ?"

Avalant la fumée de la pipe, je ferme les yeux quelques secondes et me fends d'un sourire matois.

"De me demander."

"En effet."

"Gekkô qui nargue même son cher père…C'est ce qu'on appelle l'ironie du sort, je suppose."

Je commence à me détendre et dois m'accouder au bar pour ne pas tomber, gagné par une légère somnolence qui atténue dans ma tête le murmure continu des esprits et les auras des yôkai du village. Shiun me retire la pipe à opium en constatant que j'ai mon compte et entame son assiette, engloutissant de fines lamelles de viande entre sa double mâchoire, dont le claquement me tire un frisson involontaire.

"Vous êtes de vrais gosses. Toi qui n'atteindras jamais un siècle d'existence, je peux comprendre, mais lui…incorrigible."

"Désolé, Shiun mais je ne suis pas plus disposé que toi à donner des informations."

"Qui te dit que je ne suis pas disposé ?" Me demande-t-il alors que le carillon derrière nous tinte. Une femme en kimono pourpre vient d'entrer, son visage souriant perché à l'extrémité d'un cou qui doit mesurer dans les deux mètres et se tort comme un long serpent de chair.

"Irasshaimase ! Que puis-je pour vous aujourd'hui ?" S'enquiert Shiun en terminant son repas d'un petit coup de langue rapide sur les babines.

La cliente coasse et incline la tête pour saluer le kitsune avant de faire de même avec moi, non sans avoir fixé mon mala un dixième de seconde.

"Je vous sers ça."

S'asseyant à côté de moi, elle finit par me demander dans un japonais aussi courtois qu'obsolète si je l'accompagne.

"Hem…Je vous remercie mais j'ai assez fumé, je crois."

"Elle n'a pas commandé d'opium, Satoru-kun." S'amuse Shiun en déposant sur le comptoir un petit verre transparent.

"Tu sers aussi du saké ? Et sans service, en prime ?"

"Les verres à saké sont trop petits et leur émail supporte mal le "voisinage"."

La cliente attrape le verre et ploie son cou démesuré pour boire d'un trait…Avant de s'écrouler.

"Ho. Je l'ai peut-être un peu trop fait attendre, celui-là…" Constate Shiun en se grattant les poils entre les oreilles " Je ne devrais plus toucher aux bouteilles du fond."

Même légèrement shooté à l'opium, j'arrive encore à rester interdit. Me levant, je vais vérifier dans quel état est la soularde. Si les esprits pouvaient souffrir de coma éthylique, elle en serait proche. Shiun se transforme et bondit sur le bar avant de saisir sa cliente par le revers du kimono pour la traîner dehors.

"Garde-moi la boutique, Satoru-kun, j'en ai pour un instant !"

Il s'absente en effet quelques minutes à peine avant de revenir se poster derrière son bar, s'amusant de me voir examiner le verre vide avec perplexité.

"Il y avait quoi là-dedans ?"

"Un sake artisanal que je fais moi-même. Ingrédients locaux exclusivement."

"Tu m'en diras tant…Le riz aussi ?"

"Le riz surtout. C'est ce qui donne sa qualité à la boisson."

"C'est à dire ?"

L'air de rien, il nettoie tranquillement son comptoir, me soulevant d'un bras à quelques centimètres au-dessus de mon tabouret pour pouvoir frotter avant de me reposer.

"L'eau n'est pas forcément le mieux pour une rizière. Nous utilisons quelque chose de plus nutritif."

"Et au risque de me répéter : c'est à dire ?"

Sans cesser de nettoyer d'une main, il passe l'autre sur ma joue et me l'entaille légèrement, me faisant tressaillir avant de me mettre sous le nez l'une de ses griffes, rougie de mon sang.

"En fait, je voulais pas savoir."

"Voilà. Tu vois que je ne suis pas avare en informations."

"Uniquement pour celles qui sont susceptibles de pas me plaire, Shiun."

Il ricane et attrape le verre avant de me le désigner.

"Tu me fais un procès d'intention…Veux-tu goûter ?"

C'est un marrant Shiun…Ce serait le genre à vous désigner une fosse remplie de requins et à vous demander si vous avez envie de vous baigner. Je secoue la tête.

"Non merci. L'opium me tuera les neurones plus lentement et de manière plus agréable que ta gnôle. Si j'ai de la tuyauterie à déboucher dans ma salle de bain, éventuellement…Mais je ne vois pas ce qui me pousserait à avaler ça."

"Tiens. Tu as peur. Ca ne te ressemble pas, en général, tu aimes les expériences épicées."

"Pas celles qui risquent de me dissoudre le colon. C'est une question de bon sens plus que de trouille."

Débouchant une bouteille, il remplit un autre verre et le fait tourner dans sa main avec un petit sourire.

"Et si j'intéresse la partie ?"

Je croise les bras et le regarde dans les yeux – enfin les principaux.

"Faut voir. Il n'y a rien que tu possèdes que je ne puisse pas te proposer de troquer et tu ne me feras pas l'affront de me proposer de l'argent."

"Une information…au sujet de mon fils, par exemple ?"

Je m'immobilise quelques secondes et sans cesser de sourire, il pose le verre devant moi.

"Disons…Si tu finis ce verre ?"

"N'importe quelle info ?"

"N'importe laquelle. C'est cinq cent yens le verre." Me précise-t-il. "Tu as droit à autant d'essais que tu veux, tant que tu payes. Alors, que veux-tu savoir ?"

A ce stade, les lecteurs éclairés auront peut-être compris ce que j'ai demandé. J'ai examiné le liquide dans le verre quelques secondes, un peu pâteux et somnolent.

"Son vrai nom."

Et j'ai souri à mon tour en attrapant le verre.

"Je veux savoir comment il s'appelle vraiment. Deal ?"

Shiun m'a encaissé avec un sourire satisfait et à peine teinté de moquerie condescendante qui me rappelle furieusement celui de sa progéniture avant de se servir à son tour et de frapper son verre du mien.

"Et comment."

Ca va faire cinq ans que ça dure et je n'ai toujours pas réussi à boire plus de deux gorgées de ce truc sans me retrouver en station horizontale (CF début du post, où je parle de Love me tender). Gekkô ne sera pas inquiété avant un moment, d'ici à ce que je me fasse greffer un œsophage en titane, son père ne risque pas de le vendre.

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Source de l'image : paulwatson

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