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...the cat ?

Suite et fin de l'affaire d'Osaka. J'avais besoin d'un peu de recul pour conclure…Oui, j'avais précisé que j'étais rentré relativement indemne, la semaine dernière. J'aurais dû préciser "physiquement", c'est tout.

En définitive, c'est l'intérêt d'écrire ici…Réfléchir sur ce que j'ai fait, surtout quand je suis obligé d'en arriver aux extrêmes. Shinkin commence un peu à se dérider, progressivement, ça me rassure qu'elle ne m'en veuille qu'en "surface", si j'ose dire.

***

Laissant derrière nous l'intendante et le policier dans le gaz, nous avons repris la voiture de Kokuen avant que le reste de la police d'Osaka ne déboule sur les lieux. Je la guide jusqu'au bureau de l'onmyôdo, une maison en banlieue. Alors que nous arrivons en vue du portail, je ressens quelque chose d'étrange, comme une tension qui n'émane ni de moi, ni de la bakeneko.

" Ils vont me devoir des explications."

"Descendez, dans ce cas. Je suis venue chercher ma sœur." Me rétorque Kokuen sans même un regard.

"Votre sœur est avec ma cousine. Ma cousine a probablement contacté les onmyôji de la ville. Votre sœur est probablement menacée par un onmyôji. On continue à se mordre la queue jusqu'à se l'arracher ou vous allez vous décider à collaborer un minimum ?"

J'ai juste le temps de reculer contre le dossier du siège alors qu'elle enfonce ses griffes dans le cuir, à quelques millimètres de ma cuisse.

"Si les onmyôji sont sous vos ordres, vous êtes responsables de tous ces morts, en suivant votre logique."

" Ou bien il y a une brebis galeuse chez nous. Ou bien il y a eu conflit entre l'onmyôji et les bakeneko. Ou bien vous confondez mon dos avec une autoroute…ARRÊTEZ-VOUS !!!"

J'ai capté juste à temps les deux silhouettes côte à côte sur la route, devant le portail, à quelques mètres du capot. Kokuen met un coup de frein brutal, nous projetant contre le tableau de bord et enclenchant l'airbag. Je me dégage, vaguement sonné et sors de la voiture, imité par la bakeneko.

Plus personne.

Je fronce les sourcils et embrasse rapidement la rue du regard. Il est encore tôt, il y a peu de passants, pourtant je sens une présence – non deux – dont l'aura est très nette.

"Nous sommes attendus…Et ce n'est pas Shinkin."

"Des collègues à vous ?"

"Ça y ressemble…"

"Alors qu'avons-nous à craindre ?"

Je fais claquer ma langue, nerveux.

"Le grand patron vient vous voir et vous vous planquez au lieu d'aller à sa rencontre…vous en déduisez quoi ?"

"Qu'ils ont des raisons d'appréhender votre réaction…Mais vous êtes plus habile que vos subordonnées dans votre fonction, non ?"

J'ouvre la portière et fais signe à Kokuen.

"Habile ou non, s'ils me tombent dessus à deux, je ne vais pas rire longtemps et vous encore moins. Le fait qu'ils nous observent à distance ne me rassure pas. Montez, je m'en occupe."

Elle n'a pas le temps de me répondre qu'une large forme blanche fond sur elle, la projetant au sol. Je sors aussitôt deux fuda pour interrompre l'attaque lorsqu'on tente de me frapper à la tempe, me laissant parer in extremis. Je saisis mon attaquant au bras et le fais passer par-dessus mon épaule avant de frapper au ventre et à la gorge, prenant en plein visage une autre attaque de shiki, qui me fait reculer. J'entends les sifflements de Kokuen, suivi d'un miaulement furieux…

"Kiyoi !"

Au moins, on a retrouvé une des deux morveuses : Kiyoi vient de sauter sur le dos de celui qui s'en prend à sa sœur, toutes griffes dehors. D'ailleurs, mon attaquant, pas calmé un broc remet ça, se redressant et me collant un coup en plein dans l'équateur. Je tombe à genoux en étranglant un grognement de douleur. Au moins, avant même de relever les yeux pour la regarder, je sais que j'ai affaire à une fille.

Pire…à une gamine, à pleine plus âgée que Shinkin, qui vient de déployer un shiki, une sorte de créature marine dont les tentacules semblent très tentées de me faire un câlin (et si vous venez d'avoir une pensée inconvenante, vous regardez trop de hentaï. Si.).

"Ne bougez plus ou je lui ordonne de vous briser le cou."

"C'est ce que tu as fait aux bakeneko ?"

Elle se trouble quelques secondes et je profite de l'ouverture : si je suis pour une politique d'utilisation intensive de la magie, la meilleure tactique pour venir à bout d'un magicien consiste à le déconcentrer puis à l'envoyer au tapis. Or, il existe une attaque qui inclut ces deux possibilités, le coup direct facial.

Le poing dans la gueule, si vous préférez. Sobre, efficace, direct, surtout sur une préado. Et d'une, à l'autre, maintenant, Kokuen a l'air de passer un sale quart d'heure, sifflant et crachant à s'en coller une extinction de voie. Je fais un pas dans leur direction.

Et la douleur explose dans mon dos, une attaque soigneusement préparée et admirablement ciblée, en plein dans le mille. Pourquoi n'ai je pas senti le troisième onmyôji ? Vacillant, je tombe à genoux, paralysé, suffoquant. J'ai le temps de distinguer une paire de bottines blanches qui écrasent sans ménagement ma main, encore crispée sur mes fuda.

"J'aurais préféré que vous ne veniez pas." Fait une voix au-dessus de moi alors que je m'écroule.

Au moins nous sommes d'accord sur ce point.

***

"Satoru-chan ! Satoru chan !! Réveillez-vous ! S'il vous plaît !! S'il vous plaît !"

Ho kami-sama, s'il y a quelque chose de plus atroce que de se réveiller dans l'obscurité courbaturé des pieds à la tête, le visage dans une flaque de boue qui pue encore plus que moi dans mes meilleurs jours, c'est d'avoir Kiyoi qui me pleurniche dans les étagères. Je la repousse en grognant.

"Arrête de me piétiner le portrait, tu vas m'amocher encore plus."

Je m'assois lentement, m'adosse à une paroi qui a l'air couverte de pierres.

"Vous vous sentez bien ?"

"Comme un charme. J'ai pris une attaque dans le dos et à en juger par l'enflure de mon poignet il est au minimum foulé, ce qui complète agréablement mes bobos récents. Je chialerais bien d'épuisement mais là c'est pas trop le moment…on est où, toi qui a le matériel pour voir dans le noir ?"

"Un puits."

"Un puits…Et où est Shinkin ?"

"Je ne sais pas. Il nous faudrait une corde…"

"Excellente initiative, j'ai une pressante envie de me pendre, justement. Où vous étiez passées toutes les deux ? Réponds et ne me prends par pour une bouilloire, j'ai la pulsion meurtrière facile, présentement."

"On est arrivées alors qu'ils…ils finissaient de tuer tout le monde."

"Ils ?"

"Les jumeaux et la femme en blanc."

La femme en blanc…Je n'en connais qu'une à Osaka. Ça pourrait être cohérent, si cette fameuse dame blanche n'était pas supposée être de MON côté.

"Ayuno et ses deux élèves…"

"Vous la connaissez ?"

"C'est la responsable onmyôji du secteur…Et très probablement celle qui m'a mis K.O."

"Mais…Vous n'êtes pas le maître des autres onmyôji ?"

"Tout le monde n'a pas l'air de le penser."

Un raclement interrompt mes réflexions alors que la lumière me frappe au visage. A quelques mètres au-dessus de nous, un rond de lumière vient de se découper dans l'obscurité. Kiyoi me grimpe sur les épaules, ronronnant pour se rassurer et je lui colle deux doigts autour du museau pour qu'elle la ferme. Si c'était Shinkin, elle m'aurait appelé pour savoir si j'étais revenu à moi. J'entends des miaulements…On penche quelque chose légèrement au-dessus de l'ouverture, et plusieurs formes sombres tombent en pluie, m'obligeant à me plaquer contre la paroi. Non seulement il y en a beaucoup – au bas mot une quinzaine mais en prime ça bouge et à en juger par les sifflements, ce sont des bakeneko.

Puis, c'est à nouveau l'obscurité alors qu'on referme le puits.

Et face à moi…il y a trente billes d'argent qui me fixent avec rage.

Je déteste les chats. Putain je DÉTESTE les chats et là j'entrevois la mort extrêmement désagréable qu'on m'a destiné. J'ai juste le temps de me recroqueviller pour protéger mon visage qu'ils me tombent dessus, lacérant mon blouson, mes mains, ma nuque. Kiyoi siffle, les repousse et finit par leur crier d'arrêter alors que l'un d'eux m'enfonce ses crocs pointus comme de minuscules pics à glace dans le cou et que je tente de me dégager, exposant mes mains aux griffes des autres.

"ARRÊTEZ !!! Il peut nous faire sortir !!! ARRÊTEZ !!!"

Finalement, l'assaut se calme et je risque un coup d'œil rapide hors de mes bras : les greffiers ont reculé mais me cernent toujours, leurs yeux luisants fixés sur Kiyoi, toute hérissée pour le peu que j'en vois. Elle se rapproche de moi et je lui glisse :

"Merci mais tu t'es un peu avancée, j'ai pas vraiment de moyen de nous sortir de là. Tu crois qu'ils vont me laisser en placer une avant de m'énucléer ?"

"Ils ont peur, Satoru-chan."

"C'est pas une exclusivité." Je grogne en me redressant. "Est-ce qu'il y a une espèce de chef, parmi vous ?"

Celui qui m'a mordu le cou, un gros matou tirant sur le gris, l'œil assassin s'avance et s'assoit devant moi.

"Je suis Mezu, le troisième fils du maître bakeneko d'Osaka, tué ce matin. Par un des tiens."

"Ce n'est pas moi qui ait ordonné ça…Je suis venu exprès de Tokyo pour l'empêcher et je me suis fait balancer ici par "les miens" pour te citer. Kokuen est parmi vous ? Kokuen ?" Je réplique en essuyant la boue et l'eau saumâtre qui me dégouline sur la figure suite à mon bain prolongé.

Pas de réponse…J'espère qu'ils ne l'ont pas tuée, sinon c'est le conflit ouvert et explosif avec toute la caste bakeneko dans l'heure qui vient. Je lève les yeux vers le sommet.

"Est-ce que l'un de vous arriverait à grimper jusqu'en haut ?"

"Grimper oui mais nous n'avons pas assez de force pour repousser la dalle qui bloque l'accès." Me rétorque Mezu. "Toi, tu pourrais."

"Je n'ai pas des pattes ventouses pour escalader et je n'ai plus de fuda pour invoquer quelque chose qui le fasse à ma place…Quoi que…"

Je fixe mes mains ensanglantées et évalue la hauteur. Pas génial mais mieux que rien…Kiyoi a entrepris de lécher mon cou constellé de griffures et je l'attrape doucement.

"Tu saurais te faufiler si je te ménage une petite ouverture ? Et me trouver Shinkin ? Tu es la seule qui sait à quoi elle ressemble…"

"Bien sûr !"

"Ok. Alors ne bouge pas."

Je la retourne et presse sur les griffures qui zèbrent ma main gauche, récupérant le sang de la main de droite avant de tracer un signe de sanskrit sommaire sur le dos de Kiyoi, lissant les poils pour ne pas interrompre le trait.

"Grimpe et surtout cramponne-toi arrivée en haut, j'ai jamais fait ça, je peux pas garantir ce qui va arriver, si jamais tu as mal ou quoi que ce soit, laisse-toi tomber, ok ? Allez…"

Prenant appui sur mes épaules, elle s'agrippe à la paroi et entreprend d'escalader, se faufilant entre les pierres, dérapant à plusieurs reprises avant de parvenir au sommet, péniblement.

"J'y suis !"

"Om…"

Je peine à me concentrer, le stress, la fatigue et surtout le fait que je ne sois jamais passé par un fuda "vivant"…ma première incantation agite Kiyoi d'un spasme violent. Je baisse les mains. Si je continue, ça va la tuer.

"Redescend. Ca ne marche pas…"

"Et si nous te portons ?"

"Pardon ?"

Mezu, à mes pieds, me fixe sans ciller.

"Si tu grimpes sur nous ? Nous pourrions te hisser jusqu'en haut."

Il lance un regard appuyé à ses congénères, qui commencent à grimper, formant des "plots" sur toute la paroi.

"J'ai le vertige sur une chaise et vous voulez que je fasse de la varappe sur mur vivant ?"

Cette fine remarque me vaut une nouvelle quinzaine de regards venimeux.

"Ça va, j'ai compris." Je siffle en ôtant mon blouson et mes baskets pour m'alléger au maximum. "Qu'est-ce qui me dit que vous n'allez pas me laisser tomber – au propre comme au figuré – une fois en haut ?"

"Rien. Comme pour nous, en somme."

"Votre confiance me fait chaud au cœur. Mais vous n'avez pas tort." Je lui accorde en plaçant mes mains sur quatre chats qui se déplacent pour que je puisse caler ma paume. Une fois que j'ai commencé à me hisser légèrement, tâchant de répartir mon poids au mieux, je sens le contact doux et souple d'autres chats sous mes pieds, qui me poussent lentement vers le haut, accompagnant mon mouvement. J'ai l'impression de flotter, cramponné à des dizaines de vagues de fourrures, mouvantes, qui se calquent sur mes mouvements et j'arrive presque à faire abstraction des mètres qui me séparent du sol.

Presque.

Ne regarde pas en bas.

Arrivé à mi-parcours, mon poignet me donne envie de hurler, me lançant chaque fois que je m'agrippe avec et je sens bien que les bakeneko peinent de plus en plus à supporter mon poids. Je dérape sur l'un d'eux et me rattrape tant bien que mal, serrant les dents.

"Il me faut plus d'appui en bas !! Vite !"

C'est Kiyoi qui se faufile et pousse lentement mon pied avec sa tête, ronronnant aussi fort qu'elle peut. Si quelqu'un a vaguement confiance dans ce que je suis en train de faire, c'est elle. Et pour un chat, je la trouve sacrément optimiste, surtout un chat que j'envoie paître aussi régulièrement. En fait, je comprends pourquoi elle m'apprécie : elle est aussi désespérée et barrée que je le suis.

Encore quelques mètres.

Ne regarde pas en bas.

Et naturellement, je ne peux pas m'empêcher de tourner légèrement la tête…très vite arrêté par un bon coup de griffe sur la joue, de la part de Mezu.

"Reste concentré ! Si tu tombes, tu ne pourras peut-être plus te relever !"

"Merci de me le rappeler…"

Le couvercle est à quelques centimètres, je tends la main…trop court…

"Il va falloir me pousser."

"Ceux qui sont dessous vont tomber si tu te hisses d'un coup !"

"Et si je n'ai aucun élan, je n'arriverai pas à pousser ce truc d'une main !"

"Je m'en occupe."

Kiyoi, à nouveau…Elle bande ses muscles et donne une brusque impulsion, que j'accompagne, repoussant le couvercle et achevant mon poignet, que je pose hors du puits, me cramponnant des forces qui me restent, dérapant. J'entends un claquement sec et quelque chose s'enroule autour de mon autre main.

"Allez, Kondo-kun ! Vous y êtes presque !"

"Kokuen !"

Elle me tire et m'empoigne pour m'aider à sortir, fronçant le nez.

"Vous empestez, c'est une infection."

"L'odeur de chat mouillé, je présume ? On peut savoir pourquoi vous n'avez pas ouvert ce putain de couvercle en sachant que j'étais dessous avec vos petits camarades ?"

Elle me désigne un très reconnaissable fuda à la surface…Scellé magiquement, par un autre onmyôji pour être certain que personne ne pourrait l'ouvrir de l'extérieur. Nous sommes au fond du jardin, le soleil est quasiment au zénith.

"Ils ne voulaient vraiment pas vous voir remonter. J'ai attendu ici plusieurs heures une occasion pour vous tirer de là…où est Kiyoi ?"

"Encore au fond. Sortez-là, moi j'ai à faire. Vous avez vu Shinkin ?"

"Avec cette femme en blanc et ses jumeaux…Apparemment elle ne sait même pas que vous êtes là. Ils avaient sans doute prévu de sortir votre cadavre et nous coller votre meurtre sur le dos."

Je masse mon poignet avec une grimace. Il me faut au moins quelques fuda, je récupère toujours celui du puits. Kokuen sourit et me sort de son tailleur un minuscule calepin et un crayon.

"Ça peut servir ?"

Je lui rends son sourire en prenant le tout.

"Dans mes mains, autant qu'un revolver chargé. Allez chercher votre sœur, elle a bien mérité de souffler. Ha et tant qu'à faire ramenez moi mon blouson et mes basket, j'ai un putsch à mater."

***

J'adore interrompre les instants de calme, je m'en suis même fait une spécialité, rien ne me rend plus heureux que d'essuyer mes pieds sales sur l'immaculé sérénité des autres. Surtout quand les autres ont tenté de me tuer.

J'ai donc fait une entrée d'une discrétion que n'aurait pas renié un char d'assaut en déboulant dans la pièce principale, dégoulinant de boue et de fureur, suivi de près par une bimbo féline armée d'un fouet, de Kiyoi et Mezu, aussi trempés et remontés que moi. C'aurait pu être presque comique. Je dis bien presque.

Shinkin était bien là, assise en seiza, en face d'Ayuno, tombant des nues en me voyant pieds nus, constellé de griffures, l'aura enflammée de rage.

Les jumeaux se sont précipitamment levés pour essayer de me freiner, j'ai donc laissé à Kokuen et Kiyoi le plaisir de les calmer, ce qu'elles ont fait avec un zèle admirable (et un rien de rancune aussi, mais je ne serais pas définitif sur la question.)

Quant à Ayuno…

Ayuno est et a toujours été une femme monolithique en tous points : impassible, cette même expression indéchiffrable gravée dans les traits de son visage, les mêmes vêtements blancs, la même rigueur dans sa gestion des affaires onmyôji, le même ton de voix qu'elle combatte, mène un rituel ou s'adresse à moi. Déjà présente lors de ma nomination à la tête des onmyôji du Japon, elle n'a jamais approuvé ma manière de traiter avec les yôkai mais s'en est toujours poliment cachée. Jusqu'à aujourd'hui.

"Bonjour, Satoru."

"On…Oncle Satoru ? Qu'est…ce qui t'est arrivé ? Tu saignes !"

Shinkin s'avance vers moi et essuie de la manche de son sweat mon visage barbouillé de boue et de sang, alarmée.

"Il te faut un médecin ?"

"Pas pour l'instant mais qui sait, dans quelques minutes…Hé bien, Ayuno ? Vous n'expliquez pas à ma cousine ce qui a bien pu m'arriver ? J'avoue, je brûle d'entendre votre version…Vous comptiez peut-être lui faire visiter le puits, à elle aussi ?"

"Jamais je n'aurais fait une telle chose à une petite fille sans y être obligée. Je l'ai récupérée devant la maison bakeneko, en possession de ceci."

Méthodiquement, elle déplie mon autorisation gouvernementale et la lève au-dessus de sa tête.

"Un document officiel qui donne les pleins pouvoirs, octroyés par le gouvernement japonais, au premier onmyôji du Japon, y compris ceux de tuer. J'y ai vu un signe, celui de la fin d'un règne trop permissif avec les démons."

Je place Shinkin derrière moi, par sécurité.

"C'est amusant, ce que vous dites…Des petites filles, il y en avait chez les bakeneko. Et je doute qu'elles aient toute mérité de mourir."

"Cela fait des mois que les habitants d'Osaka subissent le joug des démons félins sans que vous daigniez agir contre eux, des mois que je vous alerte sur une situation critique, que j'ai finalement décidé de prendre en main. Sans doute jugez-vous qu'ils ont le droit de maltraiter les humains ? Ils volent, attaquent nos fils et nos filles. Votre angélisme n'est pas seulement condamnable mais dangereux, Satoru. Je suis navrée de devoir en arriver à de telles extrémités avec vous mais vous avez trop longtemps laissé les choses pourrir."

Le dos très droit, elle se lève et tire de sa ceinture sa dague de cérémonie. Je souris, sardonique.

"Je vois. Vous n'allez même pas essayer d'argumenter."

"Cela n'aurait aucun intérêt. Nous savons tous les deux que vous ne souhaitez pas discuter."

"En effet."

Elle tend la main devant elle et une lame de vent traverse la pièce, me frôlant alors que je plonge sur le côté…C'est vrai…Ayuno est passée maître dans l'art de maîtriser cet élément. Je fais signe à Kokuen et Kiyoi, qui se placent en retrait avant de me tourner vers Shinkin.

"Je vais avoir besoin de ton aide…je suis épuisé, je risque de ne pas avoir le dessus."

"Oui, Oncle Satoru."

"Shinkin."

Je la regarde dans les yeux.

"Je vais la tuer. Tu le sais ?"

La petite hésite et une seconde attaque nous balaye, me balafrant le bras et faisant reculer ma cousine, qui tressaille violemment lorsque le vent lui entaille profondément la joue et l'épaule, teintant de sang son tee-shirt. Je me tourne vers Ayuno, les poings serrés.

"Espèce de salope…"

"Et elle est votre élève. Les enfants sont aussi dangereux que ceux qui les forment."

"Donc si je suis votre logique, je dois exécuter les jumeaux."

Je souris et fais signe à Kokuen, qui m'expédie le garçon.

"Pourquoi pas ?"

"Vous en êtes incapable." Me rétorque Ayuno en préparant une nouvelle attaque. Mais j'ai perçu une très légère ride sur cette surface lisse et inexpressive : c'est à peine un frémissement au coin de la bouche mais c'est bien là. Je saisis le jumeau au cou et lui colle un fuda sur la poitrine.

"Alors…Est-ce que je lui brise la nuque pour un problème d'équité avec les bakeneko ou je le laisse s'étouffer ?"

L'enfant me jette un regard affolé, que j'ignore, concentré sur Ayuno, laquelle paraît hésiter.

"Tiens, tiens…pas aussi intouchable que vous semblez le penser, hmm ?"

Shinkin me fixe aussi, déboussolée et tente de libérer le jumeau, en train de suffoquer alors que mon fuda s'enfonce dans sa poitrine. Je la repousse sans ménagement.

"Hé bien ?"

Une troisième vague de vent, plus violente, part dans ma direction et j'attrape le gamin pour faire bouclier et encaisser de plein fouet l'assaut de son maître, qui cesse aussitôt lorsqu'elle l'entend crier. Je le relâche, le laissant se rouler en boule au sol.

"A ce rythme-là il ne va pas servir longtemps. Heureusement qu'il reste sa sœur, n'est-ce pas ?"

J'ai à peine le temps de me jeter en arrière : Ayuno est sur moi et feinte brusquement, tentant de me frapper au ventre de sa dague. J'esquive une première fois, une seconde fois, grimace lorsqu'elle me frôle. Je tiens à peine debout, j'ai beau faire le malin, me servir des jumeaux pour la pousser à l'erreur est ma seule tactique. Alors que j'évite un autre coup, elle me frappe brusquement au visage avec le fourreau, dans l'autre main, me projetant dans un angle, acculé. Alors qu'elle lève sa dague, je distingue pour la première fois une véritable émotion dans son regard, une colère froide, glaçante même…

Son bras reste pourtant en l'air, comme paralysé et elle se fige alors que des sifflements retentissent : des dizaines de serpents blancs et rouges ont envahi les tatami et s'enroulent autour de ses chevilles, l'immobilisant, remontant le long de ses jambes pour finir de la neutraliser. Shinkin se tient derrière elle, les yeux fermés, concentrée sur son invocation alors que je me relève difficilement et désarme Ayuno, apaisant les bourrasques de vent qui traversent la pièce, où le silence s'abat enfin, interrompu par les pleurs étouffés du jumeau à terre. Shinkin se précipite vers lui et s'agenouille.

"Oncle Satoru…"

"Plus tard, Shinkin."

J'ai immobilisé Ayuno en la saisissant à la gorge. Mon adrénaline redescend, relançant la douleur dans mon poignet et mes plaies pleines d'eau sale : si la colère d'Ayuno semble retombée, la mienne est vivace, bouillante. Si je m'écoutais, je la rouerais de coups…Je resserre ma prise. Mes mains tremblent.

"Permissif, hein ? C'est amusant, la bakeneko ici présente m'a plus ou moins accusé de la même chose. Je vais vous expliquer ma vision des choses, Ayuno-san. Je me place toujours du côté de celui qui est inférieur, c'est ma notion de l'équilibre. Quand on tape sur la gueule de quelqu'un, j'aime qu'on le fasse d'égal à égal. Vous savez ce que trouve vraiment abject avec vous ? Vous avez suffisamment endoctriné des mômes pour qu'ils brisent le cou d'autres mômes."

"Oncle Satoru…"

"J'ai dit plus tard, Shinkin ! Tu es bouchée ou quoi ? !"

"SATORU !"

Elle me fixe, la bouche crispée.

"Il saigne. Beaucoup."

Elle me désigne le jumeau au sol, immobile dans une flaque qui ne cesse de s'élargir. La seconde gamine pleure, paniquée, maintenue par Kokuen en appelant son frère.

"Il lui faut un médecin !"

"C'est un assassin comme son maître. Il ne mérite pas mieux, Kondo. Ne vous laissez pas attendrir, dois-je vous rappeler qu'ils ont tenté de vous tuer ? Et qu'ils ont commis contre la communauté bakeneko des meurtres impardonnables ?" Feule Kokuen, resserrant sa prise sur la gamine.

"Oncle Satoru…On peut pas faire ça…"

"LA FERME ! "

Mon regard passe de Kokuen à Shinkin, puis à Ayuno, que je relâche finalement, la laissant glisser au sol.

"Taisez-vous. Toutes les deux. Jusqu'à nouvel ordre, je n'ai demandé son avis à personne. A genoux." J'ordonne à Ayuno avant de faire sauter sa dague dans ma main et de la lui tendre, côté pommeau. Elle souffle légèrement et me fixe :

"Mourir de manière honorable ou me faire exécuter par un méprisable représentant de mon clan, c'est ça votre conception de la justice?"

"Soyez heureuse. Mon père, que vous admiriez tant vous l'aurait pas laissé, ce choix. Et il aurait probablement éliminé les jumeaux d'abord. Décidez-vous, Ayuno-san. Le temps que vous perdez ne vous fera bientôt plus défaut alors que pour votre élève, il est vital."

Elle laisse passer un silence et repousse la dague.

"J'ai servi mon clan de manière honorable. Je n'ai pas à avoir honte. A vous de le faire…Kondo-sama."

"Soit."

Shinkin se redresse brusquement en me voyant retourner la dague et la diriger vers Ayuno. Je donne un coup sec, latéral, au niveau de la gorge, comme on m'a appris. Gardant les yeux baissés, je rengaine la dague.

"Appelle un médecin pour lui, Shinkin. Je m'occupe des flics, ils doivent nous chercher partout. Kokuen, lâchez la gamine."

Le sang se répand sur les tatami et je me tends lorsqu'il touche mes pieds nus. Immobile, tétanisé, je contemple la dame blanche dans une auréole rouge pendant de longues secondes.

C'était ma première exécution. Et publique, s'il vous plaît.

Reprends-toi.

"Kokuen, je compte sur vous pour faire savoir aux clans bakeneko qu'un châtiment exemplaire a été infligé à la responsable des meurtres d'Osaka. Le clan Kondo s'excuse humblement et condamne de telles actions. Nous veillerons à ce qu'elles ne se reproduisent plus. Vous avez besoin que je vous l'écrive ?"

La bakeneko a pris sa petite sœur aux bras et me fixe en lui caressant doucement la tête pour la calmer.

"J'ai pris bonne note, Kondo-kun. Les bakeneko acceptent ces excuses."

"Mezu-san ?"

Le gros chat gris incline légèrement la tête.

"Nous acceptons vos excuses."

"Parfait."

Je suis sorti de la maison d'un pas calme et mesuré, passant devant une Shinkin sous le choc, en train de demander un médecin, sans oser me regarder. Une fois dehors, je me suis assis dans le jardin, à même le sol, dans le silence.

Et j'ai chialé comme un môme, la tête enfouie dans mon tee-shirt dégueulasse, trempé et glacé jusqu'aux os et jusqu'à l'âme.

***

Mauvaise conscience ou simple protocole j'ai reçu quelques jours plus tard, écrite à la main, une lettre de remerciements de Kokuen. J'ai également appris à ma mère que suite à la mort d'Ayuno, je reprenais le contrôle d'Osaka, au moins le temps d'y mettre quelqu'un d'autre.

Shinkin n'a pas desserré les dents depuis que nous sommes rentrés : pas un reproche, pas une remarque, rien, la loi du silence. Kiyoi, en revanche, ne me lâche plus, inquiète de savoir si mon poignet va mieux, si je vais bien – je la suspecte de m'avoir suivi dans le jardin ou entendu chouiner.

Et puis hier matin, quand je me suis levé, il y avait le petit papier griffonné au stylo goût fraise, posé sur mon blouson, probablement avant que Shinkin n'aille à l'école.

J'aimerais que tu viennes me chercher ce soir. Si tu peux.

Et il y avait le même post-scriptum,

"Je t'aime".

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Source de l'image : bhikku

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