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Produits non testés sur animaux

On me dit souvent que la principale récompense de mon métier, c'est la gratitude de ceux qu'on a sauvés, qu'elle grandit mon âme et me rend meilleur, qu'elle me convainc d'être sur le bon chemin.

J'ai passé 48 heures en garde-à-vue après avoir aidé l'inspectrice Mariko Sugisa sur une affaire impliquant son fils. Donc, le prochain à me dire que la gratitude est la récompense des hommes de bien devra se défroquer pour se regarder dans une glace (pour certains ça changera pas grand-chose, je vous l'accorde).

Mais vous n'avez pas tous les détails, je crois, reprenons, donc.

***

Il y a des gens qu'on a du mal à imaginer en-dehors de leur boulot : l'inspectrice Mariko en fait partie, même dans le cadre d'une foutue conversation d'agrément à la terrasse d'un restaurant, elle me donne la sensation de procéder à un interrogatoire. A sa décharge, elle me voit comme un meurtrier acquitté pour vice de procédure, je suppose qu'il lui est difficile de me parler de son salon en travaux ou des heures de soutien scolaire de son gosse. Mais qu'elle me cuisine alors que je guette les yôkai, ce n'est pas seulement pénible, ça me déconcentre. Excédé, je recrache la paille sur laquelle je me fais les dents et fixe Mariko dans les yeux.

"Loin de moi l'idée de vouloir écourter cette conversation, inspectrice mais auriez-vous l'obligeance de la boucler ? Je n'en ai pas l'air mais je travaille."

"Vous savez que je peux vous épingler pour outrage à agent ?"

"Vous n'êtes pas en service. Mais bien essayé. Où sont-elles, ces foutues sorcières ? Ca fait deux heures qu'on poireaute."

Mariko soupire et termine son troisième café d'un trait.

"Si elles vous ont repéré, inutile de se le demander."

"A votre avis, les fuda sont là pour faire joli ? Ils masquent notre aura." Je réplique en lui indiquant celui que j'ai attaché sur sa veste. "Ce qui est curieux, c'est que j'ai fait le tour des passages et je n'ai repéré aucune boutique de céramique ou de vaisselle. Elles utilisent l'huile pour ça."

"Vous voulez dire qu'elles pressent les enfants pour faire…des bols ?"

"Ou des assiettes. Très jolies, ceci dit, au pire vous pourrez ramener Benkei à la maison et le poser sur le vaisselier."

Elle repose sèchement sa tasse en me dévisageant.

"Vous ne méritez même pas que je réponde."

"C'était un peu le but vu que ça fait cinq minutes que j'espère que vous la mettiez en veilleuse. "

Une odeur forte me monte au nez, m'obligeant à retenir mon souffle. Depuis deux heures que nous sommes là, nous sommes pris entre les fragrances de fritures et les effluves chimiques de la boutique de cosmétique à quelques mètres, dont sortent régulièrement des émissaires olfactives. Je me bouche le nez alors que Mariko soupire.

"Tu parles de conditions pour travailler…"

"Comment pouvez-vous être sûr que nous cherchons une boutique de céramique ? Qui vous dit que ces créatures n'ont pas changé d'activités ?"

"Que voulez-vous qu'elles fassent d'autre avec de l'huile ? Les kakure babâ mangent rarement les enfants et en faire commerce n'est pas très intéressant, ce n'est pas comme s'ils étaient difficiles à attraper pour n'importe quel yôkai. Autant avoir un restaurant qui ne vous propose que des graines."

"Ca existe, Kondo, on appelle ça de la macrobiotique."

Silence.

"Vous venez de faire une blague ou bien j'ai mal entendu ?"

"Je m'adapte. Votre humour n'est pas ce qu'il y a de plus difficile à cerner. Elles sont forcément ici, vous devez omettre un détail, reprenez depuis le début, c'est de cette manière qu'on trouve ce qui nous échappe, en général."

Merci de me faire la leçon, après tout je ne sais absolument pas comment on piste un yôkai depuis que je fais ce job. Je reprends le mâchouillage de ma paille, que je plie et déplie.

"Je triais mon courrier. Vous êtes venue me dire que votre gamin avait disparu à Kamata. J'en ai déduit que ça devait être les kakure babâ. Nous sommes venus ici. Nous nous sommes assis. Nous guettons. Et ça fait bientôt deux heures que tout ce qui nous passe sous le nez nous l'envahit de relents "eau de pétasse" n° 5 et qu'on a pas un foutu début de piste ! Ca vous paraît suffisamment complet, comme résumé ? J'ai vérifié tous les commerces, rien n'utilise d'huile et je ne vois pas pourquoi une kakure babâ enlèverait autant de gosses si elle n'a pas besoin d'hui…"

"Elles peuvent l'utiliser pour n'importe quoi ?"

"Je ne sais pas, je cuisine rarement des enfants. Mais quand j'essaierai, je vous noterai les utilisations potentielles sur un papier, sans problème."

"Pour le corps, aussi ?"

Elle me désigne le centre de beauté. Je cesse de jouer avec ma paille et plisse les yeux.

Ce serait énorme…Je me lève lentement.

"Un peu tiré par les cheveux…mais pourquoi pas. Je vais aller jeter un œil."

"NOUS allons, Kondo." Ajoute-t-elle en se levant à son tour pour m'emboîter le pas "Je suis nerveuse quand je vous perds de vue."

"Ho, inspectrice, ne vous accrochez pas comme ça, mon cœur est déjà pris. Le légiste y tient beaucoup."

Elle soupire et me devance dans le hall du centre, où l'odeur de cosmétiques est encore plus forte. Des haut-parleurs au-dessus de notre tête diffusent de la musique douce et un éclairage bleuté nous donne la sensation d'être dans un aquarium. Mariko m'adresse un regard entendu.

"Mari et femme ?"

"Pas crédible. Nous sommes mal assortis."

"Madame, monsieur ? Par ici, je vous prie."

Une hôtesse nous fait signe et Mariko me souffle rapidement :

"Elle est humaine ?"

"Cent pour cent mais ça ne veut rien dire. Il faut qu'on puisse aller en coulisses, demandez un soin à base d'huile, on sera fixés."

"Soyez les bienvenus. Pour qui est-ce ? Madame et Monsieur ?"

Mariko se fend d'un sourire que je ne lui ai jamais vu – il lui donne visage humain– et salue l'hôtesse.

"Pour mon fils. Il a une entrevue avec sa future épouse demain."

"Félicitations."

Je salue à mon tour, sans me démonter.

"Merci."

"Attendez un instant, je vais voir si nous avons une place."

Et elle s'éloigne d'un pas rapide alors que j'adresse un petit rictus à Mariko :

"Trop aimable. J'ai toujours dit que vous faisiez beaucoup plus que votre âge mais de là à ce que je sois votre fils…"

"Vous passez bien pour un adolescent, je vous rassure, je n'aurais pas pris le risque de griller notre couverture. Que devons-nous chercher ?"

"Des jarres ou des préparations à base d'huile. Et quoi qu'il arrive, ne restez jamais dans le noir."

"Hem. Ca ne risque pas."

Elle me désigne l'éclairage qui nous inonde littéralement et je secoue la tête.

"Je vous parle des coulisses, Mariko-san, pas de la devanture. Les kakure babâ savent y faire pour nous réduire à un état de terreur primaire et enfantine. J'ai terminé notre dernière confrontation recroquevillé au sol dans ma bave et je ne me considère pas comme quelqu'un de fondamentalement facile à effrayer."

"Au contraire, Kondo."

Elle vérifie son téléphone et la lampe située dans la partie haute éclaire mes pieds avant de remonter jusqu'à mon visage.

"Je dirais que de nous deux vous êtes le plus facile à neutraliser par la terreur."

Me fendant d'un léger sourire, j'avise l'hôtesse qui revient vers nous.

"Vous direz ça aux sorcières quand vous les verrez d'assez près pour leur rouler des pelles. Je prendrai peut-même quelques précieuses secondes pour me foutre de vous à ce moment-là."

"Monsieur ? Nous avons une place dans dix minutes, puis-je vous demander de passer derrière ? Votre mère vous accompagne ?"

"Hélas."

Mariko me frappe discrètement la cheville de la pointe de ses mocassins en me jetant un regard à vous geler les organes internes et l'hôtesse nous indique le couloir et le numéro de la salle où "on va venir nous chercher". Alors que nous nous enfonçons à l'intérieur de l'institut, Mariko vérifie instinctivement qu'elle a bien son arme de service.

"Vous êtes un gosse."

"C'est le rôle que je dois jouer dans ce cas précis."

"Ca ne m'amuse pas, Kondo. Des vies dépendent de vous. Mais elles peuvent attendre que vous ayez fini votre crise d'adolescence, je suppose."

Ho putain, si elle commence à me faire la morale, c'est elle que je vais mettre en jarre. Qu'est-ce qui m'a pris d'accepter qu'elle m'accompagne ? Je lève les yeux au ciel.

"C'est parce que mon père me battait et que mon chien abusait de moi. On pourrait se recentrer sur la vie qui dépend de nous, justement ?"

Je m'agenouille, palpant les parois du couloir, des deux côtés. J'entends des bruits, des voix derrière les portes mais ne ressens aucune présence autre que des humains…tiens, si, une kitsune…et une métisse…Mais pas de sorcière.

"Vous cherchez un passage dérobé ?"

"Si on veut. Vous avez ce que je vous ai dit d'emporter ?"

"Oui."

Elle fouille dans sa sacoche et en sort une petite peluche usée jusqu'à la corde dont les yeux sont à moitié effacés.

"Pourquoi m'avez-vous demandé de prendre ça ?"

"Les sorcières font remonter à la surface ce qu'il y a de pire dans notre subconscient. Pour les combattre, le plus efficace reste un souvenir positif."

Alors que je continue à passer les doigts le long des parois, j'arrive en bout de couloir, jusqu'à une porte indiquant les services de la direction. Fermé.

"Un flic sait fracturer ça, non ?"

"Vous êtes sérieux ?"

Je renifle.

"Soit vous jouez les mères-la-vertu et il vous restera plus qu'à envisager de devoir produire un nouveau marmot, soit vous m'aidez à forcer cette porte. Si j'utilise mes pouvoirs, autant carrément gueuler qu'on est là, quitte à être moins discret. C'est vous qui voyez."

"Donnez-moi votre dague."

Elle glisse la lame entre le chambranle et la porte et applique une pression progressive, ajustant l'emplacement jusqu'à la faire pénétrer dans l'interstice.

"Vous avez de la force dans les jambes, Kondo ?"

"C'est plutôt vital dans mon boulot."

"Quand vous entendrez craquer, je vous laisse le soin de donner un coup suffisamment fort. Ce sera toujours plus discret que vos tours de passe-passe à vous écouter."

Elle est penchée, le visage fermé et appuie par à-coups à présent. En fait, en la regardant faire, je me demande quand le masque va se fissurer. Son gamin est peut-être quelque part sous nos pieds, en train d'étouffer au fond d'une jarre…ou ailleurs dans Tokyo. Elle est peut-être en train de commettre une effraction sans motif, en compagnie d'un type qui a un casier long comme le bras. Et elle ne cille même pas, concentrée sur son mouvement sur la poignée de la dague. La porte émet finalement un craquement sonore et je prends appui sur ma jambe gauche avant de shooter violemment sur le panneau en bois, dont une partie éclate. J'attrape Mariko et la traîne à l'intérieur avant que quelqu'un ne s'alarme du bruit. Nous sommes dans un premier bureau, que j'inspecte d'un coup d'œil avant de passer à la porte suivante. Un placard. Une salle de pause. Un second bureau.

Merde…

"On s'est trompés. Il n'y a rien ici." Souffle finalement Mariko en voyant la gueule que je tire. Son visage s'est assombri. Je parcours le dernier bureau sans conviction, ouvre le placard et y jette à peine un coup d'œil…avant de sourire largement.

"On est au bon endroit."

J'enfonce la main entre les ramettes de papier pour extraire un grand sac en toile d'une pile.

"Vous connaissez beaucoup d'instituts de beauté qui ont besoin de ce genre de choses ?"

Mariko touche le sac et relève les yeux sur moi.

"Benkei est ici, alors ?"

Je n'ai pas le temps de répondre que brusquement, toutes les lumières s'éteignent, nous laissant dans l'obscurité. Aussitôt, je récupère mes fuda au fond de ma poche.

"Pour la lampe torche, c'est maintenant. Elles nous ont repérés."

"Que font-elles aux intrus ?"

"Si je le savais c'est que je serais plus là pour vous le dire. Eclairez-nous."

Elle s'exécute et braque le faisceau devant elle, parcourant le bureau avant de distinguer un passage, comme un étroit couloir qui s'enfonce dans les ténèbres.

"Ce n'était pas là avant."

"Non, c'est l'obscurité qui révèle ce genre de choses…Je passe devant."

Elle me plaque alors une main sur le torse et me colle le portable entre les doigts.

"JE passe devant. Dangereux comme vous êtes, pas question que vous alliez en première ligne."

"Honhon…dangereux comme je suis, ça vous dérange pas de m'avoir dans le dos, donc ? Vous êtes contradictoire, inspectrice, et je suis poli."

"Vous avez vos poings et moi une arme à feu, ainsi que votre dague."

"Vous vous imaginez que je vais vous planter ? Après tout ce que nous avons partagé ? Mariko-san, vous me brisez le cœur." Je ricane alors qu'elle s'engage dans le couloir à pas lents. Les murs permettent à peine le passage d'une personne de face et, alors que nous progressons, je les sens qui effleurent mes épaules.

"Mariko, Courez."

"Pardon ?"

"Les murs se referment, COUREZ !!!"

Je la pousse et elle pique un sprint alors que les parois deviennent plus étroites. J'ai juste le temps de lever le bras pour éclairer devant nous avant de ne plus avoir la latitude nécessaire pour pouvoir encore le faire. Lorsque je me sens pris en étau, je pousse violemment l'inspectrice en avant et plonge à sa suite, nous extrayant in extremis du piège, jurant entre mes dents lorsqu'il retient ma cheville. Mariko m'attrape alors par le revers du sweat et, prenant appui sur le mur, me tire d'un coup sec. Hors d'haleine, elle se redresse.

"Tout va bien ? Vous êtes blessé ?"

"Moi, non mais j'ai une basket qui vient de tomber au champ d'honneur." Je constate alors que le mur se referme tout à fait, ne laissant dépasser que l'extrémité d'un lacet "C'est pour vous que ça va être dur vu que je vais continuer en chaussettes." J'ajoute en déchaussant la survivante. Elle a sorti son arme et je soupire.

"Rangez ça, vous avez plus de chance de le retourner contre nous que de mettre une balle à un yôkai."

J'éteins le portable, devenu inutile. Nous somme dans une nouvelle série de couloirs, bordés de shôji, éclairés chaque mètre par des lanternes au sol. Un bruit de clochettes retentit au loin, derrière les murs, au-dessus de nos têtes et un souffle d'air froid nous caresse le visage.

"A partir de maintenant, on ne se quitte pas d'une semelle. Si vous voyez des jarres, signalez-le. Et cessez de faire joujou avec ce flingue ! Ma dague, s'il vous plaît."

Elle m'ignore et s'avance entre les shôji, sur la défensive, gardant la main serrée sur la crosse. Je lui emboîte donc le pas, ouvrant chaque porte une à une…Ce sont des salles de bains, une réserve où on ne trouve que des baquets, une sorte de blanchisserie remplies de yukata…Je sens ma peau qui se hérisse sous la chair de poule.

"Elles nous observent. Elles attendent qu'on se sépare. Mais je ne suis pas sûr qu'elles soient plusieurs."

"Comment pouvez-vous en être sûr ?"

Remontant ma manche, je lui montre mon bras.

"J'ai un radar mieux calibré que le vôtre."

"Vous avez juste froid."

"Bien sûr. Et votre lardon il est "juste" allé jouer dans le sac d'une sorcière, hein ?"

Elle s'apprête à me répondre, prenant son horripilante expression doctorale lorsque le tintement de clochettes s'arrête. Malheureusement, le calme est de courte durée et des plaintes s'élèvent, transmises par l'écho, nous entourant. Mariko se tend, jetant des regards autour d'elle. Le masque se fissure, comme je le redoutais, au plus mauvais moment. Je m'avance pour tenter de la désarmer et elle me repousse sèchement, me frappant même à hauteur de la clavicule.

"Restez à distance, Kondo. Je ne le répèterai pas !"

Les plaintes s'intensifient et je reconnais, sans surprise, les pleurs d'un gosse. Tous les muscles tendus, je dévisage Mariko, que je sens m'échapper complètement. Une lourde aura plane au-dessus de nos têtes et empoisonne son esprit.

"Mariko-san…Ce n'est pas Benkei…C'est une illusion, vous ne l'entendriez pas, là où il est !"

Mais je vois bien qu'elle n'est plus capable de se tenir et que les sorcières ont tapé à l'endroit exact où le vernis craquelle. Sans surprise, elles l'attaquent en premier, il faut dire que le point faible est à peine moins visible qu'un 38 tonnes au milieu d'une corde raide. Je sors mes fuda pour la neutraliser.

"Pardon, Mariko-san mais là j'ai pas le ch…"

Dommage pour moi que je n'aie pas été plus rapide pour la sonner. Comprenant que je m'apprête à l'attaquer, elle dégaine son arme et m'enfonce le canon sous le menton, pressant douloureusement ma pomme d'adam.

"Je savais que vous étiez dangereux. Tout ce qui vous intéresse, c'est de tuer ces sorcières, pas de sauver Benkei."

"Ce qui m'intéresse, Mariko-san, c'est que nous sortions d'ici tous les deux vivants, à minima, tous les trois si possible."

Les pleurs deviennent assourdissants, presque hystériques.

"Okâ…san ! J'étouffe ! Okâ-san, viens…me chercher !"

Mariko tremble, tourne la tête, hésitante, avant de me fixer avec haine.

"Trouvez-le !!! Trouvez-le ou je vous jure que je…je vous tire à bout portant !!! Vous entendez, Kondo !!!?"

Du coin de l'œil, je perçois un mouvement au fond du couloir devant nous, où les lampions s'allument progressivement. Et entre deux clignotements je reconnais la silhouette – massive et bossue – de la kakure babâ, le cauchemar des gamins. Elle a six mains – les quatre supplémentaires s'agitent sous la paire "naturelle" et un immense masque couvre son dos, cachant sa bosse. Elle est emmitouflée dans un yukata dont le bas est déchiqueté et bien que je ne distingue pas son visage, j'ai la certitude qu'elle sourit.

Pauvre petit garçon…

Son visage change, à présent, au lieu du nez crochu, un museau animal se forme, des dents effilés, des yeux s'entrouvrent sur son front et dardent leur regard sur moi…Sa gueule s'ouvre grand et les pleurs de Benkei s'intensifient…

Non…

Ce n'est pas Benkei.

C'est ma voix…Quand j'avais huit ans. J'appelle Gekkô, mes mots sont entrecoupés de hoquets d'agonie, je sens même à nouveau le goût du sang sur ma langue alors que la douleur dans mon épaule fuse et m'oblige à m'incliner. Je n'ai pas d'arme…Ma main se resserre sur le portable de Mariko, si seulement j'avais ma dague…

Une minute. Le portable ?

Mes yeux cherchent ceux de Mariko, qui ne s'occupe déjà plus de moi, torturée entre l'envie de se précipiter vers ce qu'elle croit être son fils – dans les bras de la sorcière donc – et son soupçon de raison, sa froideur de flic qui en a beaucoup vu. Je lui souffle.

"Mariko. Je suis là pour le sauver aussi. Je ne serais pas venu sinon."

Elle me fixe à nouveau, silencieuse, le visage figé par la colère et la haine.

"Vous le savez aussi bien que moi…A mon signal, tirez. Tirez ou vous reverrez jamais votre mioche, pigé ?"

D'un mouvement de tête, je lui indique l'extrémité du couloir, puis, brandissant le portable, j'allume la lampe, la braquant dans les yeux de la Babâ, qui siffle et recule vivement, brisant l'illusion.

"TIREZ !!!!!"

Mariko, comme une somnambule, pivote brusquement et, tendant les bras devant elle, vide son chargeur, sans trembler. Les balles transpercent le papier des shôji, font voler le bois en éclats et j'entends, dominant le vacarme, le hurlement de la sorcière, puis un pas précipité alors que le pistolet tire à blanc, vide.

"Merde !!!!"

Plantant là l'inspectrice, complètement hébétée, je me précipite à la poursuite de la kakure babâ, dérapant dans une flaque de sang noirâtre et collant avant de m'engager dans le couloir, suivant les traînées au sol. Je fais claquer ma langue.

"Pauvre petit garçon, hein…Je ne sais pas comment tu es allée pêcher ça dans mon inconscient, espèce de vieille salope décatie, mais je peux t'assurer que tu vas me le payer au centuple. J'allais pas me faire avoir une deuxième f…"

L'ennui lorsqu'on s'attend à une illusion, c'est qu'on s'y prépare…Et qu'on n'est en revanche pas prêt pour un assaut physique. Si j'étais multitâche ça se saurait. Je passe un angle, négligeant d'y jeter un œil, toute ma concentration mobilisée pour me protéger d'une autre attaque psychique…

Et c'est la douleur dans ma cuisse qui me rappelle que les sorcières n'ont pas que ce moyen d'offensive. Elle a enfoncé sa main dans mon muscle, traversant la chair. Je hurle de douleur lorsqu'elle agite négligemment les doigts et tente de la frapper, parant de justesse sa seconde main, qui visait mon ventre.

Tu vas mourir ici…ça ne changera pas grand-chose…tu es mort une première fois, ce n'est pas si terrible.

Je bascule au sol, la main pressée sur ma jambe blessée, le souffle coupé par la douleur, alors que la sorcière fond sur moi. Mais avant qu'elle n'ait eu le temps de me saisir le visage, une détonation claque et elle s'immobilise, son visage flétri et plissé se contractant avant qu'un épais sang noir ne s'écoule de son nez crochu et qu'elle ne s'effondre.

A quelques mètres de nous, Mariko abaisse son arme. Elle est en nage, haletante. La terreur et la panique la transfigurent.

"Kondo…Kondo, je ne l'entends plus. Je vous en supplie…" Souffle-t-elle. Je me redresse et tends la main.

"Ma dague."

"Kondo…S…atoru…je n'entends plus Benkei…"

"MA DAGUE, BORDEL !!!!!"

Elle est prise d'un violent frisson et porte la main à sa ceinture avant de me tendre mon arme. Je la dégaine de son fourreau et m'approche en clopinant de la sorcière au sol en train de grogner en essayant de ramper, que je retourne avant de placer la lame au centre de son corps et de fermer les yeux, récitant les prières de purification. Puis j'enfonce la lame.

Et tout s'illumine au-dessus de nous.

Nous sommes dans un des couloirs de l'institut, baigné de sa lumière bleue et de sa musique détente-pour-secte. A la place du cadavre de la sorcière, il n'y a plus qu'un tas de vieux chiffons baignant dans une flaque de boue. Mariko rengaine son pistolet et s'approche avant de m'attraper le bras pour faire béquille. Elle pleure, convulsivement et je presse légèrement mon poing sur son épaule.

"Je sais où il est. Je n'ai pas fait que la tuer, je lui ai arrachée son information."

Je lève la main et désigne la porte face à nous. Mariko se précipite, prenant à peine le temps de m'appuyer contre un des murs et enfonce quasiment la porte. Péniblement, je lui emboîte le pas, pour tomber sur deux femmes – l'une en blouse blanche et l'autre, nue, étendue sur une table, qui se redresse et se met à hurler.

"Jolies cordes vocales." J'apprécie avant de boitiller jusqu'à l'esthéticienne, à qui je prends sa bouteille des mains puis que je fais sauter dans celles de Mariko.

"Soin à l'huile…régénérant, contrôlé en laboratoire et tout le bordel. Mes deux mains dans un grill en flammes qu'il y a des jarres dans le coin. Vous allez nous casser les oreilles encore longtemps, vous ?"

L'esthéticienne est en train de s'exciter sur son portable et sa cliente, toujours en train de hurler, s'enroule dans sa serviette en nous menaçant d'un procès. Je lui dédie mon plus beau sourire :

"Allez-y dans cette tenue et sûr, on en prendra pour perpette."

"Il…n'y a pas d'argent ici !" Intervient l'employée.

"J'ai l'air d'un agent de change ?"

M'avançant jusqu'au fond de la pièce, je tire l'immense rideau pour révéler de grandes jarres peintes.

"Ca doit être l'une de celles-l…"

Sans m'écouter, Mariko saisit l'une d'elles avant de la pousser sur le carrelage, la faisant voler en éclats et libérant une odeur fétide. Au milieu des morceaux de terre cuite, une petite momie en position fœtale oscille lentement avant de s'immobiliser. La cliente hurle et recule, les mains pressées sur la bouche. Je saisis des jarres à mon tour et les brise pour aider l'inspectrice, qui s'acharne sur celles qui restent, le visage fermé mais les yeux brouillés de larmes. Lorsque la huitième éclate, un petite silhouette recroquevillée mais encore en chair tombe à ses pieds.

"BENKEI!!!!"

Il est agité de spasmes, ses yeux sont révulsés. Elle le prend contre elle et je me laisse tomber à côté d'eux.

"Benkei ?? Benkei !! Il ne m'entends plus…Benkei-chan…"

Elle lui caresse le front et il lui jette un regard vide, voilé. Classique après être passé entre les griffes d'une kakure babâ. Je fouille la sacoche de Mariko et en extrais la petite peluche qu'elle a prise avec elle à ma demande.

"C'est moche, quand même, ce truc. Vous êtes sûre que c'est à lui ?"

"C'était sa préférée quand il était petit. Il a passé des heures à dormir avec."

"Me regardez pas comme ça, c'est bon." Je réplique en tendant le chiffon-peluche vers le gamin " Des milliers de gens vivent sans le moindre bon goût mais on ne leur jette pas des pierres. Enfin, pas trop."

Lorsque j'amène la tête à moitié décousue de la chose à sa hauteur, le visage du gamin s'éclaire et lentement, comme s'il se réveillait, il tend le bras pour la toucher. Mariko le serre encore en lui passant la main dans les cheveux.

"Bon. On va appeler vos petits copains pour finir la fête, hmmm ? Je crois que j'ai besoin de boire un coup après ça."

"C'est d'un médecin dont vous avez besoin, surtout."

"On arrête pas de me le dire depuis la fin de mon internement. Je vous prends une place ? Ou pour votre descendance, peut-être ?"

***

Le hasard faisant bien les choses, Mariko Sugisa est repassée me voir il y a deux jours pour me tenir au courant des derniers événements.

Benkei avait dormi plus de douze heures une fois arrivé à l'hôpital et ne se souvenait que très vaguement de ce qui s'était passé, il était retourné à l'école sans faire de difficultés. Quant à Mariko, ses supérieurs l'avaient rétrogradée pour ses agissements – officiellement pour avoir commis une infraction, fait feu sans sommation, avoir été une "entrave à la justice". Alors qu'elle m'énumère la liste complète, je fais tinter ma cuiller contre mon pot de Nutella.

"En réalité, vous avez été rétrogradée pour quoi ?"

Elle se fend d'un mince sourire.

"La femme en serviette que vous avez injuriée est celle du ministre des finances."

"Ouuuuh, Jackpot. D'autant que je risque pas de me faire rétrograder, moi."

"En effet, non."

Elle pose la main sur mes poignets et j'entends un cliquetis.

"Par contre, vous avez en effet touché le jackpot, à savoir vingt-quatre heures pour voyeurisme. Je vous ai aménagé une cellule dont l'austérité vous incitera sûrement à une intense méditation."

Je contemple mes menottes, hébété.

"Non mais vous êtes une vraie salope ! Et mon aide, alors ? Sans moi, votre morveux ressemblerait à un ramen en sachet !"

"C'est pour ça que vous n'avez que vingt-quatre heures, Kondo. Le ministre voulait votre tête. Vous n'avez pas idée de combien ça a été dur pour moi de vous défendre. Et comme je vous aime bien, je vous rajoute vingt-quatre autres heures pour l'outrage à agent. Benkei se propose de vous prêter une peluche pour la nuit, si ça vous intéresse."

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Source de l'image : stewc

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