Insérez cent yens
Ne jamais dire qu'on pense avoir tout vu, même le plus incroyable. La vie nous réserve toujours des surprises, à fortiori lorsqu'on entretient ce type de philosophie. J'ai croisé des fantômes souffrant d'un syndrome de geek, une conservatrice de musée filant le parfait amour avec un oni, des tanuki vendant des straps de portable porte-malheur fluo...
Mais je dois dire que je pense détenir désormais une belle affaire d'exorcisme à ajouter à ce palmarès, belle affaire qui m'a valu de courir dans toute la ville pendant plus d'une semaine pour coller des scellées magiques un peu partout.
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"Tetsuo, arrête de me parler avec ce débit de kalachnikov, passe un cran en-dessous si tu veux que j'aie la moindre chance de piger ce que tu me racontes !"
Shinkin tente de me piquer le combiné et je la maintiens au sol par une simple pression sur la tête, récoltant un regard furieux.
"C'est une urgence, Kondo-sama ! Vous devez venir à Shinsen tout de suite ! Il y a une attaque de yôkai !"
"Bon, bon, du calme, ils sont combien ?"
"Un !"
Je fais la moue et bois une gorgée de mon café avant de m'étrangler au goût. Shinkin m'agite la salière sous le nez avec un petit sourire victorieux.
"Un ? Ca va aller comme invasion, je pense. J'arrive et d'ici là, reste pas au milieu, je ramasserai pas tes restes encore tièdes pour les ramener à tes parents."
Me levant pour choper ma teigne de cousine par l'arrière de sa jupe, je manque me prendre les pieds dans le mange-crasse en train de faire sa sieste et jure avant de raccrocher sans écouter les balbutiements de Tetsuo. Shinkin s'est enfermée dans sa chambre…laissant son sac de cours sur le canapé. Fatale erreur, dont elle semble s'être aperçue en même temps que moi, faisant irruption sur le pas de la porte au moment où je sors son téléphone portable avec un petit sourire victorieux.
"Je voulais seulement le fixe pour téléphoner à Shima-chan ! J'ai plus de forfait et tu as dit toi-même que c'était pas une urgence !"
"Tu sabotes ma tasse, tu connais la sentence."Je rétorque en commençant à pianoter sur son précieux hochet numérique. Elle me saute pratiquement à la gorge et je lève le bras pour l'empêcher de l'atteindre.
"Rends-le moi. Maintenant !"
"Hoho…Mais ça ressemble à un ordre, si je ne m'abuse. Je vais y réfléchir quelques heures, ok ?"
C'est à cet instant précis que le téléphone vibre dans ma main et que s'affiche "Tetsuo" sur l'écran.
De deux choses l'une : ou bien mon élève est très con ou bien c'est réellement urgent. Et j'opte pour la seconde option, qui peut potentiellement faire d'autres morts que lui. Shinkin passe sa veste et empoche son mala avant de me suivre au pas de course. Elle n'oublie cependant pas de m'arracher son portable des mains dans la foulée.
***
En arrivant sur place, je commençais à être légèrement inquiet, pour ne pas mentir : Tetsuo avait juste eu le temps de me donner l'adresse exacte avant d'être brusquement coupé. Et je commençais à me demander si ce n'était qu'au sens figuré...
Lorsque nous arrivons dans le quartier, quatre ou cinq personnes sont là, visiblement affolées, l'une d'elle demande les pompiers. Ho merde…Je les écarte sans ménagement, appelant mon élève.
"Je suis là !"
Bon, il est encore vivant…
Pris à la gorge par un oni furieux ?
Maintenu au sol par une nue en train de lentement l'empoisonner ?
Rien de tout ça : il est penché en avant, la main prise dans le bac d'un distributeur de boissons. Shinkin pouffe discrètement.
"Drôle d'invasion de yôkai." Je lâche, cinglant, le faisant passer instantanément de sa teinte "rouge-de-gêne-carmin" à "blanc-craie-de-trouille".
"Kondo-sama ! C…C'est pas ce que vous croyez !"
"Là, tout de suite, ce que je crois, c'est que tu vas prendre mon pied au fondement."
"En plus, il est déjà en position." Rigole Shinkin avant de s'avancer vers lui pour essayer de dégager sa main, prenant appui sur la machine.
"Ecou…Ecoutez-moi ! C…C'est pas une machine ordinaire ! Il y a quelque chose là-dedans !" Glapit Tetsuo alors qu'elle tire.
"Manifestement, les phalanges d'un débile. Est-ce quelqu'un a de la lotion pour les mains ou quelque chose qui aide à faire glisser ?" Je m'enquiers auprès des passants. Un étudiant fouille dans son sac de course et me tend une petite bouteille d'huile de sésame, que je fais passer à ma cousine.
"Essaie de rien lui casser."
"Pas de problème. Pourquoi t'as pas appelé tes parents plutôt ?"
"Ils…ils répondent pas au téléphone." Lui répond-t-il, l'œil humide et la mine basse.
"Tetsuo, je t'en prie, je t'en supplie. Arrête." Je grogne, excédé "Je vais pas te cogner, je veux juste que tu ARRETES ce bruit insupportable que tu produis avec tes sinus et que tu m'expliques ce que tu fous la main dans une machine à soda."
"Je l'ai vue bouger…quand j'ai mis ma pièce."
Je le fixe, l'air dubitatif. Tetsuo – un malheur n'arrive jamais seul – souffre d'une myopie prononcée que rectifient péniblement ses culs-de-bouteille et ses séances d'orthoptie. Je l'appelle Ray Charles quand je suis d'humeur cruelle et il ne comprend pas pourquoi.
"Tu es sûr que c'est pas plutôt une ombre sur tes verres ?"
"Je l'ai vue, je vous dis !! Même le câble a bougé !"
Le distributeur se met alors à trembler sur ses bases, oscillant et émettant un grondement. Nous échangeons un regard avec Shinkin, puis avec Tetsuo, dont les organes internes ont dû se tasser tous du même côté sous l'effet de la pétoche. Ses lunettes/périscopes lui glissent sur le nez alors qu'il tente encore de libérer sa main, sans succès.
"Shinkin, enlève tes doigts de là-dedans."
"Mais j'y suis presque !"
"Je m'en occupe. Et c'est un ordre."
M'accroupissant près de la machine je graisse ma main et la glisse à l'intérieur à mon tour, remontant le long du bras de Tetsuo pour trouver ses doigts. La chose tremble sur ses bases et tire sur le câble électrique.
"Tu as pu voir ce que c'était ?"
"N…Non…Je l'ai vue recracher les canettes vides par…par en bas et j'ai…j'ai…"
"Voulu jouer au héros sans appeler ton maître. Bien joué."
"Vous…n'exorcisez pas la machine ?"
"Sans savoir ce qu'il y a dedans exactement ? Tu n'a pas besoin de ta main, alors, je peux y aller ?"
"N…Non !! S'il vous plaît !"
Je le regarde droit dans les yeux et lui accorde un petit sourire.
"Relax. Amputé, tu serais beaucoup moins efficace, non ? Détends tes doigts."
Je tâtonne encore et attrape sa main, grimaçant avant de la faire lentement glisser alors que le distributeur bondit presque sur ses pieds et que j'entends quelque chose descendre jusqu'à nous. Allez, grouille, grouille….
"Tetsuo, détends-toi ou je vais jamais y arriver !!!!"
Lorsque je sens la douleur dans ma main, j'étrangle un juron et intensifie la pression, tressaillant violemment alors que la chose à l'intérieur s'acharne. Tetsuo se dégage enfin et m'empoigne le bras, tirant comme il peut pour m'aider à faire de même. Une fois ma main à nouveau libre, j'ai juste le temps d'ordonner aux deux gamins de se boucher les oreilles avant de sortir une bordée de jurons incluant le plus vieux métier du monde et le fabriquant de ce foutu distributeur (ou sa mère, je ne sais plus).
"Kondo-sama !!! Kondo-sama !!! A l'aide !!! Quelqu'un !!!!" Brame Tetsuo, à qui je ferme le clapet de ma main libre en me redressant.
"Si tu dépasses encore une fois les trente décibels, je te mets la tête dedans, cette-fois-ci. Vu ?"
Vu. Il ravale ses jappements et je vérifie combien il me reste de doigts. Plus de peur que de mal, le machin préfère visiblement mâcher l'aluminium des canettes que les métacarpes d'onmyôji. Je m'approche de la machine qui continue à gronder et récolte une giclée de soda glacé en pleine figure. Shinkin m'aide à retirer mon blouson alors que j'essuie le coca qui me dégouline le long des cheveux.
"Si tu voulais une serviette de bain à la place de l'huile, fallait le dire." Me lâche-t-elle, laconique, avant d'examiner le distributeur, qui émet de drôles de raclements. C'est moi ou ce truc…rigole ?
"Ok. On va jouer toi et moi." Je souffle en le fixant avec animosité. Mes fuda, douchés eux aussi, sont inutilisables mais peu importe. Je contourne l'engin et glisse ma main valide derrière pour attraper le câble électrique. La machine tente alors de reculer pour me coincer le bras contre le mur mais Shinkin et Tetsuo la saisissent par le bac.
"Oncle Satoru !!! Ca tire, dépêche !"
Enroulant le câble autour de mon poignet et prenant appui sur mes pieds, je tire de toutes mes forces, sentant la machine cabrer en émettant des sifflements furieux.
"Oncle Satoru !!! On va lâcher !"
Ce putain de câble est solide, impossible de l'arracher, tout ce que je suis arrivé à faire, c'est le dénuder partiellement.
"Shinkin ! Une canette ! Vite!!!!"
L'appareil tressaute encore et la force de cette saloperie tire douloureusement sur mes bras, envoyant valdinguer mes deux élèves dans le processus. Sonnée, ma cousine se redresse et doit s'appuyer au second appareil alors que Tetsuo fouille ses poches à la recherche de monnaie. Tremblant, il doit s'y reprendre à deux fois pour commander une cannette. Alors qu'il s'apprête à la saisir, Shinkin lui tape sur les doigts et, empoignant l'aluminium glacé, se décale pour m'avoir dans son champ de vision.
"Vu comme tu trembles, c'est dans la tête que tu vas lui envoyer ! Laisse-moi faire !"
Elle tire la langue, ajuste son tir et m'envoie la canette, que je rattrape au vol in extremis, saisissant l'anneau avec les dents alors que mes mains glissent sur le câble et que le distributeur se remet à arroser tout le monde, passants y compris, de longs jets glacés. Je décapsule enfin cette foutue canette et vide le contenu sur le câble dénudé.
Oui.
Je sais.
C'était pas malin.
J'aurais dû lâcher au préalable.
Mais faire du rodéo sur un distributeur de boisson et réfléchir aux propriétés conductrices de mes mains trempées, c'est un peu trop pour moi. Le choc électrique m'a mis K.O en même temps que cette foutue machine.
***
"Vous devriez ménager votre cœur, Kondo-sama. Même à votre âge. Vous voulez garder ça en souvenir ?"
"Vous êtes un comique, docteur."
Le praticien m'adresse un sourire en reposant la clé de la canette qu'il vient d'extraire de mon organisme : je l'avais entre les dents au moment de la décharge et je l'ai naturellement avalée.
"Un peu plus et vous aviez une déchirure. Heureusement pour vous, elle n'a pas eu le temps d'aller bien loin. Comment va votre main ?"
"Vous parlez des petits machins noirs avec des ongles au bout que vos infirmières ont emballés dans vingt centimètres de gaze ? Super. Heureusement pour moi, c'est la main gauche, c'est ça ?"
Il rigole en reposant mon dossier sur la table à côté de mon lit.
"Vous avez avalé un bout de métal, pris une décharge dans la main et votre cœur s'est même arrêté quelques secondes au moment du choc. Vous vous en tirez très bien et ça ne vous empêche même pas de faire de l'humour. Au fait, le président de la commission de sécurité est venu pour vous."
J'attrape de la main droite ma tasse de café, ramenée et préparée par Shinkin, qui, assise sur le lit à côté de moi, bouquine un shônen, ignorant les tentatives de l'infirmière qui ne désespère pas de la faire descendre.
"Faites entrer."
Le président n'attend même pas la fin de ma phrase pour pousser la porte. Il arbore son habituelle expression unie, son habituel costume uni. Ce mec est l'antithèse de la nuance, ce qui en fait quelqu'un de parfaitement compétent à ce post.
"Kondo-sama, Shinkin-san. Vous me voyez ravi que vous soyez sur pieds."
"Si je marchais sur les mains, je reconnais que ce serait plus emmerdant. Mais vous n'êtes pas venu m'offrir des mochi ou des fleurs, si vous en veniez au fait ?"
Il ouvre sa mallette et en extrait une sorte de petit cylindre métallique, qu'il pose sur le plateau devant moi. Je fronce aussitôt les sourcils, de concert avec ma cousine et même Tetsuo, assis à mon chevet.
"Quelque chose vous paraît bizarre ?"
"Le terme n'est pas "bizarre". Ce truc est vivant…enfin d'une certaine façon, c'est un tsukumogami, un objet ayant dépassé les cent ans d'existence. En général, ce sont des théières anciennes, des ombrelles ou parfois des livres…"
"Et que se passe-t-il lorsque cela se produit ?"
"L'objet développe une âme et prend vie. Laissez-moi deviner…Cette pièce métallique faisait partie du distributeur bouffeur de mimines ?"
"Tout juste. Asashi, la société qui gère ce genre d'appareil nous a expliqué qu'il pouvait arriver que les métaux utilisés pour leurs appareils soient recyclés…et leurs archives concernant la provenance ne remontent que jusqu'aux années soixante. Mais d'après le technicien, il est possible que cela soit plus vieux."
Nous échangeons un regard avec mes deux élèves et je me tourne à nouveau vers le président.
"Sur combien d'appareils existe-t-elle, cette "possibilité" ?"
"Virtuellement tous."
Il consulte sa montre.
"D'après les médecins, vous pourrez sortir d'ici quarante-huit heures. A raison de quatre appareils par heure, vous et vos étudiants devriez avoir couvert Tokyo et sa banlieue sous une semaine. Nous sommes en train de vous préparer un parcours pour les appareils considérés comme prioritaires, le reste sera pris en charge par Asashi, qui fera changer les pièces."
Plongeant à nouveau la main dans sa sacoche, il en sort une boîte rouge et noire, sobre, ornée d'un simple ruban blanc.
"Et en dépit de ce que vous pensez, je vous ai amené une boîte de mochi. Toute la commission de sécurité vous souhaite un prompt rétablissement, Kondo-sama."
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Petite info au passage : le stand Ka-ku-ren-bô sera présent à Japan Expo Sud, au Parc Chanot, le 1, 2 et 3 Mars. Le stand sera en B142 (plan à venir)
Subaru-D sera présent avec des goodies – trousses, portefeuilles, tasses – n'hésitez pas à passer !
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Source de l'image : Joe Allen