Sur le fil - Pt1
Comment appelle-t-on un gouvernement qui a la trouille d'affronter la mafia locale et envoie son onmyôji traiter avec sous prétexte qu'il a quelques entrées à l'intérieur, selon vous ?
Vous ne voyez pas ?
Moi, j'ai tout un tas de mots qui me viennent mais ils m'obligeraient à monter l'âge recommandé pour la lecture de ce blog (pour les parents plus que pour les mômes, qui parlent pour la plupart à peine mieux que votre serviteur).
Bref, j'ai insinué au conseiller du ministre qu'il avait un peu le froc sur les chevilles.
Quitte à se taper le boulot de merde, autant le mériter, non ?
***
"C'est marrant, je voyais pas la culture sous cet angle."
Je penche la tête en examinant l'écran, sur lequel une femme à demi-nue est maintenue par plusieurs types en fundoshi. La conservatrice, Ikuko, à ma gauche, tente de paraître impassible sans y parvenir et deux des représentants du ministère de la culture oscillent entre le blanc et le rouge. Seul le conseiller direct du ministre ne bronche pas en fixant l'écran.
"C'est pour votre prochaine expo ?" Je demande avec un petit sourire en coin alors qu'Ikuko est forcée de couper le son, qui emplit le bureau.
"Voyez-vous ce kimono, Kondo-san?"
Du bout du doigt – de l'extrême bout, je dirais même – elle me montre le large kimono rouge et blanc que porte l'actrice.
"J'ai un peu de mal, j'ai peur que mes yeux soient fixés ailleurs." Je rétorque, récoltant de la part d'Ikuko un regard effilé.
"Je ne vous savais pas versé là-dedans. Il me semble pourtant qu'il n'est pas difficile pour l'employé modèle du gouvernement d'avoir ce qu'il veut."
"Sans être franchement versé là-dedans pour vous citer, quand on vous montre la lune, vous regardez le doigt ?" Je rétorque en posant négligemment les pieds sur le dossier du siège devant le mien, le faisant légèrement bouger et avec lui l'envoyé du ministère, un type de mon âge en train de défaire sa cravate pour inspirer à fond. "Et donc, vous prévoyez de recycler votre musée en atelier d'érotisme appliqué ?"
"Le kimono." Tranche Ikuko.
"Ok, ok. Donc, que lui reprochez-vous à ce kimono, hormis son utilisation douteuse…Ca s'emboîte aussi dans ce sens-là ?"
"Ce kimono fait partie de la collection du musée, une pièce ancienne d'une valeur inestimable…Il nous a été volé la semaine dernière. Et voilà dans quel…contexte nous le retrouvons." Laisse tomber le conseiller avec un léger froncement de nez réprobateur.
"Je peux savoir comment vous l'avez retrouvé ?"
"C'est important ?"
"La réponse promet d'être marrante à défaut d'importante."
Un silence de plomb tombe sur la salle et j'émets un petit rire sec avant de me remettre sur mes pieds et de repasser mon blouson, dévisageant le conseiller.
"La prochaine fois que vous voudrez causer chiffon, demandez plutôt à la demoiselle sur cette vidéo. Elle a l'air de s'y entendre. Je ne suis pas là pour pister les fétichistes de musée."
"Cette vidéo circule sur un réseau spécialisé."
C'est Ikuko qui a parlé. Elle s'est levée elle aussi, très calme, les mains croisées sur son tailleur crème.
"Je me suis renseignée, les produits pour adultes de ce réseau sont gérés par un clan yakuza, que vous connaissez. C'est la raison de votre présence ici."
Je grimace.
"Les yakuza ?"
Elle hoche la tête et je crois distinguer, à peine perceptible, une légère fossette au coin de sa bouche, un hypothétique sourire.
"Vous connaissez bien l'un de leur daigaki, paraît-il…Un certain Jun Murakami."
"On s'est croisé."
"Croisé, oui."
Elle s'approche de moi et me désigne les hommes qui nous entourent.
"Aucun d'eux ne juge bon de s'attaquer au clan Murakami pour un simple vol de kimono, cela engendrerait des complications bien plus graves…Pour eux, sans doute. Moi, je suis prête à tout pour le récupérer, j'ai même proposé d'aller voir ce…Murakami en personne. Seulement…"
Je soupire. Je sais parfaitement où elle veut en venir…
"Seulement, il roule pas du bon côté pour vous. Et il n'écoutera pas une conservatrice de musée." Complétais-je en enfonçant les mains dans mes poches.
"Mais vous, il vous écoutera."
"Vous m'envoyez pour l'amadouer ??"
Ikuko attrape la télécommande et coupe le film, provoquant un sursaut chez trois des hommes de la salle.
"Pour le convaincre, Kondo. "
"Je doute qu'il saisisse la subtilité."
"Nous vous enverrons l'ordre de mission, Kondo." Intervient le conseiller, qui évite mon regard. "Murakami-san vous écoute, vous saurez le raisonner."
Je renifle et ferme mon blouson avant de me diriger vers la sortie, non sans lui adresser un sourire narquois :
"Pour ça, je n'aurai pas besoin de baisser mon pantalon, moi."
***
Voilà où j'en suis, je dois aller chercher le fauve dans son antre et lui demander ce qui lui a pris d'aller piquer un kimono d'époque pour l'utiliser dans un porno. J'avoue que c’est ma principale motivation, Jun est cinglé mais pas incohérent…Et je le sais complètement dépourvu d'humour. De la même manière, je le vois pas vraiment dans un musée.
Qui plus est, il m'a appelé avant que je n'aie eu le temps – enfin plutôt le courage – pour le faire. Une bizarrerie supplémentaire…
"Kondo ? On doit parler. Viens ce soir au Bane Bagus, à Shibuya."
Il m'appelle par mon nom – mauvais signe – et sa voix est impersonnelle, froide et monocorde. Je laisse planer un silence
avant de rétorquer :
"Je suis pris ce soir. J'ai un créneau demain après-midi, c'est tout."
Silence.
"Un créneau, ça se libère, Kondo."
Sa voix a pris une nouvelle intonation, celle de la menace sans voile. Il reprend :
"Si tu n'as pas les miches sur la banquette du Bane Bagus à l'ouverture ce soir, je crame ce foutu kimono. "
"T'as rien trouvé de mieux ? J'en ai rien à foutre, de ce truc, Jun."
"Si c'est que ça, je peux rajouter quelqu'un dedans…Un passant au hasard ? A ton avis, Kondo, les enfants, ça brûle à quelle vitesse ?"
Nouveau silence.
"Ce soir dix-huit heures. Et t'avise pas de ramener un mouchard. J'aime nos tête-à-tête presque autant que tes coups de fil."
Et il raccroche.
Moi qui aime les analogies, la notion "entrer dans la cage aux fauves" a pris tout son sens. Et j'ai rarement ressenti le fauve dans d'aussi mauvaises dispositions…
***
Le Bane Bagus, plus qu'un bar, est une sorte de salon de jeux qui propose des parties de fléchettes et en arrière-salle des tables de billard, fréquenté après dix huit heures par des grappes de salary man sortis tôt…et quelques yakuza.
J'ai repéré Jun immédiatement, assis devant une table, en train de fumer, l'air visiblement perdu dans ses pensées, il n'avait même pas commencé à jouer. Dans la lumière des néons bleus, je distinguais simplement sa silhouette, noyée de fumée. Lorsque j'arrive à sa hauteur, il tapote sa montre sans me regarder.
"Onze minutes de retard."
"Tu veux que je pointe ?"
Il se lève et attrape une queue de billard avant de contourner la table, passant devant moi en me jetant un regard rapide. Son visage se détache plus nettement et je note les cernes sous ses yeux.
"Avec toi, moins de cinq minutes de retard, c'est que tu es à l'heure…"
Il se positionne devant la boule trois et se penche, plaçant
l'extrémité de la queue entre ses doigts, gardant sa clope à la bouche.
"De cinq à dix minutes, c'est que tu t'es gouré de chemin…"
Un claquement sec retentit et la boule heurte le rebord devant lequel je me trouve avant de rouler à plusieurs centimètres du trou.
"Plus de dix minutes c'est ta façon de signifier que le rendez-vous t'emmerde." Conclue-t-il en tirant une latte.
"Tu es parano."
"Sans doute."
Il recrache la fumée et contemple la table d'un air morne. Son regard remonte ensuite sur moi et je le vois se troubler quelques secondes. Je songe que quelque part sous son crâne, quelque chose est câblé à l'envers et qu'il pourrait très bien sortir un couteau et me lacérer la figure. Il a déjà essayé. La lueur s'éteint.
Quoi que ça puisse être, c'est passé.
"Tu es venu récupérer le kimono. Le voilà."
Il attrape un paquet sur une des chaises et le balance sur la table de billard.
"Maintenant, casse-toi. Tu me déconcentres."
"C'est quoi, le plan ?"
Éteignant sa cigarette, il se tourne pour me fixer dans les yeux.
"Le plan c'est que tu-te-casses, Kondo. Prends ce kimono et tire-toi."
Sa voix est hachée, il bute sur chaque syllabe, ça lui coûte. Il est chargé, ça explique les yeux rougis et sa façon de serrer convulsivement la queue de billard. Je m'apprête à répondre et il s'effondre brutalement. J'ai juste le temps de le rattraper.
"Jun ! Jun !"
D'une main, je vérifie le pouls, de l'autre les yeux. Il me fait un bad trip, ce con. Dans la lumière des néons, il a l'air encore plus maladif…Je le cale sur une banquette et il rigole.
"T'es une vraie mère poule."
"Et toi assez chargé pour attaquer l'escalade du mont Fuji à poil et sur les mains. De l'eau, s'il vous plaît !"
"Fais pas chier avec ta flotte, commande du champagne plutôt…" Grogne-t-il en m'empoignant par le revers de mon sweat "T'es plus marrant quand t'es bourré, tu sais ça ?"
"Qu'est-ce qui se passe ? Je t'ai déjà vu défoncé, ça te met pas dans cet état. T'as l'air clair, d'habitude."
Son regard vacille encore. C'est pas la drogue qui fait ça mais l'épuisement, je le comprends maintenant que je vois son visage de près. Les cernes sont presque noirs au coin des yeux, il a l’iris injecté, les paupières tombantes.
"Je dors plus. Depuis qu'on m'a envoyé ça."
Il désigne le kimono empaqueté et je l'ouvre, le dépliant et révélant
un imprimé rouge, blanc et or, qui représente des carpes.
"Ce truc a été volé au musée il y a quelques jours, Jun. Qui te l'a envoyé ?"
"Qu'est-ce que tu veux que j'en sache…je reçois des cadeaux d'un peu tout le monde. Sauf de toi."
Je soupire et prends le verre d'eau apporté par le serveur avant de le lui visser à la bouche de force.
"Tu fais des cauchemars ?"
"Et comment veux-tu puisque je dors pas ? Impossible de fermer l'œil."
"Tu l'as porté, ce kimono ?"
"Non, exposé. On l'a utilisé pour quelques films, ça donne du cachet."
"Et la fille qui l'a porté ?" J'insiste alors qu'il repousse brutalement ma main, me faisant renverser le verre.
"Je t'ai dit champagne, putain, t'es bouché ! J'en ai rien à foutre de la fille, on me l'a prêtée, je connais ni son nom, ni son adresse !"
"Ben tu vas aller chercher l'info."
Je soulève son poignet et examine le creux, où les os sont légèrement plus visibles et les veines saillent au point de ressembler à des cordes de piano.
"Parce que quoi qu'on t'aie envoyé avec ce kimono, Jun, c'est en train de te tuer."
A SUIVRE…
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Source de l'image : Paul goyette