Burning Side Pt2
Je pars pour Saitama ce soir...Et je vous avais pratiquement oubliés (enfin le blog). Faut dire, faire sa valise avec une moitié de main occupe pas mal l’esprit (C’était ça ou laisser Shinkin la faire et vu qu’elle boude, je redoutais une vengeance mesquine de sa part).
Nous en étions donc restés à mes mimines savamment toastées par un fantôme jouasse comme un cracheur de feu...
****
“Vous savez que vous êtes pire qu’un mur ? Lui aurait eu le mérite de me faire abandonner plus vite.”
J’ai fait tous les sièges des plus grandes entreprises de construction japonaises, entassant d’interminables listes de chantiers dans la région du Kansaï et me heurtant parfois à des secrétaires bornées, à deux doigts d'appeler les flics en me voyant hirsute, les mains bandées, le visage baigné de sueur, traînant une petite poupée de douze ans dans mon sillage.
En la matière, celle que j’ai en face de moi est tout particulièrement casse-couille.
“Nous ne donnons pas d’accès à ces éléments, je vous le répète.”
“Merci de me le dire. Vrai que je n’avais pas entendu les huit premières fois. Je vais donc vous dire pour la NEUVIÈME édition que ce que je viens de poser devant vous est une autorisation qui me donne un droit de regard sur vos documents quels qu’ils soient.”
“Je n’en réfère qu’à mon directeur. Et il n’est pas là.”
“Donc vous n’êtes pas un mur mais une plante verte ? Je suis confus. Appellez-le !”
Vous n’avez pas idée du degré de frustration qu’on éprouve à avoir les nerfs en biseau sans pouvoir taper du poing sur un bureau, un mur ou une plante verte.
“Je ne peux pas le déranger sans une bonne raison. Vous m’en voyez désolée. Je peux vous proposer de patienter ici, je vous en prie. Voulez-vous un café en attendant ? Décaféiné ?”
“Avec un peu de soude caustique, merci. C’est important.”
“Je n’en doute pas, Kondo-san mais Nishimura-san ne souhaite pas q...”
Nous sommes interrompus par un claquement sec et tournons la tête en même temps. Shinkin a balancé le listing à ses pieds s’est laissée tomber au sol contre le mur, la tête dans ses mains. Je m’accroupis pour être à sa hauteur.
“Ho ? Ça va pas ?”
“J’en ai marre.”
Faut dire, on a couru l’équivalent d’une journée complète, c’est à peine si j’ai pris le temps de lui acheter un onigiri à grignoter et de dormir quelques heures, sans compter qu’elle porte la pile de dossiers depuis des heures, puisque j’en suis incapable.
“C’est foutu ! On trouvera pas ! Et tes mains...Tu vas perdre tes mains...”
Ça y est, c’est les grandes eaux. Où est le bouton arrêt/marche quand on en a besoin ? Et je me vois pas lui dire que ça va, que je gère : je sais mentir mais vu la merde dans laquelle on est, à ce stade, même une star de téléréalité n’y croirait pas. On a épluché les fichiers des grandes entreprises, vérifié les derniers événements dans le Kansaï, demandé à la terre entière s’il y avait eu des incendies ou des arrêts de chantier accidentels, des heures de boulot qui ont débouché sur du néant. On est pas plus avancés, ça pourrait être n’importe quel chantier et pendant ce temps, la peau sur mes mains continue de se consumer. Il reste quoi ? Une journée ? Moins ? Et ma cliente transférée à l’hôpital, services des grands brûlés, elle en a pour combien de temps, encore ? Je m’agenouille et essaye vainement, avec mes mains enrubannées, de moucher la petite, morveuse et hoquetante, le tout sous le regard interloqué de la secrétaire.
“On y arrivera pas...on va faire quoi oncle Satoru ?”
“Déjà, arrêter de te moucher dans mon pansement, ce serait un début.” Je tente de plaisanter. Ho le beau bide. La gosse me dévisage, les yeux rougis de larmes, l’air misérable.
“T’es pas drôle. C’est grave, là.”
“Figure-toi que je le sais, je suis aux premières loges, Shinkin.”
Derrière nous, j’entends un petit “clac” de combiné qu’on décroche.
“Je vais voir ce que je peux faire. Mais rapidement.” Nous avise le ficus “Nishimura-san ? Oui, j’ai là un monsieur Kondo, un membre de la commission de sécurité qui souhaite avoir la liste de nos chantiers en cours dans la région du Kansaï...Oui...Oui. Il a une autorisation, signée de la commission. Uniquement ceux-là ?...Très bien, Nishimura-san.”
Raccrochant, elle me fait signe d’approcher.
“Je vais vous donner la liste des plus gros chantiers, c’est tout ce que je peux faire en attendant qu’il revienne.”
“Merci infiniment.”
Encore des pages à éplucher, qui risquent de nous mener nulle part...Mais j’ai beau analyser ma vision, je ne vois rien qui me permette de resserrer les critères de recherche. Un chantier...un accent du Kansaï...du métal...
Shinkin s’est levée à son tour, en reniflant. Dès qu’on sort d’ici, je la renvoie à l'appartement et je pars pour le kansaï. Elle est crevée, c’est pas des journées pour une gosse de cet âge. L’imprimante sur le bureau crache une décourageante liasse de tableaux et de références que je regarde avec lassitude.
“Voilà. Les plus gros chantiers sont à Osaka, évidemment.”
“Et vous avez trouvé des cadavres ?”
Oui, dans cette diplomatie exacerbée et empreinte de subtilité, vous reconnaîtrez peut-être la marque de votre serviteur mais pour une fois, ce n’est pas moi qui ai tiré, c’est Shinkin, encore en train de s’éponger.
“Des...kami-sama, non ! Pourquoi ça ?”
“Ben c’est ce qu’on cherche.”
Gros silence. Le mouchoir, j’aurais mieux fait de le lui coller dans la bouche pour éviter qu’elle ne l’ouvre mais c’est un peu tard pour y penser. La secrétaire est comme pétrifiée.
“Vous cherchez un cadavre ?”
“Hem...j’ai...de bonnes raisons de penser qu’un corps est enfoui sous un des chantiers dans le Kansaï mais je n’ai pas beaucoup d’éléments. Est-ce qu’il y a eu des incidents récemment ? Des cas de brûlures, par exemple ? ”
“Aucun dans le Kansaï. A ma connaissance, il ne s’est produit qu’un seul incident, à Hiroshima.”
“Hiroshima ?”
“Attendez, j’ai reçu un mail des bureaux du Chûgoku à ce sujet...Voilà : en déblayant le terrain, les ouvriers ont retrouvé d’anciens débris de bâtiments datant de la seconde guerre mondiale. La presse locale en a même parlé.”
“Des débris ? Métalliques ?”
“Je ne sais pas mais je suppose, les structures métalliques ont mieux résisté au souffle de l’explosion que les murs. Les instructions du ministère de la santé étaient de ne rien toucher en attendant l'arrivée d’une équipe de nettoyage. Le chantier est fermé pour quelques jours, l’équipe devrait être sur place à partir d’aujourd’hui.” Me résume-t-elle en parcourant le document sur l’écran.
Je baisse les yeux sur Shinkin. Il n’y a pas que le feu qui brûle...
“Vous avez l’adresse ?”
C’est mince mais je n’ai pas mieux...On ne peut pas vraiment dire qu’Hiroshima est dans le Kansaï mais elle se trouve dans la préfecture voisine. En sortant des bureaux de la Taisei Corporation, une nouvelle vague de douleur dans les mains me force à prendre appui contre le mur. Shinkin relit l’adresse et la rentre sur son smartphone. Elle ne pleure plus, ne renifle même pas.
“C’était du cinéma, pas vrai ?”
“Ben oui.”, elle hausse les épaules “Sinon elle aurait pas appelé son directeur et on aurait pas eu l’info.”
“T’es une vraie renarde.” Je constate en grimaçant un sourire comme je peux “Tu veux rentrer ?”
“Non. Je viens avec toi à Hiroshima. Mais je suis pas sûre que ce soit le bon, ce serait quoi le rapport avec la cliente, oncle Satoru ? Son papa nous a dit qu’elle était jamais partie de Yokohama.”
“Elle, non. Rappelle-toi ce qui peut provoquer ce genre de phénomène : amour, grossesse...vie antérieure. Et je crois que j’ai mon idée. Je pense que c’est un “Kazan”, les parents m’ont dit que leur fille a toujours été sensible au soleil. Bizarre pour une habitante de Yokohama, beaucoup moins pour quelqu’un d’Hiroshima, tu ne crois pas ?”
Je n’ai pas envie d’aller là-bas, encore moins d’y emmener Shinkin mais comme je ne me vois pas tracer mes lettres sanskrites avec les dents pour le restant de mes jours...
“Tu vibres, oncle Satoru.”
Je fais une première tentative pour pincer mon téléphone entre deux doigts et jure en sentant la douleur redoubler, le laisse tomber par terre, envisage pendant une fraction de seconde de répondre à quatre pattes puis jette un regard las à Shinkin, qui a déjà ramassé l’engin et me l’a collé sur l’oreille.
“Demande, plutôt.”
“Oui, maman.”
“Crétin.”
Au téléphone, je reconnais la voix éteinte du père de ma cliente. Aïe.
“Kondo à l’appareil. Quelles sont les nouvelles ?”
“Elle...Elle ne se réveille plus. Le médecin pense qu’elle est tombée dans le coma.”
Le coma ?
Notre fantôme a changé de cap...Ou bien il s’est passé quelque chose près de sa sépulture. Le ficus nous a affirmé que l’équipe dépêchée à Hiroshima devait commencer aujourd’hui...Si je pouvais, je m’applaudirais, tiens.
“Parfait.”
“Co...Comment ça parfait ?”
“Si elle part dans le coma, c’est que l’esprit qui est en train de la brûler veut la garder en vie et qu’il est moins hargneux que prévu. Je vous rapp...”
C’est une onde de douleur intolérable, une sensation de brûlure violente qui me descend des doigts jusqu’aux poignets et me coupe au beau milieu de ma phrase alors que je m’écroule, les bras crispés, tendus au-dessus de ma tête.
“Oncle Satoru !! ONCLE SATORU !!!”
Au sol, j’entrouvre les yeux pour regarder mes mains : la bande qui les entourent est en train de brûler à son tour.
On a pas la journée.
Message reçu.
***
En sortant de la gare d’Hiroshima, malgré l’urgence, j’ai eu un temps d’hésitation, quelques secondes à peine...Déjà, dans le train, j’avais ressenti ce poids familier, le même que lors de ma visite à Nagasaki il y a plusieurs années. Même l’information de la douleur a cessé de me parvenir pendant ces quelques secondes, durant lesquelles Hiroshima m’a “parlé”.
Autour de nous, c’est n’importe quelle ville, n’importe quelle vie. Ça pourrait être Tokyo - sans son bourdonnement d’âme - Nara - sans son bourdonnement de kami...des voitures, des pancartes, des immeubles brillant sous un soleil de plomb, une chaleur étouffante.
Pourtant...
Je sens...
Non j’entends.
Le silence.
Pas un cri. Pas un souffle.
Je vois les gens qui marchent, me dépassent, parlent au téléphone mais je n’entends rien, ni leur voix, ni leur pas. Une odeur de poussière, de bois brûlé me monte au nez et je retiens mon souffle en fermant les yeux, de peur de VOIR.
Lors de mon voyage à Nagasaki, j’avais eu exactement le même phénomène. Il y a des morts bruyants...
Et puis ceux qui ne disent plus rien. Ils ne sont pas vraiment là. Une âme ne peut pas être détruite par une explosion mais si on rase absolument tout ce qui la rattache au monde réel, il n’y a plus qu’un résidus, comme une tache à peine visible sur un tableau noir.
A côté de moi, Shinkin est silencieuse, elle aussi, mais son regard est rivé au loin, elle a les pupilles dilatées. Chaque exorciste ne ressent pas les choses de la même manière : comme les cinq autres, notre sixième sens distord ce qu’il perçoit en fonction de notre vécu, notre sensibilité, afin que nous puissions “comprendre” ce que nous disent les morts et y étiqueter des mots. Là où je suis cerné par le silence de milliers de voix éteintes, peut-être entend-t-elle le crépitement du feu, les cris de panique, les bâtiments qui s’écroulent...Elle a attrapé mon jean, le serre entre ses doigts, ce qu’elle faisait quand elle était toute môme et qu’elle avait peur.
Je nous laisse encore trente secondes, les yeux toujours clos, immobile et tendu. Aucune âme ne m’appelle, rien...
Il n’y a plus rien.
Respire...La petite a l’âge de montrer sa trouille, pas toi. Surtout pas vu la situation. Doucement, je lui effleure le sommet du crâne de mes doigts bandés.
“On y va ?”
Elle hoche la tête.
“On y va.”
Direction le tramway, le chantier est en banlieue, je suis soulagé de me dire qu’on ne reste pas en centre ville. Alors que nous nous asseyons, je scrute l’extérieur, tendu par l’appréhension.
“On va pas à la rivière ?”
Shinkin est installée en face de moi - rare, elle se débrouille toujours pour s’asseoir sur mes genoux d’habitude, surtout lorsqu’elle est angoissée.
“C’est à la rivière que c’est tombé.”
“Je savais pas qu’on t’apprenait ça à l’école, c’est pas un peu tôt ?”
“Je l’ai pas appris. On vient de me le dire.”
Elle baisse les yeux.
Évidemment...
A l’époque où le clan comptait plusieurs praticiens onmyôji, c’était facile de parler de ça, d’expliquer, badin, que le pendu des voisins a encore foutu le bronx à deux heures du matin, que la suicidée de la gare vous a soufflé dans le cou ou que les deux noyés ont dégueulassé les tatami dans l’entrée.
Quand on est deux, ça jette juste un froid chez les gens normaux. Shinkin l’a compris plus vite que moi à son âge. Me penchant vers elle, je lui souris.
“On ne va pas à la rivière. Ce sera pas long. Ok ?”
“Ok.”
***
S’extirper du tramway - climatisé - pour se retrouver à découvert sur des kilomètres de terre battue que le soleil rend brûlante, ajouté à la douleur - qui va en s’intensifiant- manque me faire tourner de l’œil. Shinkin est obligée de m’appuyer sur le ventre et la poitrine pour m’empêcher de tomber.
“Tu fais un malaise !”
“Ça va. On avance.”
“Mais non ça va pas, tu tiens pas deb...”
“Shinkin, ferme-la et AVANCE ! Tu crois qu’on a le temps ?”
C’est le bon endroit. Je ne sens plus mes mains, la bande est devenue presque noire, même les calmants ne font plus effet. Je titube, la tête péniblement relevée.
“Je peux vous aider ?”
Une silhouette, devant une palissade me parle et je tente d’attraper mon autorisation...Mes bras ne répondent plus. Shinkin tire sur la poche de mon jean et brandit le document sous le nez du type en l’engueulant presque que c’est urgent. J’inspire à fond. Encore un peu...
“L’unité...spéciale est ici ?”
“Ils viennent d’arriver. Est-ce que ça va ?”
Non, ça ne va pas. Ce n’est pas juste la chaleur qui est en train de me terrasser...L’esprit est là...Et maintenant que la cliente est hors-course et que je suis sur son territoire, c’est moi qui trinque.
“Ça...ira. Je dois voir...les débris....”
Parler me coûte, j’ai juste envie de me coucher et de laisser la torpeur faire le reste, la sueur me trempe littéralement des pieds à la tête et j’avance, traînant, soulevant une poussière brune autour de moi.
Je ferme les yeux pour tâcher de me reprendre, de lutter contre cet esprit qui m’infecte et lorsque je les rouvre...
Plus rien.
Je ne vois plus que l’obscurité, mes yeux piquent, asséchés par l’air suffocant qui règne autour de moi. J’entends le crépitement des feux, des cris au loin, une fumée âcre m’empêche de respirer.
Mon kimono a brûlé par endroits...Mais en a protégé d’autres. La douleur me recouvre comme une seconde peau, je sens ma sueur - ou mes larmes- couler sur mes joues, j’appelle à l’aide, sans avoir de réponse.
Est-ce qu’il y a quelqu’un ?
Malgré la douleur lancinante des brûlures, j’avance encore, les bras en avant et sens soudain mon pied être happé alors que je bascule dans le vide. Les flammes m’enveloppent et je hurle.
“Oncle Satoru !”
On me rattrape alors que je m’écroule. Des mains gantées me soutiennent et je sens qu’on appuie une bouteille d’eau contre ma bouche.
“Allongez-le ! Qui est-ce ? Qui l’a fait entrer ?”
Clignant des yeux, je reviens à la réalité. Les débris sont amoncelés devant moi, des poutrelles de fer rouillées et tordues pour certaines, du métal chauffé par le soleil qui tape dessus sans discontinuer. Je repousse ceux qui me portent.
“D...Déblayez ça ! Dessous...Il y a quelqu’un...”
Rien à faire, je ne tiens plus debout. Les flammes me rattrapent...Shinkin m’appelle encore, je sens le contact de ses petites mains sur mon visage.
“De l’eau...purifie à l’eau...” je lui marmonne avant de me crisper sous une nouvelle attaque de la douleur. Roulant sur le dos, j’essaie de me redresser, sans succès. La petite a couru vers un des membres de l’équipe de nettoyage et lui a arraché sa bouteille d’eau avant de s’approcher des débris. Elle se campe fermement sur ses jambes et me regarde furtivement par-dessus son épaule.
Cet exercice, elle l’a déjà fait plusieurs fois. C’est facile.
Sauf que d’habitude, c’est sur une sépulture classique, pas une pile de déchets potentiellement radioactifs qui écrasent une âme tourmentée. Elle verse un peu d’eau autour d’elle puis mouille le bas de ses fuda avant de leur faire décrire un arc-de-cercle. Mentalement, je murmure les incantations en rythme avec elle alors qu’un filet d’eau argentée suit son mouvement, une ligne brillante allant de son poignet jusqu’au sol, qui tremble brusquement. Mais elle ne cesse pas de prier, mains jointes, avant de saisir son petit mala à la cheville.
Une plainte s’élève alors, un profond sanglot qui monte du sol et je serre les dents, bloquant mon esprit comme je peux pour l’empêcher de me parasiter avec d’autres visions. Shinkin, debout, le dos très droit, tenant l’eau dans sa main comme on le ferait d’une corde, lui fait décrire un nouveau mouvement avant de baisser les bras. Le liquide reste quelques secondes en suspension autour d’elle puis retombe, formant une rigole.
Je déglutis et sens - enfin - la douleur qui reflue alors que l’eau coule vers la pile de poutrelles. Ça n’a pas duré une minute.
Ma cousine vacille...et s’écroule à son tour.
Job done. Je peux m’évanouir tranquillement.
***
La première chose que j’ai faite en me réveillant à l’hôpital a été d’ignorer les bramements de l’infirmière, d’injurier ma perfusion dans laquelle j’ai buté en descendant du lit et de m’en servir comme bélier pour écarter les médecins du lit de Shinkin.
Elle était épuisée, déshydratée...
Mais pas peu fière d’elle. J’ai pas fini de la voir parader. Elle m’a saoulé durant notre semaine d’hospitalisation qu’elle avait tout fait “toute seule” , convaincue qu’elle pouvait prendre des missions et racontant aux infirmières qu’elle “poutrait les fantômes sans problème”. A l’entendre, elle était parée à botter le cul d’un kyûbi. Si j’étais un salaud, je demanderais bien à Gekkô de lui mettre une fessée, pour la ramener sur terre. Ceci dit, il y a des méthodes plus douces pour apprendre l’humilité aux enfants, qui ne requièrent pas de faire couler leur sang (Mon père vous dirait que non, je suis convaincu du contraire).
Parce qu’être bon sur le terrain, c’est une chose, comprendre ce à quoi on a affaire en est une autre et sur ce plan-là, j’ai deux avantages sur elle : l’ancienneté, déjà, et surtout un professeur qui n’était pas tanche au point de se faire cramer les mains et de finir au tapis avant les hostilités.
Comme j’ai moi aussi l’ego Kondo, je n’ai donc pas résisté à tracer le point final de cette affaire moi-même.
Ma cliente, encore pas mal enrubannée mais relativement plus fraîche que lors de notre première rencontre était venue m’attendre à l’entrée de l’hôpital, encadrée par ses parents.
Le père me saute dessus en me voyant, avant que je n’aie eu le temps d’ouvrir le bec.
“Vous avez été formidable ! Elle se rétablit à une vitesse surprenante, le médecin pense même qu’elle aura très peu de cicatrices. Il est optimiste, en tout cas, n’est-ce pas, Sae-chan ?”
“J’ai été formidable.” Corrige Shinkin, tout sourire.
Sae est silencieuse, quant à elle, pas très enthousiaste comme miraculée. Mais je me doute de la raison...dans les cas de possession, le traumatisme le plus fréquent est un état de stress permanent lié à la peur de voir l’esprit revenir. Certaines victimes se cloîtrent chez elles ou se mettent à me harceler, persuadées de souffrir de signes avant-coureurs d’une nouvelle crise. Je tourne les talons et leur fais signe de me suivre.
“Où allons-nous ? Au téléphone, vous n’avez parlé que d’éclaircir certains points.”
“A la morgue. J’ai quelqu’un à vous présenter...à Sae, surtout.”
Je lui dois bien ça. Et puis, elle ne repartira tranquille qu’après avoir compris. Nous descendons aux sous-sol, traversant le couloir jusqu’à la morgue et aux frigos. Les tables d’autopsie sont toutes vides, à l’exception d’une, où un demi-squelette repose dans un grand baquet d’eau glacée, rempli de glace.
“Et voilà votre tourmenteur. Enfin, ce qu’il en reste.”
Sae se crispe et commence à reculer, jusqu’à ce que je la rattrape - autant que mes mains encore passablement esquintées me le permettent.
“Relax. Il vous fera plus rien. Et il faut que vous le voyiez.”
Shinkin examine le squelette elle aussi, songeuse. Je sais qu’elle cherche le rapport entre lui et Sae et qu’elle ne trouve pas. Ma cliente, tendue et angoissée, s’immobilise près de la table d’autopsie et je me place de l’autre côté pour la regarder, elle et ses parents.
“Pour que vous compreniez ce qui s’est passé, j’ai besoin de faire un petit cours d’histoire...disons de vous conter une petite anecdote qui appartient au passé, à celui de l’empereur Kazan, pour être précis.”
Je jette un regard rapide à Shinkin, toujours perplexe.
“L’empereur souffrait de maux de crâne terribles en temps de pluie et aucun médecin de la cours n’avait jamais réussi à le guérir. De guerre lasse, il finit par faire appel à l’onmyôji Abe no Seimei - mon irrespectable ancêtre pour la petite histoire - qui, après avoir pratiqué un rituel de divination vit un crâne coincé dans une fente rocheuse. Ce crâne était celui d’un ascète mort au sommet de sa montagne...et qui se trouvait également être la précédente incarnation de l’empereur. La roche en gonflant par temps de pluie compressait le crâne...et par effet ricochet causait à Kazan ces fameuses migraines. Une petite troupe de soldats dépêchée sur place retira le crâne, que l’onmyôji purifia et exposa en plein air. Ils se marièrent et eurent plein de petits os. Fin. Est-ce que quelqu’un ici voit le rapport avec le cas de Sae-san, ici présente ?”
Gros silence.
“Je vous ai endormis ou je suis le seul qui n’est pas en état de mort cérébrale, ici ? Si j’ouvre un frigo ou deux, peut-être que les locataires auront une réponse ? Shinkin ?”
Ma cousine vient de tiquer.
“Le squelette...C’est l’ancienne incarnation de Sae-san ?”
“Content de voir que tu as fini ta sieste. Sae-san n’a jamais quitté Yokohama mais s’est pourtant faite attaquer par un fantôme qu’on retrouve ici, à Hiroshima, où elle n’a jamais fichu les pieds. Avant l’attaque, elle a toujours eu des éruptions cutanées liées au soleil, c’est ça ?”
“Des rougeurs”, confirme la mère “mais rien d’une telle ampleur. Pourquoi cela a-t-il soudain empiré ?”
Je me penche pour fixer le squelette. Je sais que les enfers existent sous nos pieds, les juges infernaux se rappellent parfois à mon bon souvenir...Mais je ne pensais pas qu’on avait si bien réussi à les reproduire chez les vivants. Je n’ai été à sa place qu’une fraction de seconde et ça a suffit à me mettre hors-course...Doucement, je glisse la main dans le bac pour toucher la sienne.
“Les morts ont une mémoire...Il a été enseveli sous terre et y est resté pendant des années. Mais en le remontant en même temps que les débris métalliques, laissés en plein soleil, la chaleur lui a rappelé ce jour-là...Il a eu peur.”
“Un mort peut avoir peur, oncle Satoru ?”
“Tu crois que j’aurais exigé qu’on le mette dans la glace s’il pouvait pas ? On sert à quoi, d’après toi ?”
Les os des doigts sont noirâtres par endroits. D’après l’équipe de sécurité, il était trop loin de l’épicentre pour être radioactif mais il a probablement été grièvement blessé par la déflagration avant de mourir dans un des nombreux incendies que l’explosion avait déclenchés...et il avait perdu la vue à ce moment-là. Je serre les doigts sur les phalanges. Avec les vivants, j’évite de faire preuve d’empathie, avec les morts ça ne fait de mal à personne.
Sae me regarde faire, pétrifiée.
“Alors...ça va recommencer ?”
“Pas si on retrouve l’autre morceau et qu’on donne aux deux une sépulture décente. Il ne vous a pas attaquée, mais sans repos, son état vous a affectée directement. C’est ce qu’on appelle un “Kazan” dans le milieu. Moi, en revanche, il m’a perçu comme une menace et il m’a repoussé. Alors, est-ce que l’onmyôji de génie a quelque chose à ajouter ?”
J’adresse à Shinkin un petit sourire matois avant de m’adosser à la table d’autopsie.
“Puisque c’est ton affaire, tu vas t’occuper de la seconde partie du corps, ok ? Le temps qu’ils la retrouvent. Et puis on va pas faire bosser un handicapé...”
Du coin de l’œil, je vois Sae se pencher sur le bac pour fixer le squelette. Elle glisse les mains à l’intérieur, les plongeant dans l’eau pour toucher le crâne.
“Il ne vaudrait mieux pas...le détruire, par précaution ?” S’enquiert le père. Je lève les yeux au ciel. On ne comprends pas, donc on casse, dans le doute. Incroyable que ce jugement dont nous sommes si fiers réponde aux abonnés absents quand ça nous arrange...
“Certains ont raisonné pareil, en 1945...C’est une leçon qui n’a pas suffit, vous croyez ?”
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Je récupère peu à peu l’usage de mes mains, même si la peau tire encore et que j’ai de très fortes envies de me manger la langue quand il faut changer le pansement. Shinkin me fait donc la gueule pour avoir sabordé son triomphe, sinon. Autant dire qu’une pause s’impose, histoire de finir de récupérer : le blog sera en pause jusqu’au 10 Septembre, date de mon retour à Tokyo. D’ici là, ne tuez personne et ne vous essayez pas à la magie. J’apprécierais pas de devoir revenir bosser en pleine convalescence et mains brûlées ou non, vous prendriez les miennes sur la figure.
D’avance, merci.
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Source de l'image : mockney_piers