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Suivre la déviation

Je ne sais pas depuis combien de temps je marche...Vu qu’il faisait déjà nuit lorsque j’ai eu l’accident, ça peut aussi bien faire vingt minutes qu’une heure. Moi qui n’ai jamais eu la notion du temps, après une bonne gamelle contre un arbre, inutile de dire que ça ne m’a guère remis les neurones - pardon LE neurone - à l’endroit.

Saloperie de bécane.

Saloperie de mission.

Saloperie de route qui ne mène nulle part.

Perdu dans le trou du cul du Japon, quelque part entre Tokyo et le col de Jikoku, je me sens l’âme d’un suppositoire. Avec une cheville explosée. Pas moyen de redémarrer la moto, visiblement fabriquée dans le même plastique que mon portable, qui m’a signalé son désaccord suite à ma figure de style improvisée par un écran noir et magnifiquement étoilé. J’ai peiné pour arriver à regagner quelque chose qui ressemble vaguement à une route, sans le moindre éclairage. Je sens seulement du goudron sous mes pieds et suis au plus près la glissière de sécurité. Dans ma chute, je me suis mordu la langue au sang, le goût métallique m’imprègne toute la bouche et j’ai déjà descendu la totalité de ma bouteille d’eau - normalement réservée aux exorcismes. Si je croise un fantôme, j’aurai qu’à lui dire que j’avais soif.

Ouais, je sais.

Qu’est-ce que je fous en pleine nuit sur la route de paumé-yama avec une moto ?

Ben je bosse, les enfants, contrairement à vous qui êtes en train de procrastiner sur ce blog. Transmettez mon bonjour à votre patron, si jamais il regarde par-dessus votre épaule.

Des gens qui disparaissent sur le territoire japonais, c’est un phénomène que la logique peut expliquer. Des gens qui disparaissent dans le même coin aussi. En revanche, quand ça fait six mois et qu’on ne retrouve aucun corps, les nuits deviennent plus difficiles pour le président de la commission de sécurité. Par principe de vase communicant, pour moi aussi, donc.

La zone indiquée sur la carte se situait tout près de Jikoku, sur une route isolée. Toujours le même phénomène, d’après les pages de rapport que je m’étais fadé en demandant à la commission si elle ne pouvait pas me faire un résumé façon “si vous avez raté le début”. La victime passait sur cette route dans une zone d’environ quatre kilomètres de long et seule la voiture ressortait avant d’être retrouvée échouée contre - ou dans - une glissière de sécurité. Pas de sang, pas de traces de lutte, seule la portière passager était ouverte. J’avais personnellement examiné chacun des véhicules sans y repérer même une seule onde de peur ou les relents d’une présence anormale. Jamais le même modèle, victimes de sexe, d’âge, de taille différents. Donc, quel que soit le phénomène, il frappait au hasard.

Restait un problème : sans permis, je pouvais difficilement traverser la zone à risque et je n’allais pas me taper la route à pieds, j’avais donc voulu faire appel à mon taxi-renard, toujours ravi à l’idée de sortir de sa routine de PDG anthropophage pour aller me regarder faire l’imbécile en terrain miné.

Enfin, je le croyais quand je me suis pointé aux premières heures dans son bureau.

***

“Le bilan comptable tombe à la fin du mois, Satoru-chan. Il est hors de question que je sorte, tous mes après-midi sont bouclés pour une semaine.”

Gekkô avait le nez plongé dans son ordinateur, les oreilles baissées et la mâchoire relevée dans une grimace contrariée. Je le fais souvent chier mais il semblait que j’optimisais, là. Sans me démonter, je posai les pieds sur son bureau.

“Et depuis quand le PDG se soucie de la comptabilité au point de bloquer une semaine entière ?”

“Depuis que son rejeton dégénéré a cru bon d’alerter l’organisation fiscale pour essayer de lui mettre des bâtons dans les roues.”

“Mince, moi qui pensais avoir été discret…Tu ne peux pas me prêter un chauffeur, au moins ?”

La main de Gekkô s’abattit brusquement à côté de mes pieds et il me sourit de toutes ses dents - celles de derrière comme celles de devant- puis ouvrit le premier tiroir de son bureau avant de me sortir une paire de clefs. Je me renfrognai.

“Pas question.”

“C’est ça ou rien, Satoru-chan.”

“Je ne monte plus sur ce truc ! La dernière fois je me suis retrouvé en rade au beau milieu de l’autoroute et j’ai dû pousser !”

“Note qu’y aller directement à pieds te prendra plus de temps. Même sans pousser.”

Il fit tinter les clefs et me les jeta.

“Mets-toi en route tout de suite. Ça risque d’être long mais si tu pars maintenant, tu devrais y arriver...d’ici une semaine. Je pourrai venir te chercher...enfin si mon chef comptable n’est pas mis en examen.”

“C’est une vengeance ?”

“Une leçon. Dois-je te rappeler que je t’ai payé ces cours pour que tu cesses de venir me voir chaque fois que tu as besoin que je te conduise aux fêtes de tes petits camarades ? N’oublie pas le casque, tu n’as déjà pas grand chose dans la tête, il serait dommage d’en laisser incrusté dans l’asphalte.”

Donc, c’était une vengeance. En me massant les tempes, je cherchai une répartie désagréable à lui balancer avant de sortir mais il était déjà retourné à son écran et semblait se foutre complètement de ma présence. De toute manière, j’avais pas le choix : c’était le char infernal ou je pouvais me mettre ma mission derrière l’oreille.

Le char infernal, c’est ma moto. Enfin, celle que me prête Gekkô. Et je ne sais pas où il a dégoté cette chose mais le moins que l’on puisse dire c’est que poser mon fessier sur un seau de charbons ardents ou les genoux de Jun Murakami me stresserait sans doute moins. De prime abord, c’est une jolie bécane, petit gabarit, qui permet de se faufiler entre les voitures assez facilement, plutôt maniable pour un conducteur “junior” comme moi. Mais cet engin...me déteste.

Paradoxalement, c’est le seul que je ne sois pas encore parvenu à défoncer. Il faut dire que je n’arrive jamais à rester dessus très longtemps : elle pile et m’éjecte au moindre problème. Je me suis cassé le poignet une paire de fois et mes jambes ressemblaient à des tranchées ensanglantées après quelques “voyages” dignes d’un rodéo. J’ai bien essayé de l’exorciser mais c’est probablement le pire : elle n’est pas hantée. Impossible de dire si une pièce à l’intérieur a plus de cent ans, si elle a été maudite ou quoi que ce soit, en tout cas c’est rudement bien protégé.

Modèle pour “conducteur sensible et difficile”, selon Gekkô. Mes fesses, oui. Arriver à la faire démarrer est déjà une gageure. Ceci dit, il y a bien préméditation, elle ne m’a jamais causé d’accident grave et m’a même sorti deux ou trois fois de courses-poursuites assez ardues. L’ennui, c’est que je ne peux jamais prévoir si elle ne va pas s’arrêter au beau milieu de la route, accélérer, faire demi-tour ou se ruer toutes roues dehors vers une file indienne de mômes sur un passage clouté, m’obligeant à aller rouler une pelle au lampadaire le plus proche.

Elle m’attendait dans le parking, impeccable. Malgré mes différentes virées, c’est à peine si elle a la peinture rayée (la mienne c’est une autre histoire…). Le pire c’est que ça ne me déplaît pas de conduire, j’aimerais juste en avoir l’exclusivité. Je coiffai mon casque et enfilai les gants avant de m’accouder à la selle pour regarder le cadran et soupirer.

“On va devoir faire avec, toi et moi.”

Avec un peu de chance, le truc qui m’attendait au col de Jikoku prendrait peur en la voyant foncer sur lui. Une fois qu’elle m’aurait déposé dans un platane, ça va sans dire.

***

Voilà où j’en suis : la moto m’a envoyé valdinguer alors que j’étais quasiment arrivé à destination et je me retrouve demi-piéton, amoché et d’humeur chagrine dans une zone à risque, en train de pousser cette saleté de moto qui n’a bien entendu pas voulu redémarrer. Et si je disparais, personne n’en saura jamais rien. Quel pied.

Je déchargerais bien ma haine sur cette bécane acariâtre mais elle reste ma meilleure chance de m’échapper si jamais je rentre dans quelque chose souhaitant s’approprier mes organes internes en me les extrayant par un orifice quelconque. Je ne peux même pas rager à mon aise, tous mes sens sont en alertes, à défaut de pouvoir voir, je dois sentir.

C’est là que je les distingue : les traces de frein de la moto et la glissière enfoncée.

Là où j’ai dérapé et où je suis remonté. Il y a au moins vingt minutes, donc.

Retour au point de départ.

Je me retourne et ne vois que l’obscurité derrière moi. Au moins, j’ai trouvé notre kidnappeur...le seul problème c’est que pour l’heure, j’ai pas vraiment le dessus. Appuyant la moto contre la glissière, je pose les mains sur mes genoux et inspire à fond.

J’écoute.

Mes “oreilles” d’onmyôji sont grandes ouvertes et je perçois, très léger, un murmure, un souffle.

Et comme un cliquètement.

Le seigneur…

Il a dit de courir.

Il a dit…

Je relève la tête, piqué. Il n’y a rien d’autre que les ténèbres, je ne distingue même pas la forme des arbres, juste le morceau de glissière, cette portion de réalité noyée des deux côtés. Rester calme. C’est pas la première fois que tu te retrouves dans la merde au point d’avoir besoin d’un tuba. Si tu abaisses tes défenses, l’enfoiré derrière ce petit numéro se montrera…

Je m'assois au pied de la moto, lentement et sors ma dague, attachée à ma cheville. L’odeur de mon sang attire à peu près toutes les saloperies du monde des esprits, je me demande si celui-ci a l’odorat fin. Lorsque je m’entaille l’avant-bras, j’inspire à nouveau, tous les sens aux aguets.

Le vent s’est levé…

Siffle, me fouette la nuque, s’enroule autour de moi alors que l’obscurité se resserre, laissant à mes yeux le soin de deviner des choses inexistantes, des formes, des silhouettes, des éclats qui n’existent pas.

Respire.

Si le vent souffle, c’est un fantôme. Au moins, tu as eu l’info que tu espérais.

Courir…

Courir…

Mes jambes…

“Qui es-tu ?”. Gardant les yeux fermés, j’ai parlé d’une voix forte, tout autant pour me calmer que pour couvrir le murmure incessant.

Kami-sama...mes jambes je ne les sens plus.

Et ces craquements…

Kami-sama…

Pourquoi ?

Le seigneur a dit…

Je réalise un quart de seconde trop tard que cette dernière phrase n’a pas retenti dans ma tête et fais volte-face, juste à temps pour voir une silhouette pâle et distordue se ruer vers moi et me heurter violemment avant de m’empoigner aux hanches. Entraîné par la force de la poussée, je bascule par-dessus la glissière.

Pendant quelques secondes, je flotte et réalise...la chute. Je veux hurler mais la terreur étrangle ma gorge alors que je me sens happé par la gravité et dévale la pente, mon “visiteur” toujours fermement agrippé à moi. Je me recroqueville et cale la langue contre mon palais pour éviter de me la couper alors que mon dos frôle les rochers, m’envoyant des pointes de douleur jusque dans la nuque avant que je ne termine ma course contre un tronc, l’onde de choc se propageant jusque dans ma cage thoracique et mon cou. Je ne respire plus. Mes yeux sont incapables de retrouver le moindre repère et tous mes muscles se sont relâchés en même temps alors qu’une vague de terreur à retardement me paralyse. Ce sont les cris de l’esprit au-dessus de moi qui me maintiennent conscient alors qu’il lacère mes mollets, remontés pour couvrir mon ventre.

Putain, ça tourne, je vais partir dans les pommes, reste conscient, reste CONSCIENT !!! Impossible de le frapper avec mes pieds, je m’exposerais. Suffoquant, la vue brouillée, je sens le goût du sang dans ma bouche et un contact chaud contre mes tempes. La chose s’acharne et lacère mon jean.

Vite.

Vite !!!

Enfonçant deux doigts dans ma bouche, je les retire poisseux de salive et de sang avant de détendre brusquement mon bras pour coller ma main sur mon agresseur en hurlant un mantra de purification. La combo salive-sang ne paraît pas lui plaire car il pousse un cri aiguë avant de se disperser, me laissant au sol, au bord de l’évanouissement. Lutter pour garder les yeux ouverts amplifie l’étourdissement et la nausée qui me monte dans la gorge, se mêlant au goût de sang et de terre.

Je fais le point en quelques secondes...Combien de chances que j’aie un trauma crânien et sois en train de crever à petit feu ? Combien de mètres de pente j’ai dévalés et je risque de ne pas pouvoir remonter ? J’ai la tête lourde et quelque chose de froid et puant à quelques centimètres de mon nez, alors que le vent s’engouffre entre les arbres en hurlant.

Combien de chances de sortir de ce merdier ? Personne ne sais où je suis, à part…

La lumière me frappe brusquement au visage, me faisant violemment tressaillir. Je me redresse, chancelant et tente de crier mais ma voix s’étrangle.

“Il y a quelqu’un ? Hé ! IL Y A QUELQU’UN ?”

Plissant les yeux, j’identifie enfin le phare, plusieurs mètres au-dessus de ma tête, surplombant la glissière défoncée. Ma moto. Bien. J’ai le son, l’éclairage...D’une main, je palpe mon crâne avec précaution. Chaud, poisseux. Ça dégouline jusque sur mon blouson, j’espère juste que c’est du sang et que ma cervelle ne suit pas le même chemin. Me relever est un supplice, j’expérimente à la fois les crampes qui me brûlent les muscles, la douleur dans mes os et articulations, la sensation cuisante des griffures et la trouille qui vient m’en remettre une couche en me demandant d’une petite voix horripilante si je suis pas en train de me vider d’un truc vital.

Et puis il y a mon radar personnel...celui qui m’indique où se trouve le fantôme le plus proche, dans quel bourbier ésotérique je suis gaiement en train de patauger. Et à vue de nez, je suis tombé sur un nid.

Parvenant enfin à me relever, je me cramponne à un tronc d’arbre avant de lever les yeux.

“Oi ! L’allumeuse ! Fais-voir ce qu’il y a devant moi !”

Oui, je parle à une bécane. Certains le font bien avec leur bagnole et elles ne sont pas douées de volonté propre pour autant (comme leurs propriétaires, en somme). J’entends un bruit sourd et le rond de lumière se déplace de quelques mètres, avant de s’arrêter sur une forme désagréablement familière.

“Tiens, voilà un client…”

Clopinant jusqu’à lui, je m’apprête à vérifier son pouls mais le seul contact contre mon pied détache la tête, qui roule sur le côté. Ok, laisse tomber les premiers secours et cherche plutôt ce qui l’a tué...Et va te tuer si tu bouges pas ton cul, Satoru.

Je palpe lentement le corps. Homme...Un costume, une cravate, qu’on a apparemment pas touché. Si le truc qui rôde par ici tue ses victimes sans même une petite “marque de fabrique”, ça va être marrant pour l’identifier, tiens. Un froid anormal me gèle, je sens à peine mes doigts, et la terre autour de moi se soulève par petits nuages qui me brûlent les yeux, que j’essuie d’un mouvement de main.

“Descends un peu ! J’y vois rien !”

Le phare pivote encore et…

Ah ben la voilà, ma marque de fabrique.

Au-dessous du bassin, il n’y a plus rien. Et à en juger par ce qui reste de son visage, il était encore vivant quand l’hôte de ces bois est venu lui faire les salutations d’usage.

A SUIVRE...

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Source de l'image : m4tik

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