D'un cheveu...
J’ai entendu y’a pas si longtemps que l’attrait principal des femmes est la subtilité dont elles savent faire preuve pour adapter le monde à leur convenance, la finesse dont elles sont capables afin d’obtenir quelque chose sans avoir à l’exiger. Je cite.
Bien sûr, oui.
Mes loulous, si vous croyez ça, on voit que vous devez pas en croiser souvent, des femmes. Ou alors que la vôtre se gonfle, éventuellement, plutôt que l’inverse.
Non parce que je n’ai aucun doute sur le genre de Shinkin - et elle non plus - mais alors pour ce qui est d’être subtile, pardon mais je me trouve largement meilleur en la matière, c’est dire.
Vous pensez que j’exagère ?
Bien, mesdemoiselles, petite enquête : lorsque vous souhaitez inciter vos proches (parents , petit(e) ami(e), crocodile de compagnie...) à vous accompagner dans un lieu où ils n’auront pas envie d’aller, comment vous y prenez vous ?
Parce que Shinkin, elle, occupe l’espace. TOUT l’espace. Le sien, le mien, le Japon, le monde, l’Univers et toutes ses galaxies.
***
“Tu as vu l’affiche ?”
Je suis toujours passablement écœuré du peu d’effet qu’ont mes regards “ténébreux” sur Shinkin, qui les ignore en leur opposant une petite moue blasée. Pourtant, j’y mets toute la haine du monde, je puis vous l’assurer. Mais bon, je bats pas sa mère, j’imagine.
“Si tu veux parler de celle que tu avais épinglée sur mon oreiller - avec quatre épingles à nourrice de chaque côté, merci - oui, j’ai été un peu obligé.”
“Tu l’as détachée ?”
“J’ai voulu retourner l’oreiller…”
Je pose ma tasse sur la table dans un mouvement de juge en plein tribunal, avec pour effet de m’enduire de café tiède.
“...ce qui m’a permis de la LIRE, attachée de l’autre côté.”
“Je voulais être sûre que tu la vois et t’écoutes pas quand je te donne directement.”
“Ce qui explique que j’ai trouvé des exemplaires de cette foutue affiche sur le frigo, DANS le frigo, sur ma boîte de café, sur mes bols de ramen, dans ma sacoche, sur mon tee-shirt, dans la baignoire - avant qu’Issô ne la bouffe- sur toutes les portes de l’appartement, sur le sofa et sur l’ordinateur. J’ai pas osé regarder dans mon slip, encore.”
“Et ça parle de quoi ?”
“J’en sais rien.”
“Ben tu voudras peut-être savoir. Comme ça, je les enlève.”
Elle me tend un autre exemplaire en me souriant. Subtile, hein ? Je lui prends l’affiche des mains.
“J’ai vu des sangsues moins emmerdantes, tu le sais, ça ?”
“T’as qu’à écouter.”
“T’as qu’à obéir quand je gueule.”
“Sauf que tu gueules tout le temps.”
Et elle retourne à ses céréales, pas peu fière de m’avoir cloué le bec. En inspirant avec lassitude, je parcours enfin le flyer dont elle a retapissé l’appartement. Et m’étrangle en produisant un bruit entre le “QUOI ?” et le son que ferait un canard qu’on gave.
“Non mais tu te fous de ma gueule ?? C’est quoi, ça ?”
“Ah, là je suis sûre que tu as lu. Je peux y aller ?”
Et elle me dit ça sans trembler, notez. Le prospectus annonce un salon yôkai - comme il y en a régulièrement à Tokyo, non sans une certaine surveillance de ma part - qui a visiblement échappé à ma vigilance.
“Pour ça on va y aller, oui. Et je vais personnellement faire pratiquer la GRS au responsable de ce bordel. “
“Cool, je m’habille, alors.”
“J’ai dit aujourd’hui, pas demain.”
“J’ai que mes chaussures à mettre. Toi par contre, tu devrais changer ton tee-shirt.” Me notifie-t-elle en indiquant l’énorme tache de café qui s’étale sur mon bide. Au temps pour ma tentative de machisme offensé.
Je ne sais pas pour ce qui est de la subtilité et de sa corrélation avec les chromosomes...mais l’aplomb de la morveuse, lui me laissera toujours admiratif. Et presque jaloux.
***
Non content de mettre en place un salon sous mon nez, les organisateurs avaient fait les choses en grand : accueil par trois kitsune en petit tailleur rouge, dépliant distribué à l’entrée et même buffet, que j’ai examiné, suspicieux, histoire de m’assurer que certains visiteurs n’y avaient pas terminé leur vie dissolue. Difficile à dire.
“Tu peux pas le savoir au goût ?”
“Shinkin, j’ai jamais mangé de l’humain, pour info.”
“Avec Gekkô ? Ça m’étonnerait.”
“Je ne mange RIEN chez lui.”
“Non, tu bois.”
“On bosse ou on parle de ma cure de désintox ?”
“On bosse.”
Après dissection du petit four et sans y avoir trouvé de reste d’ongle ou de nerf optique, je me décide à passer l’entrée...Pour rester planté comme une souche en haut de l’allée centrale.
“Wah...Y’a de l’animation.” Constate Shinkin, frétillante comme une truite en train de faire du gringue à un hameçon.
Par “animation”, elle veut dire “bordel digne d’un comicket”. Sans les cosplay. M’enfin entre ce qui se trimballe dans les allées et ce qui grogne, siffle et bouge sur les stands, on est pas si loin. Et je constate avec un rien d’énervement qu’il y a des humains dans le lot. Je l’ai assez répété, je n’aime que modérément qu’on se paie ma tête et là c’est du grand art. J’avance comme un taureau en pleine charge, la gamine sur mes talons poussant des exclamations ravies. Je l’aurais traînée dans un magasin de fringues pour épileptiques qu’elle serait à peine moins enthousiaste.
Sauf qu’au lieu des jupes décorées de têtes de grenouilles mortes d’overdoses sur fond rose et autres oursons en peluches dépecés en sac à dos à paillettes, les stands exposent l’équivalent d’une déchetterie...vivante.
Théières, meubles, vieux balais, anciennes baignoires en bois, c’est l’antiquaire du pauvre. Une odeur tenace de bois et de poussière agrémentée d’une pointe doucereuse de moisissure flotte dans l’air et une sorte de mugissement de fond fait presque trembler les murs. J’en ai la chair de poule, la force spirituelle qui se dégage de l’ensemble me collerait presque des palpitations.
Tout ça.
En plein centre ville.
Chers amis lecteurs, Tokyo a ouvert son premier salon d’adoption de tsukumogami. Pour ceux qui dorment au fond, je rappelle qu’un tsukumogami est un objet de cent ans ou plus ayant pris vie et présentant généralement de menus griefs à l’encontre de l’espèce humaine. Je vous renvoie à la “sarabande des cents monstres”, un phénomène ésotérique qui a donné un paquet de boulot à mes ancêtres et prédécesseurs en plus de diminuer la population locale.
Et ces cons-là m’en font une manifestation PUBLIQUE ouverte aux humains. Quand j’aurai fait encadrer la tête empaillée de l’organisateur de ce cirque sur mon mur, je me paierais bien celles des membres qui président à la commission de sécurité et devaient probablement dormir lorsque l’annonce de ce salon est passée sur la table.
“On fait quoi ?”
“On trouve le responsable. Pour l’état des lieux avant fermeture et autres sévices.”
“Il est devant vous, Kondo-san.”
Devant moi, c’est beaucoup dire, il réussit l’exploit d’être plus petit que moi, dépassant Shinkin d’une tête. Et de quelques cornes. Je n’ai jamais vu d’oni aussi chétif, sauf éventuellement chez les enfants, et encore. Le plus maigrichon d’entre eux faisait la hauteur d’un buffet.
En lieu et place du traditionnel pagne panthère, il porte un tee-shirt garni du même motif, un jean délavé, entre douze et quinze breloques sur les doigts et autour du cou...et une cravate - noire, assortie à ses cornes. Son gourdin est attaché autour de sa taille et une épaisse tignasse blanche - ébouriffée au gel “béton yôkai” sans doute - surplombe sa tronche de chérubin. Il a beau avoir la peau rouge, difficile de lui trouver l’air inquiétant, même avec le gourdin.
Qu’est-ce que c’est que cet oni pour manga shôjo ?
M’adressant un sourire hérissé de petites dents pointues, il s’incline.
“Je m’appelle Hanii. Je me doutais que vous viendriez.”
“Ce qui va venir, en revanche, je ne suis pas certain que tu l’aies anticipé. Je commence par quoi ? La tenue d’un salon yôkai sans autorisation ? L’ouverture au public humain ? Ou le thème du salon qui est - pour dire les choses avec finesse - un énorme doigt à la réglementation que J’AI ratifiée alors que tu tentais encore de manger ta mère ?”
Pour une fois que je peux toiser un oni, j’en profite. Du moins j’y parvenais pas trop mal jusqu’à ce que Shinkin n’émette un couinement de bonheur à côté de moi en se précipitant sur le stand pour y prendre un peigne, qui produit aussitôt un ronronnement continu.
“Ah, votre cousine a le doigté avec les tsukumogami, je vois.”
“Et t’as pas encore vu le mien.”
Sans autre forme de procès, je chope l’oni miniature par la cravate.
“Non seulement ouvrir un salon d’adoption pour les tsukumogami est INTERDIT par la loi mais en prime tu laisses les humains le visiter. Autant dire que le redressement que tu vas prendre devrait suffire à te mettre au vert. Sans mauvais jeu de mot. Tu as dix minutes pour ordonner l’évacuation, qu’on cause en amoureux. Shinkin, pose ce truc.”
“Hoooo il a même des yeux !”
Pitié…
“J’ai une autorisation, Kondo-san. ”
“QUI t’as donné une autorisation, que je lui fasse l’amour ?”
“Moi. Repose mon responsable événementiel, s’il te plaît.”
Pourquoi je ne suis pas surpris de voir arriver une reconnaissable silhouette auréolée de ses six queues, de son sourire de présentateur météo et de sa toquante en or ? Et contrairement à moi, il a l’air content de me voir.
“Tu n’auras pas été long, Satoru-chan. Shinkin-chan…”
Il adresse un mouvement de tête à ma cousine, qui lui répond. Enjambant un petit chariot en bois qui fonce à toute berzingue dans l’allée en grognant, je lâche l’oni pour saisir Gekkô par le revers de sa veste.
“C’est toi, ce merdier ? Bien sûr, pourquoi je demande….ÉVIDEMMENT que c’est toi.”
Le chariot repasse et s’explose contre ma cheville avant de me foutre un coup de roue. Je le chope par le bas, évitant prudemment la partie qui grogne et le brandis devant Gekkô, qui réajuste paisiblement son foulard.
“C’est pour refiler les ouvriers que t’as pas réussi à faire rentrer dans tes hachoirs ?”
“Tu es de mauvaise composition, aujourd’hui, Satoru-chan. Et tu as un teint épouvantable. Qui plus est, tu fais peur à ce tsukumogami, qui risque de…”
...De me foutre un autre coup de roue, en plein dans la hanche, cette fois. Shinkin s’avance et le récupère avant de le reposer par terre et de gratter le bois en répétant des suites de mot débile à base de compliments qu’on fait d’ordinaire à un chien, un chat ou éventuellement un gosse. Je sors mes fuda, décidé à faire des copeaux de cette trottinette enragée et me fais arrêter par l’oni encravaté.
“S’il vous plaît, Kondo-san. Il a été jeté par son jeune propriétaire il y a de ça deux ans et n’en a pas encore retrouvé. Il prend sur lui, vous savez.”
“Il est pas le seul. Ceci dit, si tu restes au milieu, ça me dérangera pas de perdre mes coups sur toi, beau gosse. Et de te renvoyer à ta mère conditionné comme un sous-vêtement.”
“Satoru-chan...T-T-T-T…”
Gekkô attrape mes fuda et me les retire sans cesser de sourire.
“Hanii-san est un membre actif du collectif qui assure l’harmonie entre les yôkai et les humains. Il est totalement disposé à te montrer tout ce que tu souhaiteras voir et se porte garant de la sécurité des visiteurs. N’est-ce pas ?”
“Absolument.”
“Qui plus est…” Gekkô replace mes fuda dans ma sacoche, posément “...Ne préfères-tu pas que ces tsukumogami trouvent des propriétaires dignes de confiance plutôt que de déambuler dans la nature ? Hmmmm ? N’est-ce pas souhaitable pour l’équilibre ?”
Je vire sa main sans ménagement.
“Bien sûr. Et puis tant qu’on y est adoptons aussi les yûrei, les yôkai et toutes les merdes ésotériques qui traînent, comme ça on pourra remplir la rubrique nécrologique en avance et le journaleux qui s’en occupe ira boire un coup pendant que Tokyo virera à l’abattoir à ciel ouvert. Vous me prenez pour un CON ! ”
“Satoru-chan, doucement...ton cœur.”
Naturellement, il est au courant de ça aussi...Et je sens qu’il a pas fini de m’emmerder avec. Hanii paraît hésiter à intervenir et se risque finalement à m’approcher.
“Je peux vous présenter notre démarche ? Gekkô-san et moi-même pensons que vous y seriez sensible…”
“Et on peut savoir pour quelle raison vous me le proposez quand je menace de tout casser ? On m’a court-circuité et vous voulez que je me calme ? “
“Quoique tu puisses en penser, Satoru-chan, je ne t’ai pas court-circuité. J’ai fait passer l’information à Shinkin-chan, qui étrangement, ne me raccroche pas au nez lorsque j’entre en contact avec elle.”
Ma cousine soupire lourdement, sans cesser de tripoter le peigne, cherchant probablement une approche pour me convaincre de l’emmener sans que je ne fasse un infarctus. Un grincement à mes pieds me fait baisser les yeux. Le chariot, visiblement calmé s’est approché et me tourne autour. Je le repousse, agacé.
“Vous pourriez dire à ce déchet d’arrêter de copuler avec ma basket ?”
“Kondo-san, s’il vous plaît….Je vous l’ai dit, il est perturbé…” Tente de plaider Hanii “Vous allez détruire des mois de travail pour l’apprivoiser s’il sent de l’hostilité chez vous.”
“Je ne suis pas hostile mais y’a qu’à demander…”
Ils m’encerclent : l’oni pour midinette, Shinkin, Gekkô, le chariot...Et tous me fixent en me demandant silencieusement de ne pas tout brûler comme le bon sens - et un zeste de fierté qui n’avait pas encore déserté mon cerveau - m’incite à le faire. Bon, le chariot se contente de se frotter contre mon jean en grinçant.
“Dix minutes. Et si je note le moindre écart, je pète ma durite et tout ce qui est proximité. Vu ?”
Hanii me chope la manche et me traîne dans les allées avec un enthousiasme de môme pressé de montrer son dernier dessin moche et baveux à son géniteur. Je dois d’ailleurs faire preuve du même entrain sceptique, pour poursuivre l’analogie. Gekkô et Shinkin ferment la marche. Avec le chariot, qui doit sans doute nourrir des espoirs d’idylle avec ma basket.
“Satoru-chan, tu es la mansuétude incarnée.”
“Tu pourrais bien devenir la souffrance incarnée si j’entends encore le moindre sarcasme, Gekkô. Alors maintenant tu te planques derrière la gamine pour m’empoisonner l’existence ?”
“Tu ne réponds plus au téléphone. J’ai essayé de te joindre depuis ton retour.”
“Pauvre trésor. Essaie le mail la prochaine fois.”
“L’ordinateur est planté depuis qu’on est rentrés et tu veux pas le faire réparer parce que comme ça “personne m’emmerde”. Tu l’as encore dit hier.”
“On t’a sonnée, Shinkin ? Continue de faire la fille et lâche-moi.”
Elle me brandit le peigne avec un petit sourire.
“Ça veut dire que je peux le garder ?”
“Non.”
“Tu devrais essayer de pleurer un peu, Shinkin-chan…” Lui suggère aimablement Gekkô, à qui j’écrase une queue pour qu’il la ferme. J’ai pas besoin qu’en prime ces deux-là commencent à réfléchir de concert. Hanii nous laisse prudemment nous engueuler avant de nous arrêter devant un stand où un tengu, l’œil critique, m’examine des yeux à la tête et ne dit rien, s’appliquant à aligner ses tsukumogami géométriquement sur le stand.
“Hem...Jinku-san a des pièces qu’il a fait venir de Nara. Des anciens du palais impérial qu’il a ramassés il y a quelques décennies.”
Et ça, je veux bien le croire : les shôji peints posés contre la table me jettent un regard encore plus noir que leur propriétaire. Je passe le doigt le long d’une grue peinte et lui susurre :
“Si tu me mords, vieille merde poussiéreuse, sache que j’ai probablement des mites chez moi. Et que j’aurai aucun complexe à faire un sacrifice.”
Naturellement, Gekkô et son ouïe de foutu prédateur m’a entendu et soupire bruyamment.
“Il est inutile de déranger Hanii-san si tu t’es déjà fait ton idée seul, Satoru-chan. Nous sommes tous très occupés, je pense, toi et moi les premiers.”
“Désolé, Gekkô mais le fait que tu trempes là-dedans ne m’incite pas à la complaisance. Je ne suis pas DU TOUT désolé, d’ailleurs. Alors à moins que tu m’expliques ce que tu as en tête...”
J’évite une poussette - poussée par personne du reste - où s’agite une marmaille de bakeneko sifflant et piaillant. Putain des yôkai qui trimballent leurs portées dans les salons…On me bouscule, c’est limite si un oni ne me marche pas dessus. En me grognant une excuse, tout de même. Ou une menace de mort, c’est difficilement audible dans le bordel ambiant.
D’une main, Gekkô flatte la tête d’une poupée, qui émet une sorte de couinement, avant de me sourire, une aiguille dans le regard.
“Suite au contrôle fiscal qui m’a été adressé par la faute d’une certaine personne à la rancune plus tenace que le courage, mon conseil d’administration a jugé qu’il était nécessaire que la compagnie s’investisse dans une œuvre caritative pour restaurer notre image, légèrement écornée.”
“Je pensais pas avoir foutu un tel bordel, c’est toujours un plaisir de constater que je suis efficace pour quelque chose. Et donc ?”
“Hanii-san était en recherche de financement et de soutien logistique pour la cause des tsukumogami que tes contemporains balancent dans la nature.”
“CERTAINS de mes contemporains, s’il te plaît. Et naturellement, tu n’avais QUE cette possibilité. La croix rouge, les dons aux victimes de tsunami, les associations pour petit lépreux albinos à deux têtes, ça ne te concerne pas.”
Shinkin nous a complètement oubliés, vu qu’elle bavarde de manière animée avec un arrosoir, qui s’amuse à gober son mala pour le lui recracher par le bec. Je me sens seul, là. Vraiment seul.
“J’admets que mon choix a été relativement partial.”
Partial, mon cul. Sa partialité, c’est de se pourlécher les babines à l’idée de me mettre à cran. Aussi puéril que moi...avec 5 siècles et soixante-quatorze ans de plus.
“Satoru-chan, si je ne m’en occupe pas, quel yôkai le pourra ?”
“Yôkai je sais pas mais côté humain, paraîtrait que c’est MON boulot, Gekkô.”
Je sens quelque chose de dur contre mon mollet et constate que le chariot s’est mis sur ses roues arrières, posant celles de l’avant contre mon genou. Et ça semble mettre Hanii en joie :
“En deux ans c’est la première fois que je le vois faire le beau ! Vous lui plaisez.”
“Normal, il n’a pas d’yeux. Ni de nez.” Je grogne, sans avoir le courage de repousser la trottinette enamourée, qui nous suit alors que nous progressons dans les allées. Quelques mètres plus loin, une théière fait des bulles face à un gamin haut comme une jambe d’oni, lequel est partagé entre la trouille et la fascination. Un couple de quadra caresse le ventre d’un biwa qui a entamé un morceau - un peu faux mais dans le bruit du hall ça sonne presque harmonieux - et deux filles examinent une table basse sérieusement flippée qui a replié ses pieds sous elle. Pas de hurlement, pas de sang. Pas de tsukumogami agressif. Même si les visiteurs humains sont moyennement rassurés, ils ont l’air plus détendus que je ne le suis.
Le babillage d’Hanii m’a totalement échappé, j’avance et ferme les yeux, pour “boire” l’atmosphère, sentir l’aura des lieux s’enrouler autour de moi, pénétrer mon esprit. Il y a une fièvre, une agitation...et de la chaleur. Beaucoup de chaleur. Humaine. Et moins humaine. J’inspire profondément et détends mes muscles, laissant le bruit devenir une rumeur lointaine. Je sens bien l’agitation de Tokyo, son flux continu d’âmes et d’émotions mais surtout la concentration de celle du hall, comme un nœud au beau milieu de ce courant permanent.
Ni panique.
Ni peur.
Une vague inquiétude, peut-être…
Je rouvre les yeux.
“...ci a au moins cinquante ans mais il n’a jamais attaqué un seul humain. Nous avons soigneusement sélectionné les candidats à l’adoption, soyez- en sûrs. Kondo-san, vous m’écoutez ?”
“J’écoutais, oui. Pas toi mais j’écoutais.”
“Et ce que tu as entendu t’as convaincu ?” S’enquiert Gekkô, dont le poil des oreilles s’est légèrement hérissé, comme dressé par l’électricité statique.
Je ménage un peu mon effet - pas de raison que je sois le seul à ne pas pouvoir poser - fixe Hanii droit dans les yeux pendant quelques secondes, en faisant craquer mes doigts.
“Vous avez un service de sécurité ?”
“Des oni et un exorciste, mon partenaire, qui circule. Sa présence a été validée par la commission de sécurité.”