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Couture apparente

“Vous êtes qui ?”

Qu’est-ce qui est pire que de se retrouver devant le cadavre d’une adolescente ? Qu’est-ce qui est BIEN pire que de devoir annoncer à son fantôme qu’il va falloir songer à faire ses bagages ?

Se retrouver devant le cadavre d’une adolescente inconsciente d’être décédée et passablement débile. La demoiselle ne s’est pas flinguée, n’a pas été balayée par un raz-de-marée et ne s’est pas faite attraper par un dégénéré qui l’a évidée comme une truite - on pourrait comprendre qu’il y ait confusion, vu le QI. Non, elle a parié avec ses copines qu’on pouvait faire un concours d’apnée sous la boue. Et ressortir.

Apparemment, on ne peut pas.

Ça a bien fait marrer les pompiers de sortir les trois donzelles, jusqu’à ce qu’ils s'aperçoivent que l’une d’elle avait gagné le concours. Et on m’a appelé pour lui remettre la médaille.

“Le maître-nageur. C’est toi qui as eu l’idée du bain de boue ?”

“Oui, avec Kiriko.”

Deux cerveaux pour une idée pareille, donc...

“Elle n’est pas avec vous ?”

“Non, elle récupère dans sa chambre d’hôpital.”

La demoiselle se met à rire et je l’accompagne, avant de faire taper ma canne sur le rebord du chariot métallique ou son corps repose, sous un drap.

“Oui, je sais, c’est tordant, les potes sous assistance respiratoire. J’en sors, tu vois, quatre mois de fou rire pour mes proches, ils en ont encore mal. Ta copine a frôlé le coma.”

Ça la calme net, la coupant en plein milieu de son rire alors qu’elle me fixe et que la détresse lui voile - enfin - le regard.

“Je peux….la voir ?”

En soupirant, je m’avance vers elle et lui enfonce ma main dans la figure. Littéralement. Mes doigts traversent sa joue.

“Toi oui, elle c’est moins sûr. Je suis désolé, Romi, mais tu as pas eu autant de chance.”

La détresse se transforme en terreur et ses yeux en gros torrents de larmes qu’elle ne peut même pas essuyer - oui, les fantômes peuvent chialer et kami-sama sait que c’est souvent tout ce qui leur reste. En l'occurrence, Romi s’y adonne avec ferveur, en reniflant et en hoquetant au point que je suis obligé de sortir un fuda, que j’annote afin qu’elle puisse se moucher dedans. Un jour, je ferai breveter ce mantra, pas sûr que quelqu’un y ait pensé avant moi.

“Je… hic… hic… hic… veuhic…. pas mouriiiiihic…”

Avant, je n’aurais pas résisté à lui asséner dans la gueule un “trop tard” avec un PH pouvant ronger de l’acier.

Avant.

Mais je suis d’humeur moins joueuse sur les morts prématurées et injustes. Même quand elles sont débiles.

“Faut pas te mettre dans cet état, les forces supérieures ont inventé la réincarnation pour ça. Ou les éditeurs de jeu vidéo, je suis pas sûr.”

Re-belote, larmes, sanglots… Elle a du souffle pour une noyée. Je sors un autre fuda, résigné, pour qu’elle s’éponge un peu, en attendant qu’elle se calme, ce qu’elle finit par faire, une fois le choc passé. Ou la quantité d’eau qu’elle a emmagasiné écoulée, je suis pas sûr.

“Est-ce que je vais aller aux enfers ? Avec le juge, là ?”

“Tout le monde y va mais heureusement pour toi, Darwin fait pas partie du jury.”

Elle me regarde, misérable.

“Vous êtes moine ?”

“Est-ce que j’ai l’air chauve ? Ou coincé du cul ?”

Ça lui arrache - péniblement - un sourire. C’est forcé mais c’est là.

“Je suis onmyôji. C’est presque pareil sauf que je vais pas t'assommer avec deux heures de prière. C’est déjà pas marrant de partir, alors si en plus faut se fader un surplus de religion… encore que tu serais peut-être plus pressée de te casser.”

Deuxième sourire. Un peu moins forcé. Pas futée mais pas mal embouchée, au moins... Je me penche sur le chariot et la fixe, avant de poser la main sur le drap qui la recouvre.

“Je dois m’occuper de ton enveloppe. Est-ce que ça va aller ?”

C’est la partie la plus difficile. Sans rituel, impossible qu’ils partent. Ils doivent me regarder faire. Se voir morts… c’est la décharge nécessaire. Elle est pétrifiée. Accablée. Je soupire et rabats le drap.

Elle a serré les poings et se fixe, avant de s’approcher, jusqu’à se mettre presque à côté de moi. Elle est si proche qu’elle me glace presque le bras gauche.

“J’ai pas l’air… morte.”

“On a pris soin de toi.”

“Vous ?”

“Non. Moi, j’y viens.”

Je la coiffe d’un hitaikakushi bleu pastel et elle se penche davantage.

“On dirait… le tissu de ma veste ?”

“C’est un morceau de ta veste. Ta mère m’a autorisé à l’utiliser, quand je lui ai demandé ton vêtement préféré. D’habitude j’utilise un post-it mais… j’ai pensé que ce serait plus adapté.”

Prendre le temps… Je sors ma bouteille d’eau et baigne les lèvres du cadavre en murmurant quelques mantra. Romi est immobile, à présent, devant son corps. Elle doit sentir que ça ne sera plus long. Lorsque je m’agenouille, elle ne parle plus, ne me voit sans doute déjà plus.

Même si je l’accompagne, c’est à elle de traverser la rive. Je prie pour que la lumière la guide, pour qu’elle passe de l’autre côté sans encombres… dommage, j’ai pas de mantra pour les histoires de bain de boue. Étonnant que tous ceux qui m’ont précédé n’aient jamais pensé à écrire un sûtra là-dessus. La morgue est devenue glacée, l’air gèle presque dans mes poumons alors que je pousse l’âme de Romi vers son prochain voyage. J’entends comme un bruit d’eau et finalement, je ferme les yeux, joins les mains… et sens, dans mon ventre, le pic du froid disparaître alors que Romi franchit la rive, me laissant derrière elle. Dans le silence, j’expire et mon souffle forme un nuage devant mes lèvres.

Partie. Une de moins.

Ou une de plus, selon le point de vue. Je me cramponne à la table pour me relever et jure à la douleur. Mon kiné va m’arracher les yeux et ce qui reste de mon cartilage mais bordel, je vais pas prier sur une jambe.

Sur la table, Romi n’a pas bougé.. .c’est l’instant délicat, celui où l’ont peut avoir un retour d’âme violent, un cas de possession, celui où la tranquillité morne du deuil peut virer au cauchemar. Son âme n’est pas loin… je dois rester vigilant. Il y a des morts qui se ravisent et font demi-tour...

Alors que je m’apprête à remettre le drap en place sur Romi, une voix sourde, presque un murmure, derrière moi, m'interrompt.

“Un instant, Kondo-san.”

En me retournant, je vois la porte se refermer sans un bruit et une silhouette voûtée avancer vers moi. Elle progresse lentement mais sûrement, donnant presque l’impression de flotter au-dessus du sol… peut-être le fait-elle vraiment ? J’ai du mal à déterminer sa nature, son aura est trouble, discrète et effacée. Arrivée devant le chariot, elle tend une main tachetée de brun et saisit le drap, qu’elle tire et replie, seule, sans mal, malgré l’arthrose qui forme des boules dans tous ses doigts. Elle a le visage souriant et lisse de ces vieux qui reprennent des traits bizarrement enfantins avec l’âge, les rides lui ferment presque les yeux. Elle me tend le drap.

“On m’a dit que vous seriez sûrement encore là. Si cela ne vous dérange pas…Vous pourriez m’attraper un tabouret ?”

“Vous êtes de la famille ?” Je m’enquiers en attirant le tabouret le plus proche avec ma canne - prodigieuse, cette troisième jambe, pour mes élans de flemme.

“Pas vraiment, pas vraiment…Ah, les lumières sont meilleures ici que dans les salons, vous n’êtes pas d’accord, Kondo-san ? Hooo, elle est jolie !”

La petite vieille sourit davantage en dévisageant Romi.

“Elle a commencé la traversée. Je ne vais pas trop tarder, il ne faudrait pas qu’elle ait un problème, je ne pensais pas que vous feriez aussi vite.”

En la voyant sortir une petite trousse en plastique colorée, dont elle tire une aiguille rouillée mais aiguisée, je comprends. Ce n’est pas la première fois que je croise une de ces “cousettes”. Je cale le tabouret avec mon pied afin qu’elle ne bouge pas en opérant.

“Ce n’était pas vous, la dernière fois…”

“C’était sûrement ma petite fille. Le métier l’ennuie. Je la comprends un peu, vous savez… Elle doit avoir votre âge, elle adore l’entomo… Ah comment dit-on, déjà…”

“L’entomologie, Obâ-san. C’est un peu l’esprit des morts, aussi.”

Elle a un petit rire de gorge et ses joues se colorent mais elle ne relève pas la tête de son ouvrage.

“Oh, Kondo-san. Vous êtes inconvenant.”

“C’est pas mon pire défaut. Vous utilisez encore une aiguille pour ça ? Il n’y a pas mieux ?”

“Quand elle se cassera ou se tordra, j’y songerai, ça fait déjà quelque temps que je me le dis.”

Lentement, une à une, elle entreprend de défaire les coutures des vêtements de Romi. Le chemisier, d’abord, puis la jupe, patiemment, elle retire le fil, le dénoue, sans le briser. Penché au-dessus d’elle, dans la lumière crue de la morgue, je regarde ses doigts quarante - peut-être cinquante - ans plus vieux que les miens procéder avec agilité et adresse. Le fil ne casse pas, glisse du tissu dans un frottement et chaque fois qu’elle arrive au bout d’une couture, elle l’enroule autour d’un de ses doigts. Lorsque le vêtement s’avachit, elle le replie avec soin pour qu’il soit maintenu et ne découvre pas le corps de Romi. Je l’aide lorsqu’il faut caler la jupe sous les cuisses, manipule la gamine lentement, détourne les yeux lorsqu’elle arrive aux sous-vêtement. Finalement, elle me demande de la pousser jusqu’aux chaussures, que je l’aide à retirer.

“On oublie souvent les chaussettes. J’espère qu’il n’y a pas de dentelle, c’est le pire, je ne veux pas abîmer. Là.”

Ses doigts maigres courbent doucement les orteils de Romi. Pas une fois, elle n’enfonce l’aiguille dans la peau. Et elle sourit, un sourire calme, lointain, celui que nous avons tous lorsque nous passons du temps avec les morts, à la fois proches d’eux et distants, un fragile équilibre… de l’épaisseur d’un fil, sans doute. Les doigts de la cousette- c’est comme ça que je les appelle toujours - ont un mouvement régulier et ne semblent pas la faire souffrir… ou elle le cache bien. Les chaussettes sont décousues à leur tour, nous rechaussons Romi avec précaution, toujours sans échanger un mot. Elle n’a pas bougé et je sens, ténue, son âme qui s’éloigne, plus rassurée qu’on lui ait tenu la main aussi longtemps.

C’est mon foutu portable qui fend le silence, le fait même exploser. Insupportable putain de flic électronique. Insupportable putain de mouchard cancérigène. M’excusant d’un mouvement de tête auprès de la cousette, je réponds par monosyllabe. Un coup d’œil à l’écran m’apprend que j’ai VRAIMENT pris mon temps, près de trois heures se sont écoulées. Je me sens vidé mais apaisé, comme après un bain d’eau fraîche dans un silence rare.

“Obâ-san, je vais y aller.”

“Je vous en prie, Kondo-san. Merci pour votre aide. C’est plus agréable de travailler avec quelqu’un. Elle va faire un beau voyage, calme, avec ça.”

“Certainement, oui.”

On aura fait le maximum. Elle redescend de son tabouret sans mon aide et je remets le drap en place, le déployant au-dessus de Romi sans la toucher pour ne pas faire glisser ses vêtements décousus.

“Ha là là, ces gens qui négligent le shinishōzoku... Enfin, sans eux, je ne serais pas là… mais quelle imprudence, tout de même. On envoie pas un mort avec un vêtement cousu.”

Je n’ai jamais beaucoup noté cette recrudescence de morts sans kimono funéraire aux normes mais elle n’a pas tort… c’est inconséquent de laisser du fil sur le dernier habit. Je parlais de l’instant délicat où le mort, arrivé sur la rive, peut faire demi-tour, s’affoler, s’accrocher et revenir chez les vivants… C’est une des raisons pour laquelle on utilise - du moins on utilisait - le shinishōzoku, un kimono sans aucune couture, afin que le fil ne puisse pas le retenir à sa dépouille. Il arrivait même qu’il soit en papier, afin que le mort puisse s’en défaire facilement en débutant sa traversée des enfers. Mais même moi je ne l’ai jamais vu qu’en tissu.

Demeurer dans le monde des vivants à cause de ses coutures de chaussette est à la hantise ce que mourir noyée dans une mare de boue est à la mort : très con. Et c’est difficile de rire d’un mort. Les cousettes peuvent être un renfort non négligeable en cas de circonstances traumatisantes, comme ici.

On enterre nos chers disparus dans leurs plus belles fringues… et par une ironie dont le monde des esprits est particulièrement friand, leur veste préférée ou le pantalon payé par quelques mois d’économie devient une prison. Difficile d’admettre qu’on ne peut rien emporter dans l’au-delà… rien,sauf un petit triangle de tissu découpé à la hâte par un onmyôji pas foutu d’utiliser une aiguille sans se la planter dans le doigt. Si ça peut aider à la traversée autant qu’un chemisier décousu...

Alors que je m’apprête à ouvrir la porte, la cousette, qui m’a rejoint, me saisit la manche.

“Oh, attendez… ne bougez pas.”

Elle ressort sa trousse et son aiguille, puis déroule l’un des fils récupérés sur Romi, avant de le passer dans le chas et de maintenir mon bras immobile. Je sens la pointe frôler ma peau, sans jamais la piquer.

“Votre couture se défait.”

En quelques petits coups d’aiguilles secs et précis, elle marque ma manche d’un zigzag blanc, qu’elle examine d’un air concentré.

“Hmmm… c’est mieux. C’est du fil solide. Ça tiendra.”

Je pousse la porte et la maintiens pour la laisser passer devant moi, glissant sur le carrelage blanc, serrant sa trousse fluo dans ses mains déformées. Nous avançons côte à côte dans le couloir de la morgue, sous les néons, en direction de la surface.

“Oui,obâ-san… ça tiendra.”

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Source de l'image : Red rose Exile

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