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Les oiseaux volent bas

“Je peux avoir mon ballon ?”

Dura lex ,sed Lex. On ne peut pas décemment décaler de plusieurs centimètres la mâchoire d’un môme de huit ans, même si ça fait la troisième fois qu’il agresse votre appendice nasal avec son ballon. Je tenterais bien un croche-patte mais je n’ai pas vraiment envie d’attirer l’attention sur moi : je suis là à titre de “moniteur de colo”.

On m’a collé de surveillance au parc Ueno durant les journées d’affluence. “Ça économisera votre jambe”, “Ça vous fera du bien après trois mois passés dans un lit d’hôpital.”, “Vous avez besoin de vous détendre.”.

Top la détente, en effet, au parc Ueno en plein mois de juin, où on compte plus de japonais par racine de cerisiers que de bacilles dans une piscine municipale.

“Monsieur, mon ballon…”

Mais c’est qu’il ne prend même plus l’air désolé, ce résidu de préservatif à étanchéité aléatoire !

“Tiens, je jurerais que j’ai pas entendu “Excusez-moi”, tête à claques.”

“Excusez-moi, tête à claques.”

La mère, qui semble enfin avoir remarqué que son fils discutait longuement avec le clodo vautré sur sa canne, s’approche pour s’enquérir du potentiel danger pour la chair de sa chair. Je restitue donc le ballon avec le sourire.

“ J’ai frôlé l’amputation nasale, Tout va bien, ôjo-san. Tiens, toi et dis bien à ta maman de surtout pas oublier sa pilule la prochaine fois.”

Elle court encore plus vite que son mioche, en le trimballant à bout de bras, il a de qui tenir ! Je me rallonge dans l’herbe, en gardant un œil en contrebas, sur l’immense fontaine. Un kappa y prend son bain de pied en matant les étudiantes en jupe, une poignée de mioches - difficile de dire s’ils sont tous humains - jouent à tremper leur fringues et à imbiber leurs baskets de flotte, un groupe de tanuki a improvisé un petit concert de taiko en se tapant frénétiquement sur le ventre, applaudis par quelques familles, qui ne se posent visiblement pas beaucoup de questions...Et je fais signe aux deux kitsune en train de cavaler entre les cerisiers que je les ai à l’œil. Ils me grognent après mais se tiennent à carreaux...Jusque là.

“C’est ma présence qui te fait régresser à ce point ?” S’enquiert ma soeur en reprenant son objectif à la main pour faire des zoom sur les branches qui nous surplombent, tournant lentement autour de l’arbre, au rythme des cliquetis de son appareil. “Je te signale que tu nous as sacrément gonflés avec ta balle, à son âge.”

“Tu crois qu’il va réussir à l’envoyer dans la gueule d’un kitsune, lui ? Je demande à voir.”

Je vais peut-être enfin pouvoir profiter du mètre d’herbe libre que je me suis aménagé, à quelques centimètres de ma soeur, qui zigzague entre les familles sans en heurter une seule.

“Tu veux aller où, ensuite, Hana ?”

Silence. Je penche la tête. Elle est passée de l’autre côté de l’arbre et je n’entends plus le cliquetis de l’appareil photo.

“Hana ?”

Alors que je me relève, je sens un mouvement d’air froid dans mon dos et jette un regard par-dessus mon épaule pour voir que le ciel s’assombrit au-dessus du parc. Je pivote et lève les yeux en même temps que plusieurs visiteurs. Les enfants pointent du doigt la masse noire en train de cacher le soleil.

“Des oiseaux !”

Sacrément gros pour des oiseaux...Ils volent en rang serrés, comme une escadrille, et leurs croassements commencent à couvrir les voix humaines. Ils découpent sur la fontaine et les cerisiers d’Ueno un triangle d’ombre presque parfait. La tête d’escadron amorce alors sa descente, et la forme s’incline, pique sur nous dans un roulement de tonnerre.

Des tengu. Et pas mes préférés : des karasu tengu, des corbeaux qui restent généralement dans leurs montagnes et s’amusent à perdre et à rendre fou les indésirables, plutôt que de se pointer en plein centre ville.

Lorsqu’ils se posent au sol dans un long mouvement glissant, toutes les familles se sont écartées, mues par un réflexe de survie élémentaire, agrippant les plus petits pour les tenir hors de portée. Aux abords de la fontaine, les kappa semblent s’être volatilisés et les tanuki ont cessé de se frapper le ventre, plissant le museau, méfiants.

C’est comme si un nuage noir avait crevé au-dessus du parc. C’est presque le cas : le tonnerre éclate dans le ciel qui vire au gris et des bourrasques de vent s’engouffre dans le sillage des tengu. Ils reprennent progressivement leur véritable forme, la peau noire, les bras recouverts de plume, tous vêtus de rouge, prenant appui sur leurs shakujô pour assurer leur station verticale, le temps de replier leurs ailes. Celui qui semble être le meneur doit mesurer pas loin de deux mètres et , détail qui me fait grimacer, ne porte pas de bâton mais un sabre, qu’il ne tient pas vraiment comme un simple objet de décoration.

Les promeneurs se sont immobilisés, certains commencent à reculer vers les sorties. Mais ils n’ont pas l’air d’intéresser les corbeaux, qui se sont réunis tout en haut du parc, près du musée et échangent des croassements. Le vent s’amplifie et le tonnerre se précise, ça sent mauvais.

“On dirait que voilà l’orage.” Souffle Hana, en restant à l’abri derrière moi.

“Un bulletin météo s’impose. Ne reste pas là.”

“Qu’est-ce que tu vas faire sur une seule jambe ? “

“Leur coller la valide où il faut s’ils me foutent la merde. Rentre, Hana, j’ai pas envie que tu expérimentes le coup de foudre. Un coma dans la famille, ça peut aller je pense.”

Je claudique entre les visiteurs qui refluent, distribuant au besoin quelques coups de canne pour leur faire accélérer le mouvement, remontant le courant jusqu’aux indésirables. Le leader a sorti son sabre et désigne le musée. J’accélère le pas mais mon genou me file aussitôt une décharge d’avertissement, m’obligeant à boiter. Je m’immobilise, cramponné à ma canne.

Tu vas faire quoi, Satoru, avec ta bite, ton couteau et ta patte à la ramasse ? Choper les tengu, des créatures qui manipulent le vent et la foudre, à coups de béquille ? Ça t’a pas suffit, les raclées de ces derniers mois ? Ton cœur, ta jambe ? Et pourquoi, lorsque je me dis ça, j’entends la voix de Gekkô, narquoise, qui me propose de me casser immédiatement les deux rotules, histoire de couper court à mes élans suicidaires ?

Non.

Ils sont trop nombreux, je peux pas y arriver seul. Et je vais pas lâcher mes élèves - celles qui me restent en tout cas - entre leurs griffes. Restant planqué derrière un énorme cerisier, je garde un œil sur eux et sors mon portable pour composer le numéro de Mariko. S’ils me reconnaissent, je serai le premier sur la liste... mon apparence de clodo m’a toujours garanti l’anonymat mais sait-on jamais.

“Inspectrice ? On a un problème à Ueno.”

“Kondo-san ? Vous ne devriez pas être en repos ?”

“Justement, j’essaie d’y rester. Bougez vos gars, on a des corbeaux pleins le parc, ils foncent droit sur le musée et j’aime pas franchement la gueule de leurs polaroïd.”

“Vous avez sécurisé l’extérieur ?”

“Bien sûr. Je suis en train de les encercler, ma canne et moi, on optimise nos positions. Il me FAUT une équipe, Mariko ! Ils sont armés !”

“Je fais le maximum, Kondo-san. Mais mes équipes sont dispersées, les rassembler à Ueno risque de demander du temps. Combien sont-ils ?”

“Une vingtaine. Et du temps, c’est exactement ce qui va manquer aux civils qui vont adorer voir débarquer des piafs humanoïdes armés de shakujô et de sabres au milieu des kimono de l’ère Heian. BOUGEZ-VOUS !!”

“Kondo...KONDO ! Cessez de crier, j’ai compris l’urgence. Mais où croyez-vous que sont mes équipes ? Cela fait des mois qu’elles pallient à votre absence, elles font ce qu’elles peuvent. Comptez une demi-heure. Je m’en occupe.”

J’entends, au téléphone, qu’elle est en train d’interpeller ses subordonnés et le claquement sec de son pas alors qu’elle se met à courir.

“Une demi-heure ! Vous tiendrez ?”

Les tengu sont entrés sous le porche du musée et leurs croassements se sont tus derrière la double porte vitrée. Il y a combien de visiteurs là-dedans ? Cinquante ? Cent ? J’inspire et sens, sous mes pieds, une vibration de très mauvaise augure. Un nouveau roulement de tonnerre ébranle le parc, suivi de près par un éclair, alors que le vent s’engouffre violemment sous l’arche du musée et fait voler la porte en éclats.

“Kondo ? Vous tiendrez ?”

“Grouillez.”

“Je fais le maximum.”

Le maximum, il se pourrait bien que ça ne suffise pas. Les tengu ne dévorent pas les humains et ne s’amusent que très rarement à jouer au Docteur Maboul avec eux mais ce sont des spécialistes de la manipulation mentale, la télépathie, la suggestion… Un “mauvais présage” pour citer les écrits anciens : guerre, désordre civil… Ça fait des années qu’ils nous ignorent, pour notre plus grand bien, qu’est-ce qui peut les intéresser dans ce fichu musée pour les exciter comme ça ? La seule chose que ces emplumés aiment , c’est de kidnapper les moines pour les humilier ou les rendre fous.

Je pose ma canne contre le mur du bâtiment et essaie de faire quelques étirements et quelques mouvements. Si jamais ça barde, va bien falloir que je me démerde avec ma bite et mon couteau…

Ma jambe plie brusquement et je m’étale, le genou brûlant de douleur, recroquevillé au sol. Le front posé contre les marches du musée, je respire à fond pour calmer la crise. Je m'assois et masse mon articulation, dure comme du bois. Autour de moi, ça s’agite, les gens désignent l’entrée du musée, certains commencent à approcher et je dois m’interposer, branlant comme un arbre mort par temps de vent, en me plaçant au sommet des marches.

“L’entrée du musée est interdite pour raison de sécurité ! Les services de police arrivent, merci de dégager le périmètre !”

Réfléchis, réfléchis, vite et bien.

Quelles options de secours - celles auxquelles j’aime pas du tout penser - ai-je ? Il me faut des renforts, nombreux, organisés et qui fassent pas dans leurs frocs face aux tengu.

J’aime décidément pas y penser.

En voiture, Ueno est à combien de Shibuya ? Pour avoir déjà fait le trajet, une vingtaine de minutes, moins si on considère qu’on a pas besoin de la signalisation. Et imaginer des flics, même entraînés, face aux tengu, l’idée serait sans doute comique si ces emplumés avaient le sens de la mesure. Je bascule mon téléphone sur le répertoire et fais défiler les numéros. Bordel, je connais ce qu’il y a de plus gradé à Tokyo et c’est tout ce que je peux faire ? Attendre sur un pied que l’administration bouge son cul ? Le meilleur de la commission de sécurité, c’est laisser trente foutues minutes - autrement dit vingt-cinq de bonus - aux yôkai pour faire un massacre ?

Le parc s’est empli de brouhaha et le vent secoue les arbres violemment, me fait tanguer sur ma canne alors que je reste agrippé à mon téléphone.

“Murakami.”

“Jun, je suis dans la merde.”

“Décidément tu aimes la baignade, je croyais que t’en sortais.”

“J’ai vingt piafs qui sont en train de me faire une prise d’otage à Ueno et y’a pas un flic dispo. Je tiens pas sur mes jambes, j’ai même pas un putain de fuda sur moi,seul, je me donne pas deux minutes pour finir dans le catalogue du musée. J’ai besoin de renforts, de TES renforts. Maintenant.”

Silence. La voix de Jun devient plus basse, comme s’il chuchotait.

“Ça va te coûter un max.”

“Je m’en fous, radine-toi.”

“T’auras pas le temps de te retourner que je serai là.”

“C’est pas ce que tu fais, de toute façon ?”

“T’adores ça. Te fais pas buter.”

Je raccroche et expire lentement.

Le bilan va faire mal, quoi qu’il arrive.

***

J’ai dû m’asseoir pour attendre, histoire d’économiser ma jambe au maximum, guettant le moindre mouvement en direction du musée. Ne pas s’imaginer ce qui se passe dedans...le bâtiment est une tombe, il pourrait aussi bien y avoir un carnage à l’intérieur qu’on entendrait pas un bruit.

Je perçois des freins qui crissent, des portières qui claquent près de l’entrée ouest et dans les deux minutes qui suivent, les yakuza remontent l’allée dans ma direction. Ils sont une grosse quinzaine, costard noirs, lunettes fumées, une armée de clones, avec en tête de file, Jun et sa touche de Gackt sous prozac, qui n’a planqué ni son holster, ni son cran d’arrêt. Pas de gilet à imprimé panthère, ni de manteau de pétasse, cette fois, il s’est contenté d’une chemise et de sa collection de bagouzes, une à chaque doigt. Depuis qu’il m’a expliqué que c’est un “poing américain de pédé” et qu’il a arraché la cloison nasale du dernier type à qui il a mis une droite, j’ai arrêté de le charrier sur sa bijouterie.

Il s’arrête devant moi. Avec le sourire qu’il a, il pourrait me bouffer la moitié du visage...pas dit qu’il vise ça en premier, d’ailleurs.

“Alors, ta grippe aviaire ?”

“À l’intérieur.”

“Nakahira. Plan.”

Son second pianote sur son smartphone et lui affiche la configuration du musée. Je me penche sur l’écran moi aussi, pendant que Jun me désigne la pièce centrale, au fond du musée.

“ S’ils sont logiques, ils vont réunir les civils ici. C’est le plus sûr pour avoir du stock quand les flics arriveront.”

“Pas s’ils cherchent quelque chose dans le musée.”

“Et qu’est-ce que ça peut chercher dans les kimono et les estampes, un corbeau ?”

Je relève les yeux sur le musée et sa devanture, où une bannière annonce les collections de sabres de l’époque Heian.

“Une arme. Ce sont des pratiquants du kenjutsu et des collectionneurs.”

“Alors tes civils risquent quoi ?”

“De servir de bouclier le temps que les corbeaux trouvent ce qu’ils cherchent... et c’est qu’une hypothèse.”

Jun indique sur la carte le passage du pavillon Heiseikan, qui jouxte le bâtiment central et permet de le rejoindre par l’ouest.

“Nakahira, tu prends la moitié des gars et tu passes par là, fais toutes les salles à gauche, Tsunade et les autres, avec moi, on ratisse les salles à droite. Kondo et moi on passe les premiers.”

“Au frontal ? Avec ma guibole ? Tu veux vraiment qu’on finisse au bout d’un sabre ?”

Jun fait claquer sa langue et me colle une pichenette sur la joue.

“Les corbeaux résisteront pas à l’idée de se faire un Kondo. Et mes gars seront comme à la fête foraine. T’es le pompon. ”

“Et si un corbeau le gagne, ton pompon ? Avec la gueule ouverte comme un pamplemousse, je serai vachement moins bon en appât.”

“C’est pour ça que j’y vais avec toi, petit frère. Pour pas qu’ils t’esquintent.”

L’art de la guerre façon Murakami : jeter ce qui brille au milieu de la meute et canarder pour économiser les balles et les pertes. Dans ses rangs, du moins. Mais je vais pas demander à un yakuza de se soucier davantage des civils que de ses hommes. Déjà, qu’il me chaperonne quand on sait combien il se bat les parties des pertes humaines, c’est un progrès colossal. Je l’ai connu moins prévenant.

Les yakuza s’organisent, se séparent en deux et vérifient leurs armes, dans une suite de cliquetis et de claquement de chiens et de chargeur. Je les siffle :

“Laissez jamais un corbeau vous approcher de trop près. Ils sont redoutables au sabre. Et faites gaffe qu’ils retournent pas les civils contre vous non plus, ils peuvent prendre le contrôle des esprits…”

“T’inquiètes, Kondo, mes gars tirent sans sommation.”

“Ça m’inquiète, précisément. Je vais faire simple : si ça n’a pas de plumes, vous tirez pas. J’en ai plein le dos qu’on m’appelle Kondo-la-bavure, surtout si j’en ai même pas profité.”

“On fait quoi, boss ?”

“On évite de lui faire un bavoir, Nakahira, tu l’as entendu. Si on casse du civil, il va avoir ses périodiques et on va éponger. Alors gaffe.”

Et après c’est moi qui ai un humour de vide sanitaire...

Jun dégaine son flingue et le fait sauter dans sa main avant de me le tendre, crosse en avant.

“Qu’est-ce que tu veux que je foutes de ça ?”

“Toi rien, tu te tirerais un pruneau dans le genou qui te reste. Charge mes balles. Avec ton sang, ce sera mieux.”

“Avec mon…”

Il déplie son cran d’arrêt et m’attrape la main avant de serrer mon poignet, jusqu’à faire saillir les veines.

“Pour le chef. C’est pas nos balles ordinaires qui lui feront mal, à celui-là.”

Ce mec a des idées géniales quand il s’agit de trucider autrui… elles me font froid dans le dos mais elles sont géniales. Il m’entaille la paume au cran d’arrêt et me fait tomber son chargeur à l’intérieur.

“Juste un, t’as besoin de tes forces. Pendant ce temps, on s’occupe des civils.”

Les civils ?

La centaine de promeneurs trop cons pour comprendre quand on leur dit de dégager le périmètre, et qui regardent le groupe de yakuza , comme des veaux.

“Putain mais c’est pas vrai, ils sont bouchés…”

Jun claque des doigts en direction de deux ses gars, qui s’avancent en haut des escaliers, dégainent leurs automatiques et, le bras levé, tirent plusieurs fois en l’air. Jun prend ensuite le flingue que lui tend Nakahira et, s’approchant de l’escalier à son tour, pointe l’arme sur la foule.

Mieux qu’efficace : en moins de trente secondes, tout ce petit monde se précipite vers les issues en courant et en criant, alors que Jun garde le canon braqué sur eux, immobile. Une fois les lieux vides, il remet la sécurité et rend l’arme à son second.

“Voilà, c’est débouché. Tu me les charges, ces balles ou t’attends que le musée s’effondre ?”

“Putain, Jun, je voulais qu’ils se tirent, pas créer un mouvement de panique ! Y’a des mômes là-dedans !”

“Y’a toujours une marge d’erreur quand on opère. Charge.” Réplique-t-il en me collant son sourire d’idol fêlée à deux centimètres de visage. Je préfère m’exécuter, voir ses dents si près d’environ une dizaine de mes points vitaux est très persuasif. Je trace, du bout du doigt, un “om” sur le chargeur et ferme les yeux. Un courant vif, comme une injection brûlante dans mes veines, me remonte le bras,puis les doigts pour s’évanouir au contact du métal.

“Voilà. Les gaspille pas.”

“Y’a jamais de balle perdue avec moi.”

Pas pour tout le monde, c’est sûr…

Nakahira et son groupe partent en direction du pavillon voisin, dispersés, encerclant l’entrée. Ok. Je commence à vraiment stresser, là.

Ils sont tous armés, tous un peu fêlés.

C’est mieux que rien. Faut que je me répète ça, c’est mieux qu’un massacre organisé pendant que je poireaute comme un gland à l’extérieur. L’équipe restante se poste derrière nous, en arc-de-cercle et fixe les silencieux à leurs armes.

“Kondo, il faut viser quoi ?”

“H...hein ?”

“La volaille. On vise où ?”

“La tête. Au-dessus du bec...Les...les ailes éventuellement.”

Jun baisse le bras et sans crier gare, m’attrape par le col et me soulève.

“Écoute-moi bien, Kondo. T’as plutôt intérêt à être sûr de tes recommandations. C’est la vie de mes gars qui est en jeu... et si l’un d’eux prend un mauvais coup parce que tu PISSES trop dans ton froc pour être sur la brèche, je te garantis que tu videras pas par le même orifice.”

Je vire sa main et le force à reculer.

“La tête. Et les ailes. Je sais ce que je dis. Et garde tes menaces pour les yôkai, ok ?”

Il me sourit.

“Ok. On va faire du bon boulot.”

Il siffle ses gars et leur fait signe de se mettre en mouvement. J’entre le premier par les portes explosées, suivi par le pas régulier des yakuza et me fige, à peine passé le palier.

Super timing : le corbeau en train de monter la garde m’a répéré en même temps que je l’ai fait pour lui. Je joins les mains en une fraction de seconde.

“À TERRE !!!”

Le tengu a déplié son éventail et balaie l'espace devant lui, générant une bourrasque que je pare à temps, bien qu’elle me fasse reculer, au point de heurter Jun.

“Un courant d’air ? C’est tout ?”

“C’est du kamaitachi, la magie des belettes faucilles, il pourrait très bien nous couper en deux avec ça !” Je rétorque à Jun.

“On va pas lui en laisser le temps. Collez-le ! Et toi, maintiens ta couverture.”

Le tengu a contourné la rampe de l’escalier pour nous avoir de front et je sens les yakuza se presser contre moi, à mes pieds,sur les côtés, l’un d’eux a même calé son flingue au-dessus de mon épaule. Lorsque la seconde bourrasque nous arrive dessus, je la disperse en serrant les dents et ils font feu. La première balle arrache l’éventail de la main du tengu, la seconde traverse son aile gauche. Jun grimpe l’escalier en un clignement d’yeux, lui enfonce le canon dans le bec et presse la détente. Le coup de feu est étouffé par un bruit humide et gluant. Ça n’a pas duré dix secondes.

“Et d’un. On continue comme ça. Tu tiendras, Kondo ?”

“Ça ira.”

Il essuie sa main ensanglantée sur sa chemise et fait signe aux autres de monter. Au sommet de l’escalier, les portes sont ouvertes. Un coup d’œil m’apprend qu’il n’y a aucun corbeau dans les vestiaires ou le palier de l’étage. Aucun humain non plus. Merde…

Si j’arrive trop tard…

Pense pas à ça, respire, calme-toi, s’il reste quelqu’un à sauver, c’est pas le moment de péter un plomb, déjà que le maître des opérations a un système électrogène cérébral douteux, autant qu’il y en ait un dont les méninges ne menacent pas de cramer. Jun indique à ses gars de prendre à droite.

On progresse dispersés, moi en tête de file, Jun à moins de deux centimètres derrière. On passe la première salle, pas de corbeaux. Mais je trouve, soulagé, deux visiteurs - un couple - recroquevillés derrière les sièges, aux pieds des vitrines. Pas le temps de m’assurer de leur état. Deux yakuza les redressent et je leur fais signe de passer par l’entrée, en pressant un doigt sur ma bouche.

Ce ne sont pas les otages qui les intéressent, ils auraient ratissé toutes les salles.

Qu’est-ce qu’ils veulent, alors ?

Jun me pousse du bout de sa crosse.

La meute s’impatiente...Y’a pas que moi que le stress fait salement gamberger. Me plaquant contre le mur, je jette un regard rapide dans la salle suivante. Ils sont deux, cette-fois, et une dizaine de visiteurs sont assis au sol, comme prostrés. J’espère que c’est uniquement la trouille et pas le pouvoir des tengu qui est en train de leur frire la cervelle, ou les urgences de Tokyo vont récupérer une salade composée.

“Ils ont des otages. Si on fonce, ils en auront taillé la moitié avant que vous ayez levé vos flingues. Ou bien ils vont les retourner contre nous et ça va faire des taches.” Je souffle à Jun qui s’est penché pour jauger le terrain, le bras levé pour tenir ses fauves.

“Tu y tiens à ce point, à tes otages ?”

“Non, on fait une reproduction de Call of Duty édition yôkai pour ma rééducation, Jun.”

“Parfait.”

Il me chope par l’arrière de mon sweat et me balance au sol, au beau milieu de la pièce. Les corbeaux se redressent, lancent un cri strident et les otages se relèvent, chancelants, avant de me foncer dessus. Je me recroqueville alors que les balles claquent et font exploser la vitrine à ma droite, m’ensevelissant sous les débris de verre. Je repousse une fille qui tente de m’attraper au visage, chope un mioche à coups de canne, pendant que les yakuza criblent les tengu de balles. Les visiteurs finissent par s’immobiliser, hébétés, autour de moi qui me redresse, péniblement. Les deux corbeaux sont au sol, dans une mare de sang noir et un yakuza achève de me remettre sur mes pieds. Les visiteurs sont à terre, certains sont dans un sale état. Voilà pourquoi je ne voulais pas laisser d'avance aux corbeaux.

“Ils sont alertés, on avance !! Kondo, grouille !”

“Avec tes débiles qui se croient au stand de tir, évidemment qu’ils sont alertés !! On va avoir toute l’équipe sur le dos dans moins d’une minu...EN ARRIÈRE !!”

La bourrasque érafle le mur et frappe un yakuza de plein fouet, alors que les autres accompagnent mon mouvement, en se jetant sur les côtés.

Pour être alertés, ils sont alertés !

“Rechargez !!! Restez derrière Kondo !”

Le yakuza au sol est salement amoché, de ce que je distingue, il lui manque plusieurs doigts. Il rampe à l’abri et Jun me colle une prune sur l’arrière de la tête :

“Après ! Reste concentré ou on va tous finir pareil !”

On en a pas le temps : trois autres tengu sont déjà sur nous, sabre au clair. Ils vont essayer de nous finir au corps-à-corps. Je me déporte sur le côté et m'accroupis pour attraper ma dague, avec laquelle je lacère les pattes du corbeau à portée, le distrayant assez longtemps pour que Jun puisse le mettre au tapis.

“Kondo ! les deux autres ! Freine-les, on peut pas tirer !”

C’est pire que ça : les yakuza sont en train d’user leur balles, que les tengu parent avec leur sabre, réduisant la distance, centimètre par centimètre. Avisant les éclats de la vitrine, au sol, je joins les mains.

“Dis à tes gars de protéger leurs yeux !”

Le vent se lève dans la pièce et forme un tourbillon miniature au bout de mes doigts, soulevant les éclats de verre, les maintenant en suspension, avant que je ne fasse décrire un arc-de-cercle au mouvement d’air, droit sur les tengu, qui lèvent leur sabres. Le gros de mon attaque est stoppée mais plusieurs tessons s’enfoncent profondément dans leur plumage, pendant que les yakuza rechargent. Jun est déjà prêt. Il fonce sur le corbeau le plus proche et tire à bout touchant...avant de ramasser un coup de sabre du second, qui le projette à terre.

Merde !

Je plonge sur Murakami et lève le bras dans un réflexe - con. Très con. La lame s’enfonce et la décharge de douleur, cuisante, me paralyse jusqu’à l’épaule alors que je suffoque. Le tengu arrache son arme et la lève à nouveau, histoire de nous finir en un seul coup et je tente, de ma main valide, de lever ma dague. Je sais pas ce que j’espère parer avec ça mais si les corbeaux ont le sens de l’humour, ça va peut-être le faire marrer.

Ils ne l'ont pas. Le sabre brille au-dessus de ma tête. Esquiver et laisser Jun se ramasser le coup ?

On me ceinture brusquement et Jun roule au sol avec moi, un bras refermé autour de mon cou, alors que les balles claquent autour de nous.

“Reste pas dans la ligne, putain !”

Le dernier tengu s’écroule et Jun se relève, sur la défensive. Il est moche à regarder - pour la première fois de sa vie, sûrement. La lame lui a entaillé la joue jusqu’au menton, il n’aurait pas esquivé, il y aurait plus de trou que de visage. Si jamais il garde une cicatrice, y’aura plus un piaf vivant à Ueno sur les cinq prochaines générations…

“Tout le monde est ok ?”

“Keigo est amoché, boss !”

“Il peut encore suivre ?”

Je repousse Jun, en train de me pisser son sang dans le cou, et me relève en grimaçant, avisant le yakuza à terre.

“Il pourra plus compter sur ses doigts, ton gars. M’enfin ça l’handicapera pas des masses vu son job.”

“Quand on est pas foutu de contrer une attaque magique autrement qu’avec un épluche-légume, Kondo, on ferme sa gueule. On reviendra chercher Keigo, laisse-lui quelques munitions, au cas où un de ses emplumés ferait le tour, on avance.”

“On va avoir du mal.”

Je sais que les tengu sont des tacticiens, qu’ils sont sacrément organisés - pas dur avec une équipe en managment Kondo en face - mais j’avoue que j’espérais malgré tout les prendre un peu par surprise.

C’est loupé.

Ils bloquent l’entrée à la salle suivante, en rang et en position d’attaque, sabres en avant. Franchir ce genre de ligne avec un pistolet est à peu près aussi malin que de plonger dans une moissonneuse avec un gilet de sécurité routière. Jun jure, enclenche le chargeur que je lui ai préparé et lève son flingue. Aussitôt, les tengu braquent leurs armes dans sa direction.

Ils sont au moins dix, avancent sur nous et j’entends, dans notre dos, un raclement de griffes sur le carrelage du musée. Je me retourne. Encore cinq derrière, shakujô et lames en avant. L’un d’eux traîne derrière lui un Nakahira salement amoché et le laisse tomber sur le sol.

Ils nous encerclent, leurs katana et leur shakujô pointés vers nos têtes. Mais ils n’attaquent pas. Celui face à moi croasse et saisit mon mala de la pointe de son bâton, avant de faire un mouvement du bec, en direction de la salle suivante.

Jun s’est immobilisé.

“On les bourre, Kondo ?”

“Je sais pas, tu vois quelle carrière pour un yakuza amputé des deux bras ? Un spectacle musical ?”

“Putain…”

Il balance son pistolet au sol et ses hommes l’imitent. Les corbeaux s’écartent pour nous faire passer devant, moi en tête de file. Je trébuche, mon bras ne me soutient plus et le corbeau le plus proche balance un coup de shakujô à Jun pour qu’il me soutienne.

“Je vais m’en faire un ou deux avant de caner, tu peux me croire…”

“Gueule plus fort, pas sûr qu’ils t’aient entendus… Ils nous ont pas butés, te sens pas obligés de leur donner une excuse pour ça.”

“Tu sais pourquoi ?”

“Les tengu sont des guerriers, ils tueront pas un combattant qui se rend. Mais ils peuvent nous laisser un souvenir...ou en emporter un, si tu vois ce que je veux dire.”

On traverse deux autres salles, les vitrines ont été ouvertes, fouillées. Si Ikuko, la conservatrice, est encore en vie, elle doit être en train de claquer d’un infarctus… et encore, elle a pas vu notre champ de bataille. Je me cramponne à Jun, mon articulation répond mal, j’ai dû ramasser un coup en plongeant.

On débouche dans la salle du fond, qui fait l’angle du musée, une pièce carrée et étroite où sont entassés d’autres humains, dont...Ikuko, qui pour une femme en pleine crise cardiaque, semble se porter comme un charme. Elle est littéralement pâle de rage. Elle est retenue en otage par une vingtaine de corbeaux géants télépathes armés jusqu’au bec et elle est en rogne…

Les tengu rabattent les hommes de Jun dans sa direction et les contraignent à s’asseoir, sous la menace de leur sabre, nous laissant seuls face au chef, qui vu de près mesure bien ses deux mètres et dont les ailes, même repliées, doivent à peine passer les portes. Ses bras sont musculeux, ses doigts griffus massifs et nerveux et son armure a dû en voir des plus violentes qu’un groupe de yakuza et quelques balles, à en juger par les profondes marques de sabre qui la barrent. Une antiquité, mais que j’attaquerais pas au couteau de cuisine, personnellement. Les tengu sont des forgerons d’exception, leurs lames rentrent dans le kevlar comme dans du beurre.

Le chef se penche sur nous et ses sous-fifres se mettent à croasser, en nous désignant.

“Qu’est-ce qu’ils bavent ?” S’enquiert Jun.

“J’ai pas pris mon manuel corbeau-japonais, j’avais plus la place avec mon épluche-légume. Ils doivent penser que je suis le chef.”

Au moins, ça fait marrer Murakami. Pas moi. L’inspectrice non plus, quand elle va découvrir en arrivant que la prise d’otage a dégénéré en bataille rangée au milieu des civils. Et qu’on l’a perdue.

Côté tengu, ça discute avec animation autour du chef, qui nous jauge toujours, puis les yakuza. Finalement, il tend sa main griffue et pique le fil de mon mala, pour me relever le poignet.

“Je suis pas un moine.”

“Pas plus que le chef.”

“Jun, t’aurais pas le bon goût de fermer ta gueule ?”

Si cet emplumé me prend pour un moine, je donne pas cher de ma raison, y’a rien que les tengu n’aiment plus que de supplicier les moines et de les renvoyer à leurs confrères sous la forme de légumes dont la seule activité consiste à faire des bulles avec leur salive. Ils utilisent la télépathie, rentrent dans votre esprit et vous bourrent le crâne jusqu’à ce qu’il explose. Finalement, le tengu laisse retomber mon bras et ouvre le bec. Sa voix est gutturale, crissante mais je distincte - difficilement - des mots humains.

Quoi ? Qui ?

Il y a deux attitudes à tenir face à tengu.

Courir, d’abord. Comme c’est un peu mort, il me reste l’autre option : se montrer ferme mais pas irrespectueux.

“Je suis maître onmyôji, chargé de protéger Tokyo. Vous m’y foutez la pagaille. Je suis venu vous demander d’arrêter.”

En tuant mes hommes ?

“Vous vous gênez pas avec mes concitoyens. Vous déboulez armés en plein centre-ville, je m'embarrasse pas plus de politesses que vous.”

Je désigne les visiteurs tassés au fond de la salle : certains ont déjà subi les assauts des tengu et sont avachis contre le mur, le regard vide.

“Est-ce qu’on doit régler ça dans le sang ?”

On a certes pris une petite avance mais si le tengu est raisonnable, peut-être que ça n’ira pas plus loin… tant qu’il trouve ce qu’il est venu chercher dans le musée. Vu l’état dans lequel les corbeaux ont laissé les vitrines, il y a visiblement quelque chose ici qui les intéresse...quelque chose d’autre que la cervelle d’une poignée d’humains terrifiés. Ou la tête d’un onmyôji.

Le tengu fait claquer son bec.

Ton aura est prétentieuse.

“Je suis pas le balayeur, l’humilité ça conserve pas longtemps, dans ma situation.”

Le tengu désigne Jun d’un mouvement de tête et je n’ai pas le temps de répondre qu’il me coupe la parole :

“Onmyôji intérimaire, quand il tient plus debout.”

À quoi il joue ? Pipeauter un tengu, c’est le dernier des trucs à faire ! Alors que le corbeau se retourne pour fouiller les vitrines, je baisse le ton, jusqu’à chuchoter :

“Qu’est-ce que tu fous ? Tu crois que t’as l’air d’un onmyôji avec tes tatouages et ton surin ?”

“Pas plus que toi avec ta dague de cheville et tes fringues de fripe, Kondo.”

La pupille de Jun est devenue minuscule et il transpire, pas sous l’effet de la trouille… il frissonne, les yeux rivés sur le chef tengu. Je dis souvent que traîner avec Murakami, c’est un peu comme dormir avec une bouteille de nitro attachée autour du cou : personne viendra jamais vous emmerder mais agitez-vous un coup de trop et tout ce qu’on aura à donner aux pompes funèbres tiendra dans une boîte à chaussures. Qui taillent petit.

C’est exactement ça : je suis appuyé contre une dose de nitro, qui est en train de bouillonner. Merde… Merde !

“Jun… Jun !! Jun, reste avec moi !”

Je sens contre ma côte sa main qui bouge et entend le déclic familier. Il a lâché son revolver, pas son cran d’arrêt.

Il va me planter le chef tengu au beau milieu des civils, avec quinze corbeaux qui ont la lame de leur sabre pointés sur nos têtes, ce con ! Pas le choix, secouée pour secouée, je vais essayer de stabiliser la nitro comme je peux. J’enfonce mon poing pour écraser la main de Jun contre ses côtes et il tressaille de douleur.

“Arrête tes conneries ! Tu veux qu’on y passe ? Toi, moi, tes hommes ? On est pas dans les chiottes d’une prison !” Je lui murmure “Ils vont récupérer ce qu’ils veulent et moi je négocie pour qu’ils se tirent sans faire de vagues ! C’est plus le moment de jouer du couteau !”

La pupille minuscule de Jun passe de moi au tengu… Son cerveau déglingué tourne à plein régime, comme une machine à sous folle. Et je colle les doigts dans l’engrenage.

“Jun. On bosse ensemble ou pas ?”

La machine s’arrête. Jun se calme, je le sens qui se détend - qui s’y oblige, plutôt. Le cran d’arrêt disparaît, glissé dans son pantalon. Et je respire.

Je sais que t’aime pas perdre, Murakami, mais là, ton ego, je m’en fous. Je veux pas de sang, pas plus, en tout cas.

Le chef de tengu s’est retourné et examine quelque chose à la lumière des plafonniers, entre le pouce et l’index. Ce n’est ni un sabre, ni un casque mais un simple magatama, taillé dans une espèce de minéral bleu, plein d’aspérités. Il le fait rouler dans sa paume, puis referme les griffes dessus, avant de faire signe aux autres corbeaux, qui abaissent leurs armes et se dirigent vers la sortie.

Ils s’en vont.

Ils s’en vont !

J’ai une bonne dizaine de civils sur le carreau, un yakuza qui n’aura plus jamais besoin de se curer les ongles, des dizaines de milliers de yen de dommages et Jun dont les neurones sont au bord de la fusion mais ils s’en vont sans faire plus de grabuge ! Je vais devenir liquide, me répandre sur le sol, et achever de le saloper vu qu’on a laissé Jun et moi deux petites flaques rouges et visqueuses. Ikuko me brisera les vertèbres mais peu importe, les corbeaux se tirent.

Pourtant, le chef, lui, n’a toujours pas bougé. Lorsqu’il avance, c’est sur nous. Il darde sa lame sur moi et indique la sortie.

Juste à moi.

“Pourquoi ?”

Sans répondre, il me pousse et Jun est forcé d’accompagner le mouvement, en emboîtant le pas aux corbeaux. Lorsque je vois les yakuza s'agiter, je grimace et Jun leur fait signe de se tenir à carreaux. Pas d'autres victimes, c'est tout ce que je veux.

Nous retraversons le musée, j’ai de plus en plus de mal à avancer, mon genou est en train de déchaîner l’enfer dans tout mon système articulaire. On est mal. Ce que nous veulent les tengu exactement, j’en ai pas la moindre foutue idée mais on leur sert manifestement de trophée. La procession s’arrête à mi-chemin, le temps que les tengu ramassent les cadavres de leur camarades abattus.

On a un répit, de quelques secondes. Des yeux, je fouille la pièce, cherche une issue…

Les flingues. Les tengu ont même pas pris la peine de ramasser. Trop vulgaire pour eux, ils ne jurent que par les armes “nobles”. Pas moi. Et même si je tire comme un paraplégique…

Pesant de tout mon poids, je m’écroule, entraînant Jun dans ma chute.

“BORDEL !”

Je profite d’être au sol, Murakami vautré sur moi, pour tâtonner et refermer mes doigts sur la crosse d’un des pistolets et le ramener contre moi. Jun perçoit le mouvement de ma main, qui disparaît sous mon sweat. On échange un regard. Pigé.

Le chef tengu agite son katana pour nous faire activer et Jun finit de me redresser. Lui aussi commence à fatiguer, sans compter qu’avec la rage qui est en train de lui mettre les organes au court-bouillon, il doit monopoliser toute son énergie pour pas faire une connerie. Je sens le poids du revolver dans la poche de mon sweat, aucun des corbeaux n’a remarqué, trop occupés par leurs macchabées.

La descente de l’escalier, sur un pied, est un franc moment de rigolade, surtout cramponné à ma bouteille de nitro, qui, pourtant, n’explose toujours pas.

À l’extérieur, j’ai le plaisir de constater qu’on est plus tout seuls : l’inspectrice est là, avec ses hommes, parqués partout autour du musée. Je lui fais un petit signe de la main - à elle et à son ulcère - lorsqu’elle me reconnaît… et qu’elle reconnaît Jun, surtout.

Les corbeaux s’immobilisent, à bonne distance des policiers et j’entends l’inspectrice leur ordonner de ne surtout pas tirer. Est-ce que le chef nous utilise comme simple bouclier ? Si quinze yakuza l’ont pas inquiété, c’est pas les flics qui vont y arriver… d’autant qu’elle est pas fière, la cavalerie, en voyant deux dizaines de corbeau bipèdes en train de trimballer l’onmyôji en chef sur un seul pied, lui. Les tengu se dispersent sur le parvis du musée, ignorant les policiers, pour former une barrière entre eux et nous.

“Et maintenant ?” Me souffle Jun “Ils nous descendent ?”

“Ils l’auraient fait dans le musée.”

Le leader s’est retourné vers nous et sort de son hakama le magatama qu’il a récupéré au musée. Il y a bien quelque chose d’étrange qui s’en dégage mais les corbeaux sont pas des férus de magie,pour eux, rien ne vaut une arme…

La beauté du combat.

L’honneur de voir son sang versé par un adversaire à la hauteur.

Et tout un ramassis de conneries qui a coûté la vie à pas mal d’humains et de corbeaux à l’époque où les deux camps n’avaient rien d’autre à foutre que d’échanger leurs points de vue tactiques, en les enfonçant dans le lobe temporal de leur interlocuteur, si possible. Le genre de pratique qui s’est un peu perdue, c’est bien dommage, ma bonne dame, mais je m’en étais pas plaint jusque-là.

Le magatama se met à briller, puis paraît s’enfoncer dans la paume du tengu, qui l’incline vers le bas, comme pour saisir un objet invisible. Quelque chose de long et lumineux jaillit alors entre ses griffes, de sa main ouverte et je ressens comme une décharge de magie pure qui, même à cette distance, me couvre la peau de chair de poule. Jun s’est tendu, en la sentant lui aussi.

“Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?” Souffle-t-il.

“Du sabre tout en un, je dirais...Je savais que certains forgerons tarés s’amusaient avec les lois taoïstes mais je ne pensais pas qu’on en avait gardé des reliques.”

En fait de sabre, celui-ci n’a pas réellement de lame, rien d’autre qu’une sorte d’aura lumineuse rouge, autour de laquelle flottent des magatama, ondulant au rythme des mouvements de la main du tengu. On est plus proche d’un fouet que d'un katana… Mais c’est bien une arme pour corbeau : calibrée pour un max de frime.

Effectuant quelques mouvement, le tengu empoigne la lame inexistante à pleines mains. Les magatama accompagnent alors le geste, en sifflant, et heurte la colonne du bâtiment, faisant voler la pierre en éclats et laissant à l’intérieur une fêlure de la taille d’un avant-bras. Rapide calcul : si on remplace la roche par un corps humain… Aoutch.

Mais j’ai toujours été mauvais en calcul.

Visiblement satisfait de sa petite démonstration, le tengu braque son nouveau joujou dans ma direction.

Choisis ton arme.

Que ?

Quoi ?

Moi ? Un duel ?

Non mais il m’a bien regardé ?

“Je choisis la fuite. On pourrait arrêter ce cirque ? Vous avez ce que vous voulez.”

Choisis ! Ou ce sera à mains nues !

Il fait signe à un de ses sbires, qui m’envoie un katana.

On est TRÈS mal. Déjà qu’au sabre, je suis pas un foudre de guerre, à cloche-pied, ça va probablement être le duel le plus court de l’histoire.

Choisis !

“Puisque tu le demandes…”

Je plonge la main dans mon sweat et dégaine le revolver, que je pointe vers ses pattes, là où je suis sûr de toucher.

“J’ai choisi. Désolé mais moi le combat à loyale, c’est pas mon truc. Je préfère celui où je sauve ma peau. Même moi, à cette distance, je te fais sauter un ergot. Ça rétablira l’équilibre, on sera sur un pied chacun. C’est notre truc, à nous, les onmyôji, l’équilibre.”

Ça croasse méchamment autour de nous, les piafs s’agitent… mais tant que j’ai leur chef en ligne de mire, ils prendront pas le risque de m’attaquer, ils ont prit trop de distance et j’ai largement le temps de tirer avant qu’ils m’atteignent. Jun me dévisage. Me bouffe à moitié du regard, pour être exact.

“Ça te réussit le coma, t’as subitement retrouvé tes couilles.”

“S’il fallait des couilles pour pointer un canon sur quelqu’un, tous les dégénérés avec qui tu bosses pourraient plus se déplacer, Jun. Je veux juste que cet emplumé et toute sa clique déblaient et vite. Y’a eu assez de blessés et de morts comme ça.”

“Pas pour moi. Rattrape-toi.”

Me rattraper ? Jun me lâche sans crier gare et je vacille, compense sur ma jambe valide comme je peux pour ne surtout pas baisser mon arme. Mais qu’est-ce qu’il fout, ce taré ?

“Va t’asseoir, Kondo. Tu profiteras mieux du spectacle.”

Il avance, face au chef tengu, et remonte posément ses manches, dévoilant son tatouage, qui lui descend maintenant jusqu’au poignet. Il prend quelques secondes pour examiner le corbeau, presque pensif.

“Un de mes gars est esquinté. Tu t’es permis d’humilier mon équipe. Tu veux un duel, hein ?”

Au-dessus de nous, le ciel vire au carmin et le tonnerre fait trembler l’air, électrique, étouffant. Jun vient de sortir son cran d’arrêt, lentement. Il savoure, sourit au tengu, alors que la lame claque en se déployant.

“Moi aussi. Je vais t’ouvrir en deux.”

À quelques mètres, Mariko crie plusieurs ordres, que je n’entends, pas, noyés sous les cris des corbeaux. Je récupère, comme je peux, mon équilibre et gueule à Jun :

“Arrête tes CONNERIES ! Vire de ma ligne de tir ! J’ai dit plus de sang !”

Détendant les muscles de ses épaules, il se place en attaque et m’ignore, se déplaçant en plein milieu de mon champ de vision. Face à lui, le tengu fait siffler sa lame fantomatique. Il laisse à Jun le bénéfice de la première attaque.

C’est sa seule chance : Jun est rapide, leste et ne frappe jamais pour neutraliser. Mais quelle importance ? Il ne traversera jamais l’armure.

Et le moindre contact avec les magatama va lui réduire les os en miettes.

Il en est visiblement conscient, il plonge, pour rester hors de portée de l’arme, mais son cran d’arrêt ne parvient qu’à déchirer le hakama du tengu, qui tente de lui abattre son sabre sur le dos. Jun se déporte sur le côté et attaque sur le flanc, vif comme un serpent, faisant voler une poignée de plumes.

“Kondo...KONDO ! Les renforts arrivent !!!” Me crie Mariko.

Ça me fait une belle jambe - avec ou sans genou - le temps que tes renforts se pointent, je vais récupérer Jun dans une pochette surprise d’anatomie. Impossible de viser, à la vitesse où il bouge, j’ai plus de chance de lui coller une balle, plutôt qu’au tengu.

Les magatama sifflent, frôlent Jun, qui se colle à plat ventre et roule sur lui-même, toujours au ras du sol. Avec la hauteur du tengu, ça reste encore la zone la moins risquée. Le pistolet toujours levé, je suis Murakami des yeux… Il reste en mouvement, le regard rivé au corbeau, autour duquel il tourne, par déplacements vifs.

“JUN !! Tu passeras jamais l’armure ! Neutralise-le ! T’auras jamais les points vitaux !”

Il ne me répond pas mais m’adresse un regard vif, d’une demi-seconde, puis bondit en arrière pour éviter un autre coup, avant de revenir à la charge. Sa lame frappe deux fois, par mouvements secs, ripe contre l’armure une première fois, puis dévie jusqu’à la tête. Le tengu accuse le coup, recule, et Jun porte un troisième coup, à hauteur de l’épaule, puis un quatrième, taillade par coups en diagonale, avant de reculer à nouveau, pour rester hors de portée.

Le ciel a viré à l’écarlate, les cris des corbeaux sont assourdissants, m’empêchent d’entendre le bruit de ma propre respiration, alors que, crispé dans ma position de tir, je ne parviens pas à me décider à appuyer sur la détente.

Mais cette fois, Jun n’a pas le temps pour un nouvel assaut : le tengu le charge, balayant l’air de son arme et je vois les magatama s’espacer, allongeant l’amplitude du coup. Jun recule. Un centimètre trop juste. Le sabre le frappe à hauteur du bras gauche et j’entends - nettement - le craquement. Rien qu’en spectateur, ça me donne envie de hurler.

Mais Jun ne hurle pas. Il chancelle et sourit, laissant s’écouler un filet rouge de sa bouche. Il s’est mordu la langue. Son bras pend, inutilisable, mais il arme à nouveau son cran d’arrêt.

“Bordel, MARIKO !!! MARIKO !!!!”

Lorsque je vois le tengu lever à nouveau son sabre, je tends les bras devant moi, ferme un œil et tire.

Joli.

J’ai dû le manquer d’un bon centimètre, la balle est allée se loger dans ce qui reste de la porte du musée.

Mais j’ai ménagé une ouverture à Jun, le temps d’une pulsation cardiaque, plus qu’il ne lui en faut pour tuer quelqu’un. Il se jette sur le tengu, le vise encore à l’épaule et je comprends en voyant l’armure dévoiler une partie du torse : c’est pas les points vitaux qu’il vise mais les attaches du plastron. Elles viennent de sauter sur le côté droit, exposant les flancs du tengu. Jun effectue un arc-de-cercle pour enfoncer sa lame.

Et les magatama le heurtent en pleine poitrine. Même à cette distance, sa douleur est si intense qu’elle me frappe, comme une onde, et la force du coup le soulève du sol, sur lequel il retombe, lourdement, sans un cri. Mais sa respiration siffle, rauque et douloureuse.

“JUN !!!!”

Négligeant la douleur dans mon genou, je me traîne jusqu’à lui, sans cesser de tenir le tengu en jeu. Mais le corbeau ne bouge plus, lui non plus. Il paraît saisi. Le cran d’arrêt est profondément planté dans son côté droit, jusqu’à la garde.

Ses mains griffues touchent le manche, hésitantes.

Les croassements se sont tus.

En tâtonnant, je m’assure que Jun respire toujours. Il a les yeux ouverts, rivés sur le ciel, révulsés par la douleur, mais il sourit.

“Bordel, t’es vraiment taré.”

Le chef tengu retire l’arme, d’un coup sec, et la laisse tomber au sol, avant de fixer Jun, en s’approchant. Puis, il détache un de ses katana et le dépose aux pieds de Murakami, avant de tomber à genoux, comme prostré, recroquevillé sur lui-même. Sa silhouette se déforme, s’amenuise, et l’armure semble se fondre, avalée par ses plumes, alors qu’il déploie ses ailes, dans un croassement guttural. Redevenu un corbeau, il sautille, vacille, prend appui sur le katana qu’il vient de déposer et s’envole, me passant au ras du crâne, laissant derrière lui une traînée de sang. C’est le signal. Ses séides font volte-face et l’imitent, reprenant leur forme animale, frôlent les policiers interdits et prennent de l’altitude, formant une ligne parfaite dans le ciel, qui repasse enfin du rouge au gris, chargé de nuages que le vent a amoncelés au-dessus du parc. Les croassements résonnent encore quelques secondes, puis faiblissent et s’éteignent. Le tonnerre s’apaise, lui aussi et la tension de l’air, plus diffuse, laisse place à un court silence. Même le brouhaha de Tokyo, à quelques centaines de mètres, nous parvient étouffé.

Je m'assois à côté de Jun, les bras ballants, les jambes en coton.

“En repos”, mon cul.

“Appelez une ambulance ! Deux hommes à terre !”

Les flics montent les marches au pas de course et Mariko s’agenouille à côté de moi.

“Un et demi, inspectrice. J’aurai juste besoin d’un petit pansement et d’un bisou. Si vous avez du fil et une aiguille aussi… “

“ Le musée est sécurisé ?”

“Non, il reste la conservatrice, dites à vos hommes de se méfier. Ho et y’a quelques blessés, aussi, je serais vous, j’appellerais deux trois ambulances en rab, le genre format familial. Vous occupez pas de moi.”

“Faites le malin. Ce n’est pas à l’hôpital que vous allez passer votre nuit mais dans mon bureau, Kondo. Entrave aux forces de l’ordre, association de malfaiteurs, destruction du patrimoine…”

“Je mange les bébés chiots, pendant que vous y êtes ? Je suis allé me faire casser la gueule à votre place et les yakuza aussi !”

“On ne vous l’a pas demandé.”

Mariko me toise froidement.

“Qui vous a demandé d’agir de manière aussi suicidaire ? Pas moi.”

“Vous êtes surtout contente de pas avoir à le demander à vos hommes.”

Je masse lentement mon genou, essayant de calmer les impulsions de douleur rageuses qui me descendent jusque dans le mollet.

“ Vous avez vu ce qu’ils nous ont mis ? Vos jeunes recrues, vous pouviez leur faire un cercueil sur mesure, pas un serait ressorti. On envoie pas des humains contre les yôkai. Quand la commission de sécurité aura compris ça, elle arrêtera peut-être de me les briser sur mes prises d’initiatives. Vous auriez fait quoi si les tengu avaient testé leur arme sur les visiteurs du musée plutôt que sur nous ? On a déjà des blessés et des comateux, sans intervention, le bilan serait encore pire. Vous croyez que ça m’amuse de foncer dans le tas ?”

“Si, Kondo. Vous le dites vous-même : si. On ne risque pas sa vie ni celles des autres sur des suppositions. L’ambulance arrive, économisez-vous, nous nous occupons des visiteurs.”

Elle se relève, nous jette un regard indéchiffrable et soupire avant de s’éloigner au pas de course. Un jour, je vais finir par avoir mauvaise conscience à lui filer des cheveux blancs.

“Ça la fait surtout chier qu’un yak’ ait fait son boulot.” Souffle Jun, avant de grogner et de grimacer, essayant de relever la tête. Je me penche au-dessus de lui.

“Tu dégustes. Bouge pas, tu dois avoir un bout de côte qui flotte quelque part dans le thorax.”

“J’ai eu cette saloperie.”

“Oui, oui, il t’a même laissé un souvenir. Se faire planter au surin, ça a jamais dû lui arriver en quelques siècles d’existence, je pense.”

De son bras valide, Jun essaie d’atteindre sa poche et je soupire avant de fouiller dedans pour lui sortir son paquet de cancers roulés et lui en planter un dans le bec.

“Hm...c’était...pas mal pour un travail d’équipe.” Murmure-t-il entre deux bouffées.

“C’était à chier, tu veux dire. J’ai vu moins d’impro dans un spectacle de maternelle.”

“Si t’as encore...besoin…”

Il s’est fait fracasser le bras, la figure et les côtes mais il me propose de remettre ça.

Jun, quoi.

Un foutu dingue. Dans une ville de dingues. Et je crois que je vaux pas mieux.

Je me laisse tomber à côté de lui. L’adrénaline retombée, je me sens vidé, je crois que je vais opter pour l’ambulance, moi aussi. Si je raconte aux infirmiers que des corbeaux de deux mètres habillés en samouraï m’ont pris en otage, ils m’embarqueront sans hésiter.

“Sans faute. La prochaine fois que je défonce quatre ou cinq siècles d’héritage culturel, je t’appelle. ”

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Source de l'image : Atropos91

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