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Red roads

On est pas romantiques chez les Kondo.

Ce n’est pas uniquement moi : toutes générations confondues, mon clan a toujours mieux considéré le sexe que l’amour. Le premier libère les tensions et l’esprit, le second boucle l’âme à double tour et balance la clé. Pas d’amour. Pas de tendresse. On ne peut pas se payer un tel luxe.

Et c’est une espèce d’accord tacite avec le reste de l’espèce vivante : la preuve, je n’ai attiré à ce jour que des yôkai ou des psychopathes, chez qui la tendresse est plus une question de qualité de viande.

Autant dire donc que je n’ai jamais vraiment fêté Tanabata, jusqu’à aujourd’hui.

Le 7ème jour du 7ème mois, c’est la fête des étoiles, Tanabata, date à laquelle la princesse Orihime, la tisserande du ciel peut traverser la voie lactée pour retrouver Hikoboshi le bouvier (oui, les astres ne sont pas bégueules et s’accouplent aux prolo sans problème, une belle leçon). Pour la petite histoire, si ces deux-là sont séparés par une rivière d’étoiles, c’est pour avoir quelque peu abusé de leur nuit de noces, au point de ne plus rien foutre d’autre que de faire des petites galaxies. À tel point que le père d’Orihime, saoulé par le tapage nocturne et l’oisiveté de ces deux constellations, finisse par les séparer et leur autoriser un droit de visite annuel.

C’est ces retrouvailles que nous fêtons : la fin de l’attente.

Shinkin était sortie à Akihabara pour aller écrire de la poésie mielleuse sur les écrans tactiles d’un café avec Kiyoi et d’autres copains, yôkai et humains mélangés.

Et moi ?

Tanabata, cette année, je l’ai fêté à Kabukichō.

Le quartier chaud de Tokyo.

Comme les astres, je ne suis pas bégueule.

***

Le ciel est voilé au-dessus de Tokyo… mauvais signe, ça, un soir de Tanabata. Les marchands d’amour vont tirer la gueule et devoir remettre au placard leur ribambelle de rubans colorés. Pas de feu de joie, cette nuit, la route du ciel est obstruée de nuages. Dommage pour les amoureux transis.

J’ai renoncé à rester en geta - mes pieds en ont vu d’autres - mais le kimono me colle à la peau et me donne l’impression de traîner un sac gorgé de flotte, jeté sur mes épaules. La faune de Kabukichō - prostituées, consommateurs, étudiants paumés, alcoolos hébétés - me regarde passer comme on regarderait flotter un fossile dans une fontaine à champagne. Même dans un monde où fausses pucelles et vraies collégiennes se mettent en scène pour des gars qui ont le cœur - et le reste - à prendre, je ne suis pas discret. J’ai croisé une sailor moon - sans culotte - et un lamu (non, il n’y a pas de faute. UN lamu.), il y a profusion de culs et de seins de trois mètres sur quatre dans des panneaux lumineux qui noient toute la rue dans un éclairage multicolore à vous défoncer la rétine, les trottoirs ressemblent à une plage après une grande marée, où les salarymen imbibés remplacent les palourdes et les pieuvres… et pour ne pas dépareiller dans ce carnaval permanent, je porte un kimono qui doit avoir l’âge de mon grand-père (mais a mieux vieilli).

Je passe au milieu d’une marée de yamamba, dont l’une d’elle me colle une main discrète au panier avant de murmurer à sa copine en gloussant :

“Oui, il a un fundoshi. Ça lui moule les…”

Y’a des choses qui changent pas.

Quelques mètres plus loin, un grand black me barre la route et me dit que j’ai l’air “cool” comme ça. Coulant, surtout, j’aurais dû demander à Shinkin de me foutre un coup de tondeuse sur le crâne avant de venir me traîner, pieds nus, sur le bitume brûlant du quartier rouge. Sans répondre, je le contourne, et il m’intercepte encore, avant de me dire que pour ce soir, c’est moitié prix… et qu’il a deux trois filles qui aimeraient plutôt baiser un samouraï.

Un samouraï en kimono… et toi, ducon, tu vas te latter en pyjama et slip kangourou ?

“Je suis pas intéressé, je bosse.”

“T’es avec les yakuza ?”

“Non, mon chou, je tapine et t’es exactement mon type.”

Ma langue va définitivement plus vite que mon cerveau et elle a pas beaucoup de mérite. Je réalise APRÈS cette subtile saillie que je suis pas en cycliste mais en kimono, ce qui est pas le mieux pour sprinter avec un mètre quatre vingt dix de viande black aux fesses. Pire, je suis peut-être aussi son type.

Je ne recule pas. Je ne fais pas un geste pour esquiver, à quoi bon ? Foutre le camp serait pas payant.

“T’as pas plutôt des touristes à racoler ? On perd notre temps. Et les flics sont jamais loin.”

D’une main, je baisse légèrement ma ceinture, dans laquelle j’ai glissé ma dague. Si on s’avoine, ça va faire fuir sa clientèle et en rameuter une autre, que ce type a certainement pas envie de voir vérifier son permis de séjour. Il me dit de me casser et retourne s’asseoir sur le trottoir. Pas de bol pour lui, je connais bien la jungle - et les prédateurs qui y traînent, gagneuses comme maquereaux. Ces types-là repèrent les pigeons (les touristes, les puceaux et les désespérés), les traînent dans des bars miteux, où une poignées de philippines payant à crédit leur intégration les font boire avant que toute l’équipe de gros bras ne les fasse casquer quelques milliers de yens. Si les flics bronchent pas souvent, les yakuza, c’est une autre paire de manche. Pour eux, il existe aucun problème qu’un bidon d’essence ne puisse pas régler.

Inutile de traîner.

Je finis de remonter l’avenue centrale, me mêlant aux silhouettes furtives qui s’abritent dans les replis de ténèbres que projettent les panneaux, et m’engouffre dans les ruelles adjacentes, les entrailles du quartier rouge, loin de son firmament électrique. Ici, l’air est irrespirable mais on voit un peu mieux les étoiles, comme un mince pan de tissu tendu entre les toits. Les bars aux néons se font plus rares, je croise plusieurs cybercafés dont les entrées s’enfoncent dans les sous-sol de la ville, quelques filles - des chinoises, surtout - me proposent encore de rentrer, de prendre une verre et je les refoule. Sous mes pieds, le sol devient plus meuble, gorgé d’une humidité poisseuse, un mélange de terre battue et de reflux d’eaux usées, là où Kabukichō perd son allure satinée de fête éternelle. Je suis dans les coulisses. Aux ombres pressées et alcoolisées succèdent des silhouettes immobiles, aux sourires anonymes, des regards pesants. Les prostituées ne m’approchent plus, j’ai pas l’air d’un client égaré mais de savoir exactement où je vais et ce que je veux. Et puis dans ce décor éteint et crasseux, avec mon kimono passé et ma démarche traînante, je ressemble, ironie suprême, à un fantôme. Débarrassé de son fard, Kabukichō est comme une prostituée dans l’intimité : elle a quelque chose de triste et de vide.

Je pense à Reiko… Reiko que je vais parfois voir, dans le préfabriqué où on l’a enterrée. J’essaie, en tout cas. Hors du boulot, elle avait cette mélancolie apaisée, ce silence après les fulgurances qu’exigeaient ses prestations. Elle me disait souvent, pour me taquiner, que j’étais tout à fait le genre de client qu’une gagneuse préfère avoir mais ne retient jamais. Les braves types, on s’en souvient souvent moins bien que les connards. C’est pas moi qui l’aurais contredite, lors de nos virées dans le coin, c’était toujours Jun qui levait. Il était dans son élément : dissimulé derrière une lumière aveuglante qui cache les alcôves crasseuses où se tapit sa violence.

Il n’y a presque plus aucun néon, maintenant, les lumières sont dans mon dos, il ne reste qu’un labyrinthe de rues étroites et silencieuses, où des taches de lumière crue parsèment le sol comme un jeu de piste. Le bruit de Kabukichō me parvient assourdi, un appel étouffé au loin. Je progresse plus lentement, de flaque claire en flaque claire… Quand on a des goûts bien précis, dans ce quartier, faut savoir où chercher.

Et je le vois, discret, éclairant la pénombre : le lampion rouge annonçant l’entrée du vieux district. Je m’engouffre dans le passage, parsemé de lanternes de plus en plus rapprochées et le sol redevient chaud et sec, avant que je ne doive passer le pont qui sépare les maisons closes des écoulements. Ici, l’éclairage est plus doux, tamisé… presque romantique. Les lampions bordent la rue des deux côtés, les portes sont ouvertes, les filles, en kimono ou en yukata prennent le frais, je devine leurs silhouettes en ombres chinoises derrière les shōji fermés, là où elles travaillent, où la forme de leurs corps s’étire dans la lumière. Je remets mes geta, je me sens plus à l’aise pour marcher sur la terre meuble, malgré le léger picotement qui parcourt ma peau, de la nuque aux talons.

Les prostituées se lèvent sur mon passage, des rangées de kimonos colorés, d’où débordent les gorges et la naissance des poitrines. Avec leur maquillage, elles ont des yeux de chat, des sourires écarlates. Un homme seul, dans le vieux district, c’est LUI qui se fait jauger.

“Il est pas trop mal.”

“Il a l’air gentil.”

Dans la bouche d’une gagneuse c’est un vrai compliment. Même si elle oubliera jusqu’à mon nom au matin.

“Tu y vas, toi ?”

“Il a pas l’air d’avoir beaucoup.”

“Il est jeune, non ?”

“Je suis sûre qu’il est marié.”

“Il fait bonne famille.”

Une prostituée vous devine sans difficultés : les masques et les paillettes, ce sont ses outils de travail, elle se laissera rarement abuser par vos apparences. Ma gueule de rônin et mes regards furtifs dans leur direction - pour leur montrer que je les entends - ne les abusent pas une seconde. Elles discutent entre elles de qui va me racoler. Finalement, je coupe court et m’avance vers le groupe qui est en train de commenter jusqu’au renflement de mon kimono et les vois échanger un petit mouvement de tête. Celle au yukata pourpre s’avance en me souriant. Elle est un peu plus grande que les autres, sûrement plus âgée que moi et dégage un calme chaleureux, me salue avec un fort accent du kansaï, bizarrement vulgaire pour sa mise, plutôt classe. Une fille directe. Quand je vous disais que les prostituées savent mieux que votre psy…

“Tu as combien ?”

“C’est combien ?”

Son sourire s’accentue.

“Tu es pas venu dépenser l’argent de ton père ni celui de ta femme, n’est-ce pas ? Cinq mille yen pour rentrer… et ensuite… on discutera ?”

Marché conclu. Nous montons l’escalier qui mène à l’étage, où la plupart des shōji sont déjà fermés. Alors que j’arrive en haut, une bouffée soudaine de chaleur de passion me fige quelques secondes. Au moins, avec mon empathie, j’aurai pas de difficultés à faire ce qu’il faut, si c’est pas mon excitation qui s’en charge, ce sera celle qui flotte dans tout le quartier. Ma gagneuse me laisse entrer et s’agenouille sur les tatami pour progresser, en seiza, jusqu’à une théière, à côté du futon. Les draps sont jaunis par le temps, propres mais jetés en désordre.

“Mets-toi à l’aise. Je vais nous préparer quelque chose. Et … “

Elle forme un cercle fermé entre le pouce et l’index et je plonge la main dans mon kimono, près de ma dague pour sortir une liasse de billets fatigués, que je dépose à côté du lit, repliés. Maintenant, j’ai intérêt à ne pas me laisser déconcentrer… c’est un exercice difficile mais ce n’est pas la première fois que je m’y livre.

La prostituée touche les pans de mon kimono, ma ceinture, la défait, puis glisse les doigts sous le tissu, lentement. Elle a les mains froides et je suis pris d’un frisson irrépressible lorsqu’elle laisse glisser ses doigts le long de mon ventre.

“Hmmm tu as du muscle. Tu n’es peut-être pas de si bonne famille que ça…”

Son souffle me fait courir un nouveau frisson et le picotement s’intensifie, presque jusqu’à la douleur. J’avale une goulée d’air brûlant, étouffant et entends, sous le bruit sourd de mon cœur, le sifflement léger de la bouilloire. Mon regard dévie sur les shōji tirés, scrute les ombres qui s’agitent derrière. Un couple passe, sans s’arrêter…

“Tu rêves ?”

Le sourire de ma gagneuse est écarlate dans son visage pâle, sa bouche a quelque chose de presque sanglant, fascinante.

“Tu es tendu ? C’est la première fois ?”

Elle m’embrasse. Sa bouche a le goût de rien, ni celle du maquillage, ni celle du thé… Je serre lentement le poing et m’oblige à répondre. Et, alors qu’elle me pousse sur le futon, je perçois, du coin de l’œil, un autre mouvement devant les shōji, une petite silhouette, recroquevillée, qui tend le bras et les entrouvre à peine, de l’épaisseur d’un cheveu. Ou d’une pupille.

Dans la lumière tamisée des lampions qui bordent les chambres, je vois une ligne claire de peau maquillée, l’arrondi de l’œil et le coin de sa bouche alors qu’elle nous épie. Je fais un mouvement, à peine un geste de la main et la prostituée se redresse. La colère lui tord les traits et elle me laisse étendu sur le futon, son kimono découvrant davantage sa gorge.

“Saloperie !!! Je vais te tuer !!”

De nouveau sur ses jambes, elle s’élance vers les shōji et je me relève à mon tour, la ceinture, un bras replié autour de sa gorge, avant de fixer la voyeuse, à qui je fais un petit clin d’œil, en lui faisant signe de ne pas bouger. Lentement, j’insinue la main dans le obi de ma gagneuse et y glisse un fuda replié, avant de lui murmurer à l’oreille un mantra d’apaisement et la sens s'affaisser entre mes bras, en douceur, comme on s’endort dans son lit. Je la soutiens et l’étends sur les tatamis, avant d’avancer accroupi, vers les shōji, que j’ouvre en grand, sans cesser de sourire.

“Je te cherchais.”

La fille paraît saisie, paralysée, me fixe entre ses cheveux filasses, muette, comme terrorisée. Par réflexe, elle lève le bras pour se protéger d’un coup. Son kimono est trop grand, entortillé autour d’elle avec deux ceintures d’homme, qu’elle a sûrement recousues.

“Je regardais pas !”

“Tu réparais les shōji, peut-être ? ”

Elle pique un fard.

“Tu n’as pas de client ?”

Ses mains se crispent. Elles sont nerveuses, les doigts longs, légèrement noueux. En me penchant un peu mieux pour la regarder, je distingue le renflement, sous le menton.

Je vois…

“Et moi ? Tu accepterais ? Pour dix mille ?”

“Dix… mille ?”

“Tu fais une meilleure affaire financière qu’au lit, crois-moi.”

Je sors ce qui reste de la liasse et la fais crisser devant elle.

“Vous… voulez quoi pour ce prix-là ?”

Elle me dévisage avec davantage de méfiance mais tend la main vers les billets, que je retiens, avant de glisser une main dans ses cheveux pour dégager un visage anguleux, qui m’évoque celui d’un oiseau, tout en lignes aquilines, pommettes effilés, bouche étroite. Elle n’est pas jolie.

“Aller chez toi. Tu me feras du thé, pour celui-ci, j’ai peur que ce soit raté. Et… on verra ensuite ?”

Maintenant que je l’ai trouvée, pas question de me laisser plaquer, j’ai pas fait tout ça, pas pris ces risques, pas foutu le merdier dans le fragile équilibre entre deux mondes pour me prendre un râteau, même si je suis pas aguichant.

Finalement, elle prend les billets et les fourre dans sa manche avant de me faire signe de la suivre. Nous redescendons dans la rue et elle m’attrape la main pour me faire accélérer, évitant les regards des autres prostituées. L’une d’elle m’interpelle, me dit de me méfier. Je n’écoute pas et me laisse diriger sans protester. Nous nous enfonçons davantage dans le vieux district et je m’aperçois, sans surprise, que le sol est en train de disparaître sous mes pieds, ainsi que les maisons, comme si on avait renversé un immense pot d’encre autour de nous et que le monde s’imbibait de ténèbres.

Mais je la suis, gardant mon attention fixée sur son dos courbé, sa main nerveuse serrée autour de mon poignet, alors qu’elle court vers le néant et m’entraîne avec elle. Mon cœur s’emballe et mon instinct avec mais je garde la tête froide… pour le moment. Finalement, alors que je sens que mes jambes commencent à fatiguer, des lumières apparaissent devant nous : d’autres lampions, pendant en grappes écarlates au milieu de nulle part et éclairant ce qui ressemble à une route de terre pleine, pavée de cailloux, jusqu’à une porte. Il n’y a pas de bâtiments autour, juste un shōji planté dans le vide, illuminé de rouge.

“C’est ici. Excusez-moi.”

Elle me sourit et essaie d’arranger les cheveux qui lui tombent en désordre sur la figure, avant d’attraper à pleines mains le shōji, pour me laisser passer. Même ouvert, on ne voit rien d’autre que l’obscurité mais mon sixième sens m’alerte d’autre chose. Des âmes…

Beaucoup d’âmes.

“Nous sommes arrivés, okyaku-sama.”

Les joues rougies et les yeux brillants, elle me regarde, presque fébrile.

“Oui. Nous sommes arrivés.” J’approuve, en lui souriant. “Tu n’as pas envie qu’on reste un peu dehors, d’abord ? C’est soir de Tanabata. On pourrait préparer des tanzaku, toi et moi ? Avant le thé et le reste ?”

Détourner son attention…

Elle hésite, désarçonnée.

“C’est Tanabata, ce soir ?”

“Je suis venu pour ça. Je te cherchais, je te l’ai dit, non ?”

“Oh… oui… vous l’avez dit.”

Elle hésite, regarde à l’intérieur du shōji, puis moi, avant de faire un petit mouvement de tête dans ma direction.

“Mais je n’ai pas de papiers pour les tanzaku.”

“Moi si.”

Je lui tends quelques fuda en m’approchant d’elle, me penchant pour lui parler à l’oreille.

“Même s’ils manquent un peu de couleurs, on va leur en donner, tous les deux.”

“Je connais pas trop de poèmes.”

“Moi non plus, je suis pas vraiment un romantique. C’est la première fois que je fête Tanabata.”

Lentement, je dispose les fuda devant elle, face blanche et dépose près de sa main, un stylo. Tant pis pour l’anachronisme. On est plus à une entorse près, à ce stade, l’univers et son unité sont plâtrés jusqu’au bassin. Assis au sol, près d’elle, je me livre à un exercice qui ferait hurler de rire toute personne me connaissant un tant soit peu : écrire des poèmes d’amour.

Déclarer à quelqu’un qui n’existe pas - et n’existera jamais - que je n’en peux plus de l’attendre.

Souhaiter pouvoir étreindre… dire “je t’aime” sans le dire.

On ne le dit pas, on le fait comprendre.

Aimer quelqu’un c’est attendre, jusqu’à la folie s’il le faut : les plus belles amours, je l’ai lu et entendu partout, ce sont celles qui font souffrir.

Penchée sur moi, ma gagneuse lit chacun de mes mots et ses doigts nerveux suivent mes kanjis au fil de mon stylo, ses lèvres bougent en lisant, dans un souffle, le peu d’haiku romantiques que je connaisse. Elle a les joues rougies, comme une collégienne. L’obscurité autour de nous est étouffante, même le ciel a disparu, seuls ces énormes lampions dispensent leur lumière écarlate, sanglante.

Elle a pris les tanzaku, en souriant et entreprend de les attacher le long du shōji, les nouant comme elle peut autour des baguettes de bois. Sa silhouette maigre bouge lentement, dans des mouvements courbes, que je surveille.

Le dernier tanzaku. J’inspire à fond.

Et cette fois, j’inscris un poème de mon cru, une improvisation totale.

“Seule depuis longtemps

Pourquoi tuer tout ceux

qui veulent aimer ?”

Reposant lentement le stylo, j’enroule le papier autour de mes doigts, alors qu’elle se penche sur moi, comme une feuille qui se courbe. La lueur des lampions s’est intensifiée, nous baignant de rouge, alors que je lui tends le dernier poème. Lorsque ses doigts touchent les miens, ils s’étirent brusquement, s’enroulent autour de mes poignets et une suite de craquements et de sifflements aigus émanent d’elle alors que son corps se déforme et s’allonge comme celui d’un serpent. Je ne bouge pas, les doigts encore serrés sur le tanzaku.

“Toi aussi… toi aussi ! Tu en as une autre !!!”

“Ma mère, comme tous les puceaux mal dans leur peau. Calme-toi.”

Elle ne se calme pas. Du tout. Son corps atteint maintenant les deux mètres, comme celui d’un serpent, ses bras se sont enroulés autour de moi et j’ai juste le temps de glisser la main contre mon cou lorsqu’elle me l’enserre, pour éviter qu’elle ne me brise les cervicales.

“Calme-toi.”

“Non… j’aurais dû deviner, j’aurais dû deviner…”

Lentement, difficilement, je lève la tête vers elle, alors qu’elle me surplombe, flottant dans la lumière des lampions. Ses cheveux lui tombent sur le visage, sa voix est une plainte sifflante, comme si elle suffoquait…

Elle pleure.

Ou, si je devais être rigoureux avec le genre, IL pleure.

La taka onna qui écume kabukichō depuis des années, à chaque Tanabata, celle que mon arrière grand-père, mon grand-père, mon père et moi-même avons négligée depuis, est un homme. Ou l’a été.

“Il n’y a personne…”

Pris d’un spasme, il se redresse et son corps frappe, désespérément contre les ténèbres qui nous surplombent, son visage se presse contre ce plafond invisible.

“Orihime… Hikiboshi… Je ne peux plus les voir. Je ne peux plus…”

Les sanglots reprennent, pathétiques, presque des gémissement d’agonie. Et à chaque sursaut, les liens autour de moi se resserrent.

Je n’ai pas du tout envie de lui taper dessus mais il… elle ne me laisse pas le choix. Je n’ai pas lâché le dernier tanzaku, que je plaque, en parvenant à dégager ma main, sur son bras et concentre mon énergie à l’intérieur, diffusant une violente onde d’énergie dans tout son corps, qui se tord brusquement sur lui-même. Un hululement lui échappe et je sens - enfin - la pression se desserrer. Sans cesser d’incanter, je m’extirpe de sa prise. Derrière moi, les autres fuda, soigneusement noués près du shōji, se sont comme enflammés, consumant cette porte sur le néant, celle qui mène à l’antre de la taka onna.

La taka onna, l’esprit tourmenté des oubliées, des délaissées, ces filles qu’on ne regarde pas , qu’on n’embrasse pas, qu’on aime pas… pas même contre de l’argent. Des oubliées de Tanabata, condamnées à regarder, assises au bord du monde, l’amour pour les autres. Dans les quartiers chauds, elles sont fréquentes et épient les prostituées, mais ne sont pas aussi virulentes que celle que je viens d’envoyer au tapis et qui, depuis près d’un siècle, fait disparaître les couples les soirs des Tanabata, des disparus qui n’ont jamais beaucoup ému la famille Kondo jusque-là. Des putes et des racolés, quelle importance ? Il fallait bien que le maître soit un tocard pour estimer que ça l’était, important.

Et je fais pas ça que pour ses victimes.

C’est pas de la haine, c’est même pas une envie de détruire qui l’anime… juste la solitude.

Il… Elle est retombée au sol, agitée de soubresauts, le visage ruisselant de larmes, les mains tendues vers son shōji qui finit de se consumer. Je m’agenouille, prudemment et pose ma main sur la sienne.

“Désolé. Je sais que ça fait mal mais j’ai pas envie de finir comme ceux qui ont croisé ta route et que tu retiens ici. “

Ses membres de tordent, de manière grotesque et je reste sur la défensive, même si il… elle… semble calmée, le visage pressé contre la terre.

“Non… ils sont venus… avec moi.”

“Ils ne sont pas venus. Moi, si. Je suis venu, pour toi, pour passer Tanabata avec toi.”

“On ne voit pas le ciel…”

Je lève les yeux et souris.

“Alors je vais éclairer la route.”

Dégainant ma dague, je pique l'extrémité de mon doigt, jusqu’à y faire perler une goutte de sang. C’est à peine si je distingue encore sa couleur, la lumière des lampions est devenue comme solide, éblouissante, insupportable. Levant la main vers le ciel inexistant, je crie un mantra bref, qui fait vibrer toute ma cage thoracique. Au bout de mon doigt, les ténèbres semblent frémir. J’abaisse le bras et l’obscurité s’ouvre, se déchire sur un ciel clair, une infinie suite de lumières et d’étoiles qui nous enveloppent. Les lampions se fanent, s’écroulent autour de la taka onna, qui a redressé la tête, muette, émerveillée. Son corps reprend progressivement une taille normale et elle s'assoit, frémissante.

D’ici, on voit très bien la constellation de la tisserande et celle du bouvier, Orihime et Hikiboshi, réunis juste le temps d’une nuit, au-dessus d’une rivière d’étoiles. Rangeant la dague dans ma ceinture, je m’installe à côté de la taka onna, absorbée dans sa contemplation.

“Je ne t’ai pas demandé ton nom.”

“Hatsuyo.”

Un nom de femme. Elle, donc.

“C’est un beau ciel de Tanabata.” Murmure-t-elle.

“Moi, tu sais, regarder les autres s’envoyer en l’air, ça ne me branche déjà pas, alors quand ce sont des constellations… Mais c’est vrai que toi, c’est ton truc.”

Ça la fait rire, au moins.

Quel dommage que les vieux du clan n’aient pas vu ça, un yôkai travesti, ils en auraient avalé leurs mantra. Je ne lui demande pas pourquoi, comment... Je n’ai déjà plus le temps. Même si le kimono d’époque m’a permis d’entrer dans ce quartier disparu depuis des décennies, même si pendant plusieurs minutes j’ai traversé la ligne du temps, elle va bientôt me rattraper. Je dois en finir ou mon corps va encaisser bien pire qu’un petit malaise cardiaque. Je saisis la main d’Hatsuyo, qui tressaille.

“Relax. On va regarder les étoiles ensemble. Je suis venu fêter Tanabata avec toi.”

Je m’allonge à côté d’elle et elle m’imite enfin, la main toujours serrée dans la mienne. Je sens son esprit apaisé, qui palpite comme un cœur s’emballe.

“Tu sais… tu es mon premier client.”

“Désolé.”

Ses doigts serrent un peu plus les miens et je sens, sous la chair froide, la chair morte, un éclat tiède, celui de son âme, toujours vive.

Je ferme les yeux.

Et récite le mantra d’accompagnement, sentant, dans ma main, celle d’Hatusyo qui s’amaigrit, rétrécit, avant que je ne perde le contact avec sa peau froide. Je rouvre les yeux, le ciel de Tanabata m’enveloppe, comme s’il m’avalait, et je devine, contre ma joue, le contact doux d’une main qui me touche, légèrement, d’une âme plus chaleureuse, puis de dizaines d’autres, qui se dispersent autour de moi, faisant enfin disparaître le désagréable picotement dans ma nuque. Des voix diffuses résonnent autour de moi, des rires, des cris, des soupirs, des mots tendres, des plaintes qui me plongent dans une semi-conscience cotonneuse, le temps d’un battement de cil. À ces phrases morcelées se superpose le brouhaha constant, distant, de kabukichō, alors que je reviens lentement à la réalité.

Mon visage est pressé contre le béton. Je me redresse brusquement, avec la sensation de m’être réveillé en sursaut. Je suis assis, près d’une benne, dans une des rues étroites du quartier, devant ce qui ressemble à une porte condamnée : on a empilé des parpaings sans même prendre la peine de les sceller et s’est sur eux que je suis à moitié avachi. Devant moi, il n’y a que du béton, des restes d’affiches détrempées et des traces de peinture en bombe. Ni pont, ni lampion.

Deux chinois me dévisagent, depuis l’entrée de la ruelle, dans la lumière crue d’un cybercafé et se marrent en me voyant manquer me foutre en l’air quand je me remets sur mes jambes. Saloperie de kimono ! Je resserre lentement les doigts, où je devine encore le contact de la main d’Hatsuyo.

Au-dessus de ma tête, le ciel est à nouveau couvert, on ne voit plus aucune étoile…

Sale temps pour les amoureux.

M’extirpant de mes poubelles, je remonte aussi vite que possible vers l’avenue principale. J’ai paumé une geta, heureusement que celles-ci sont pas d’époque, déjà que le kimono a des relents douteux d’arrière cour de fast-food après un séjour près de la benne…

Revenu dans les néons, je cherche des yeux une sortie qui me ramène au métro rapidement, Hatsuyo et son chagrin m’ont laissé vidé, une sensation aigre et pesante, presque un sentiment de culpabilité. J’ai besoin de me poser.

“Ha ben c’est pas trop tôt ! Trois fois que je t’appelle !”

En parlant d’aigreur, je trouve à la sortie de kabukichō une petite sauterelle en short et chaussettes rayées, les cheveux coiffées en couettes qui, campée comme elle l’est, leur donne des allures de cornes.

“Shinkin ? T’étais pas avec tes copains à Akihabara pour une soirée spéciale Tanabata ?”

“Je suis partie. C’était nul. Alors je suis venue t’attendre ici, et j’ai pas arrêté de me faire racoler par des vieux. Je me suis dit que si tu venais pas, je m’en choisissais un riche pour passer la soirée avec.”

“Aucun risque, t’attireras que les crevards, c’est génétique.”

“C’est pour ça que je suis venue te chercher, comme ça on gagne du temps. Tu pues, t’as fichu quoi ?”

“Une poubelle qui avait de beaux yeux. Et qui n’était pas coiffée comme un fruit exotique périmé.” Je la charrie en m’approchant, alors qu’elle me balance une claque sur l’épaule. “Je passe me changer et on pourra se faire un grill coréen, si tu veux. C’était vraiment nul, ta soirée ?”

“À chier.” Élude-t-elle, avant de me tendre ma sacoche “Tu l’avais oubliée, avec tes clés et ta carte bleue.” puis ma canne “Le docteur a appelé.”

“Tu m’as balancé ?”

“Je lui ai dit que tu la quittais pas.”

“Et il t’a cru ?”

“C’est toi qu’il croit jamais. Mais la prochaine fois que tu l’oublies, je te balance. On s’en va ? J’aime pas ce quartier.”

“Et tu n’avais rien de plus fun à faire ce soir que de m’y attendre ?”

Elle jette son invraisemblable sac bleu turquoise “made with perfection” sur son épaule, adresse un doigt à un type qui la mate avant de commencer à descendre dans la bouche de métro, à quelques pas devant moi.

“Je voulais pas te laisser tout seul.”

En haut de l’escalier, je reste immobile quelques secondes, en regardant sa silhouette multicolore s’enfoncer sous terre. Arrivée en bas, elle se retourne et me regarde.

“Qu’est-ce que tu fais ? Je t’attends, moi !”

“Tu m’attends, oui… J’arrive.”

On est pas romantiques, chez les Kondo.

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Source de l'image : John Rabbit

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