Demandez le programme !
“Dans le cadre de l’ouverture des droits aux individus non-humains, le gouvernement a tenu à offrir - dans un souci d’équité - une permanence juridique à ces concitoyens afin de gérer aux mieux les éventuelles tensions inter-races. Cette permanence sera assurée ponctuellement par l’agent gouvernemental détaché à la diplomatie yôkai”
Pardon.
En vieillissant, je deviens un vrai fonctionnaire. Je traduis :
Puisqu’il est dans l’air du temps d’inclure les yôkai parmi nous et qu’on flippe de voir une recrudescence d’anthropophagie à l’approche des futures élections, ouvrons un bureau des pleurs pour toutes les bestioles qui rôdent à Tokyo et collons-y celui qui est à l’origine de cette idée brillante de rapprochement. Au moins, là-bas, il ne casse rien, ni le mobilier ni les couilles de personne.
Pourquoi est-ce que j’ai dit oui ?
J’étais pourtant à jeun - je le suis depuis presque un an - je n’ai pas perdu de pari avec Shiyun et je ne suis pas davantage payé pour rester assis dans une salle de mairie à écouter les yôkai, trop heureux de pouvoir m’engueuler en toute légalité. J’imagine que les autorités les ont laissés prendre le relais avant de se payer une extinction de voix. Deux fois par semaine, je cesse donc de taper sur les esprits pour aller jouer les assistantes socio-paranormales. Je vous passe les problèmes de voisinage - à base de déshumidificateur dans une copropriété abritant un kappa ou de l’exhibitionnisme des tanuki qui se sont récriés que nous ne faisions pas de slips à leur taille - pour me concentrer sur un sujet tout particulier rencontré récemment.
Et fait beaucoup plus intéressant, pendant la visite du directeur de la commission de sécurité venu m’apporter ses félicitations pour la mise en place du projet.
Il a pas été déçu.
Ce n’est pas un yôkai que j’ai reçu ce matin mais une délégation complète nous menaçant d’une grève généralisée après un incident survenu à Hokkaido.
Et si vous ne voyez pas le rapport, rassurez-vous : au début, moi non plus.
***
La permanence avait lieu dans une salle - insonorisée, munie de deux issues de secours, de vitres renforcées et d’un système d’alarme haut de gamme - de la mairie de Tokyo. Afin d’éviter de malencontreux démembrement, l’entrée pour les yôkai était séparée de celle des humains et nous avions embauché un agent d’accueil oni.
Charmant garçon, d’ailleurs, qui au début de son contrat m’avait ramené un kitsune la gueule en bouillie en me demandant quoi en faire. J’avais bien objecté qu’on parle moins bien avec une fracture du crâne mais me suis vu rétorquer que “Il était un peu agressif alors j’ai appliqué la procédure de sécurité. Je le jette où ?”. Notons tout de même que notre portier fait des efforts : il l’a balancé aux recyclables. Mais il m’aura fallu une après-midi de “sensibilisation” pour bien imprimer dans son neurone esseulé que tout le monde devait arriver en haut en vie.
Lorsque le directeur de la commission est arrivé à l’improviste, il a donc eu l’agréable surprise de se faire grogner dessus par un géant de deux mètres munis de quatre bras, comme quoi “les humains c’est pas là, faut pas rester ou j’vais devoir vous rediriger.” Je suis arrivé au moment où le oni avait attrapé le premier adjoint de la commission par le pied avec la ferme intention de le “rediriger”, donc, probablement en le lançant dans le couloir.
“Vous avez méchamment du bol que je sois pas en retard pour une fois.” Je précise au président, une fois installé dans la salle de permanence, où Tsuyu, toute en queues, décolleté et sourires de carnivores a servi à la commission un “remontant” que je leur ai conseillé de couper avec de l’eau.
“Pour une fois, en effet.”
“Ça fait maintenant plus de cinq ans que nous travaillons ensemble, vous avez abandonné l’idée de m’emmerder sur mes inquantifiables retards ? Rah, vous me faites de la peine, là.”
Il secoue la tête.
“Vous m’en voyez navré, Kondo-sama. Mais nous avons cru comprendre que la population yôkai n’avait rien à vous envier sur la question de la ponctualité, aussi la situation s’équilibre-t-elle parfaitement.”
“Ça se défend. Désolé pour l’accueil. C’est un garçon un peu vif - sauf d’esprit - mais il bosse bien. Pas un fauteur de trouble qui passe.”
“Nous n’en doutons pas une seconde.” Sue le premier conseiller, qui a vidé son verre d’une traite et tire à présent sur le rouge. Tsuyu minaude devant lui. Dans dix minutes elle est sur ses genoux et après la séance, elle pourra se le noter sur son carnet de scores. Tout le monde sera content, surtout le love hotel deux pâtés de maison plus loin. J’ai juste besoin de m’assurer qu’elle n’emporte pas d’autres souvenirs que sa montre ou son portable.
“Bien, messieurs, si vous êtes remis de vos émotions, nous pouvons commencer ? Tsuyu, ça vous embêterait de ranger vos arguments et d’aller ouvrir la porte des fauves ?”
Laissant le conseiller à sa cuisson - m’est avis qu’il sera à point sous peu - elle se dirige vers les portes et se fend d’un roucoulant “personne suivante, s’il vous plaît” qui semble impressionner le président.
“Cette jeune…”
“ … renarde. Et moins jeune que vous, sans doute.”
“Oui, hem. Est-ce vous qui l’avez formée ?”
“Singer notre ridicule protocole ne demande pas de formation - surtout venant de moi qui aie jamais été foutu de le suivre. Merci, Tsuyu.”
Ravie de son petit numéro, elle retourne à son travail de drague, laissant la double porte ouverte. Le bâtiment se met alors à trembler et un bordel sonore sans nom explose au bout du couloir, probablement à la sortie de l’ascenseur, au point que je me lève et que deux membres de la commission de sécurité jettent des regards inquiets vers les issues de secours, qui doivent leur sembler très loin, tout à coup. Ça hurle. Ça jure. Et ça grince des “SILENCE ! On y est presque !”. Le président - poker face de sortie - me demande, pince-sans rire.
“C’est toujours aussi… vif ?”
“Non. Où j’y suis pour quelque chose quand c’est le cas. Restez derrière moi.”
Me voyant sortir mes fuda, le président se lève à son tour.
“C’est votre réponse ? L’agressivité ? Nous assurons l’écoute, pas la répression ici !” “Vous me direz comment vous comptez écouter avec la trompe d’eustache marquetée dans le cervelet. Restez en arrière.”
La mairie vibre et un troupeau - au bas mot une vingtaine- de yôkai de toutes les espèces déboule par la porte dans une explosion de couleurs, d’organes et de bruits inidentifiables : le desigual de l’horreur. Des flaques se forment sur le sol, d’où émergent les mains palmées de kappa, qui s’extraient en caquetant, pour certains à moins de quelques centimètres de la commission. Une imposante baba, surplombant la masse hurlante, nous toise, sa chevelure poivre et sel emmêlée dans les branches d’un pin qui semble prendre racine directement dans son crâne, deux merdeux kitsune - fraîchement dressés sur leur pattes arrière si j’en juge leur équilibre plutôt précaire - se disputent ce qui ressemble - ressemblait - à un portefeuille et un tengu lutte pour fourrer ses ailes dans une veste de costard trop petite en croassant d’agacement. Je vois des pancartes brandies par des griffes/palmes/membres biscornus frappés de slogans incompréhensibles, qu’ils ont très probablement recopiés sans y bitter quoi que ce soit. Et ça gueule, ça gueule à se faire des scoubidous avec les cordes vocales. À filer des complexes à une meute de yaoistes.
“Kondo ! Il faut évacuer !” Me lance le président qui - incroyable - exprime une émotion. La trouille, je dirais, bien pisseuse. Et sur ce coup, je prendrais pas le plaisir de me foutre de lui. J’avance devant la masse et me racle la gorge.
“Vos gueules !!! Silence !!! Je veux parler à votre… représentant ! Ou qui que ce soit ! VOS GUEULES, j’ai dit !”
Ils n’en ont strictement de chez strictement rien à foutre. Je crois qu’ils ne m’ont même pas vu, un akaname - ardemment piétiné par un kappa survolté - me jette une œillade misérable et tente de parler. Pourvu que ce soit pas le leader. Les membres de la commission de sécurité ont commencé à se masser vers les issues de secours et Tsuyu se marre tout en s’assurant que sa cible n’est pas en train de se tirer par la porte de derrière.
Bien, bien…
Je balance un fuda à terre et puise dans la rogne que je sens monter en moi comme un niveau d’eau bouillante, la déversant dans l’air, que je sature de magie. Mon fuda paraît gonfler, se dilate jusqu’à former une silhouette massive, munie d’interminable bras maigres et griffus et d’une gueule longue, difforme, qui lui tient pratiquement lieu de corps. Elle oscille, se redresse en même temps que moi, imitant mon lent mouvement d’inspiration.
“VOS GUEULES !!!!!!!!!!”
Le souffle du hurlement ébranle toute la pièce, écroule partiellement la pile grognante et caquetante de yôkai et fissure même deux fenêtres. La baba a dégringolé de son piédestal et l’akaname s’est téléporté aussi vite que sa trouille le lui permettait sur une des armoires qui bordent le fond de la pièce. Les deux kitsune, eux, en ont lâché le portefeuille. L’un d’eux fait une tentative d’ouvrir sa gueule et mon shiki le chope aussi sec par la peau du cul, réduisant sa liberté d’expression à un couinement merdeux. Les membres de la commission se sont tassés au fond de la pièce, seul le président s’approche et me fait un signe discret.
“Je… hem… je pense qu’ils ont compris, Kondo-sama.”
“Les yôkai ou vos collègues ?”
“Si vous pouviez…”
“Oui, oui.”
Le shiki relâche le kitsune et se replie sur lui-même dans un long filée de fumée blanche, que j’inspire profondément et qui voile mon regard une seconde. Je ramasse le fuda avec un sourire.
“J’adore ce truc. Dire que mes ancêtres ont jamais eu l’idée d’utiliser les shiki comme porte-voix. C’est qui le leader de tout ce beau monde ?” Je m’enquiers auprès de la troupe, figée dans une position “radeau de la méduse” du plus bel effet.
“On… on l’a perdu.”
“Perdu ?!”
Je fais un geste d’apaisement en direction du président, qui a haussé son second sourcil, signe d’une très, TRÈS intense perplexité.
“Vous perdez jamais vos clés, vous ? À quoi il ressemble, votre espèce de responsable ?”
Une soudaine odeur de plâtre me monte au nez et un craquement, de plus en plus proche se précise, comme si quelque chose courrait sur les murs autour de nous. L’enduit face à nous éclate, révélant un œil rouge qui nous fixe, puis un second, suivi, un peu plus bas d’un museau exhibant de longs crocs, puis de pattes griffues, se déployant au travers de la couche de peinture. Ce qui ressemble à de longues oreilles tombantes percent le béton, encadrant une gueule d’animal aux petits yeux rouges mi-clos mais vifs. Un troisième, vertical s’ouvre entre les deux premiers et se darde sur moi. Les babines se retroussent et les griffes s’agitent. Il me sourit.
“Satoru-sama !”
“Ganko-san…”
“Je suis désolé. Trompé d’étage.”
“Ça arrive.”
“Mal lu. Vraiment navré.”
“Je comprends.”
Je tends la main pour serrer les petits doigts griffus.
“Vos collègues et moi venions à peine de commencer. N’est-ce pas ?”
Grondement réprobateur côté radeau mais pas un n’ose protester. Ganko se déplace - en finissant de fissurer l’enduit sur tout le pan de mur - pour se positionner en face de la table où les membres de la commission regardent, silencieux - résignés ? - un mur en béton leur adresser les salutations d’usage.
“Ganko-san est un nurikabe - un yôkai de mur comme vous pouvez le constater - et c’est un représentant du Kyôsaibansho, le tribunal yôkai.”
“Membre. J’ai été promu.” Me corrige-t-il en faisant légèrement craquer sa peinture pour effectuer ce que j’interprète comme un mouvement de tête.
“Les yôkai ont un… tribunal ?” S’étonne le président.
“Tout à fait. Ils m’y invitent, parfois. Je suis celui qui y fout le moins le bordel, d’ailleurs. Vous confirmez, Ganko-san ?”
“Tout à fait.”
Voyant que la situation semble à peu près sous contrôle, chacun reprend ses positions, nous sur les chaises, les yôkai empilés devant la table, laissant à Ganko un espace qui lui permette de nous regarder.
Le président se racle la gorge avant de prendre la parole avec un sourire légèrement nerveux mais tout ce qu’il y a de protocolaire :
“Bien… en tant que Président de la commission de sécurité, je suis heureux de vous recevoir ici. Sachez que nous sommes à l’écoute et que Kondo-sama ici présent se fera un devoir de répondre à vos légitimes… interrogations.”
“Et de pas taper trop fort.”
“Kondo…”
“Ah oui, pardon. De gérer les récriminations avec savoir-faire et doigté. Doigté, surtout.”
L’œil au centre du front de Ganko cligne et ses babines se relèvent pour dévoiler de longs crocs jaunâtres et une langue blanche. Mon humour fait marrer le placo, je suis un homme comblé…
“La séance est ouverte.”
Il n’a pas terminé sa phrase que ça se remet aussitôt à gueuler . Les yôkai ont très bien compris notre mode de fonctionnement : mettre le bordel une fois qu’ils ont le feu vert exclusivement.
“C’est un SCANDALE !!!!!” Mugit la baba, bientôt reprise en cœur par le couple de kitsune qui semblent branchés sur secteur tant ils sont nerveux :
“OUI !!! UN SCANDALE !!!!”
“Mais pas aussi scandaleux que ce qui va arriver si vous ne cessez pas IMMÉDIATEMENT de gueuler.” Je préviens, toujours tout sourire. Ganko toussote et le plafond se met à trembler au-dessus des yôkai.
“Ils font référence aux évènements d’Hokkaido. Nous sommes un peu nerveux, voyez, cet incident, la semaine dernière a mis tout le monde sur les dents.”
“Littéralement, il semblerait.” Me souffle le président.
“Faites pas de l’humour, vous, vous allez me faire une réaction allergique. L’incident ?”
Les kappa se sont mis à buller, tout en essayant de violenter une fontaine à eau, probablement en espérant la renverser. Disons que ce n’est pas VRAIMENT de l’agitation ou je n’en sors pas.
“Le gamin que ses parents ont abandonné près du volcan !” brame la baba.
Je jette un coup d’œil au président, qui soupire : “Vous ne lisez pas les journaux ? Les parents ont abandonné le petit au pied du volcan et lorsqu’ils sont revenus, plus personne… les équipes ont mis six jours à le retrouver, sain et sauf.”
“Et hormis le fait qu’ils soient retournés le chercher, qu’est-ce que je suis supposé trouver surprenant là-dedans ?”
Et surtout, quel foutu rapport avec cette meute de yôkai indigné ? Je sens poindre le cheminement débile, la conclusion absurde… Tsuyu, me voyant me masser les tempes, pose deux aspirines devant moi en me précisant que Shinkin me les a mise dans le sac. Trop aimable.
“Et donc… en quoi notre gestion des gamins casse-couille est un problème pour le Kyôsaibansho ?” Je m’enquiers. “Il a des suggestions en matière d’éducation, peut-être ?”
“Justement. Zazuna-san, s’il vous plaît…”
La baba tire de son pin ce qui ressemble à un rouleau de papier taché et approche en trottinant de la table pour me le tendre, chassant une araignée paisiblement endormie à l’intérieur.
“Voici nos revendications.”
“Vos…”
Ils apprennent vite, ces cons. Jusque-là, seule une poignée d’allumés comme Gekkô avaient saisi tout le bénéfice de jouer selon nos règles mais visiblement, ils n’en ont plus l’exclusivité. Je déroule le papier, couverts de signatures et de traces de griffures. Quelqu’un en a méchamment chié pour rédiger ce truc.
“Un programme de… nutrition encadrée ? Dans les écoles humaines ?” Lit le président par-dessus mon épaule.
“Absolument. Nous pouvons aider et même apporter des fonds, si c’est nécessaire.” Ajoute Ganko, dont la totale obséquiosité m’intrigue presque plus que cette revendication perchée.
“Zazuna-san travaille dans vos universités, en nutrition, et serait plus que ravie de proposer des idées.” Ajoute-t-il en désignant la baba, qui tente d’attraper l’araignée somnolente, vraisemblablement pour s’en faire un amuse-gueule. Je prends la première aspirine que je laisse fondre sur ma langue alors que le président me souffle qu’il ne comprend pas.
“Moi non plus, on est mal. Tout ça est très intéressant, Ganko-san et ça me fait chaud au cœur de voir que vous vous élevez contre la maltraitance de nos marmots…”
“Maltraitance, c’est le mot !” Braille Zazuna “Un scandale, une honte !! Totalement inique !”
“Vous savez ce que veut dire ce mot ?”
“Ceux qui le hurlent tout le temps chez vous le savent, eux ?”
“Un point pour vous. Bon, je vous avoue que la commission et moi sommes un peu perdus, là… quel rapport entre ce môme abandonné - qui n’a bizarrement croisé aucun d’entre vous en baladant en forêt six jours - et l’alimentation des gosses ?”
“Mais nous l’avons croisé !” Piaille un kitsune
“C’est même moi qui l’ait ramené dans la forêt après que ses parents sont partis ! Ma plus belle prise !”
La commission de sécurité est en train de planter, vite, rectifier le tir…
“C’est… très… urbain à vous d’avoir mis le petit à l’abri.”
“À l’abri ? On avait de quoi tenir trois jours !!! Inespéré !” S’indigne le renard, vite approuvé par tous ses petits camarades.
Tant pis pour la rectification. Le président semble plus mort que vif mais renonce lui aussi à faire le moindre commentaire.
“Et… hem… donc ?”
“Et donc on a été obligés de le rendre !!”
“Vous râlez parce que vous avez respecté la loi ?”
“Parce qu’il était proprement IMMANGEABLE, voilà pourquoi !” Gueule la baba comme une truie à qui on ferait chanter du Gackt. “IMMANGEABLE, vous entendez, Onmyôji ??? Et nous l’avons tous contrôlé !!!! TOUS !!!”
Je regrette.
Vraiment je regrette de n’avoir pas eu le réflexe du selfie à cette seconde précise. Il aurait valu le détour, voire un encadrement. Ma gueule et celles de la commission au grand complet, face à la masse de yôkai en train de nous pourrir pour nos gosses impropres à la consommation, valaient VRAIMENT le détour.
Ganko, alerté par notre soudaine immobilité, tente de calmer le jeu :
“Zazuna-san a bien suggéré de l'accommoder mais je suis obligé de me ranger à son point de vue : le petit n’était pas mangeable. Alors, nous l’avons relâché. Cela ne nous était jamais arrivé, en plusieurs siècles, vous comprendrez le traumatisme occasionné…”
“VOUS DEVRIEZ AVOIR HONTE !!!!!”
“Avec quoi nourrissez-vous vos petits ?!”
“Ah ça, pour causer, vous êtes forts, vous les humains mais depuis que vous avez découvert le sous-vide, vous êtes tous aussi dégueulasses les uns que les autres !”
“Même niveau alcool, ils sont nuls. Tenez, l’autre jour, on s’était postés à la sortie d’un bar. Pas un foie mangeable.”
“Pas un seul ???”
“Immonde. Pas de goût. On se serait empoisonnés.”
“Vous avez entendu, Kondo ??”
Je risque pas d’en rater une miette et je ne suis pas le seul. Du coin de l’œil, je parcours - je savoure , pardon - l’expression des membres de la commission de sécurité dont je pense le cerveau vient de griller, de lassitude, probablement.
“Kondo !” m’interpelle, hargneux, un oni en fracassant pratiquement la table sur laquelle je suis appuyé, avant de retirer précipitamment le poing et de grogner un “Heu… pardon…”.
Mais à vrai dire, je suis tellement concentré sur mes zygomatiques que je ne me risque même pas à l’engueuler. Le président, que je sens légèrement stressé, attire mon attention et me murmure :
“Vous n’allez pas vous mettre à rire ?”
“Je vais être obligé ou mes crampes vont me tuer.”
“Kondo, ce n’est pas le moment !!” Me hullule-t-il.
J’inspire profondément par le nez et me coince les joues entre les dents, joignant les mains pour planquer mon visage derrière.
“Et… et donc ? Vous… vous proposez des… programmes… des programmes de nutrition pour les humains ?”
Zazuna approuve vigoureusement du chef.
“J’ai des suggestions pour les chefs d’établissements, je peux les rencontrer.”
Ça va avoir de la gueule, la vieille yôkai pleine de feuilles mortes et d’insectes dans les salles de classe… Je crois que je viens de me mordre la joue, ça fait un mal de chien.
“Et… vous n’avez pas envisagé de changer de régime ?” Intervient un autre membre de la commission.
Évidemment… dans une conversation comme celle-ci, il y aura toujours un de ces grands brasseurs d’idées vides pour balancer la sienne, persuadé d’avoir inventé le feu. Tout le monde s’est tourné pour le dévisager. Longuement. Dans un silence à peine troublé par une espèce de ricanement qui m’échappe par le nez alors que je lutte à m’en faire mal au bide.
“De quoi il cause ?” Grogne la baba en s’avançant vers lui.