Demandez le programme !
“Dans le cadre de l’ouverture des droits aux individus non-humains, le gouvernement a tenu à offrir - dans un souci d’équité - une permanence juridique à ces concitoyens afin de gérer aux mieux les éventuelles tensions inter-races. Cette permanence sera assurée ponctuellement par l’agent gouvernemental détaché à la diplomatie yôkai”
Pardon.
En vieillissant, je deviens un vrai fonctionnaire. Je traduis :
Puisqu’il est dans l’air du temps d’inclure les yôkai parmi nous et qu’on flippe de voir une recrudescence d’anthropophagie à l’approche des futures élections, ouvrons un bureau des pleurs pour toutes les bestioles qui rôdent à Tokyo et collons-y celui qui est à l’origine de cette idée brillante de rapprochement. Au moins, là-bas, il ne casse rien, ni le mobilier ni les couilles de personne.
Pourquoi est-ce que j’ai dit oui ?
J’étais pourtant à jeun - je le suis depuis presque un an - je n’ai pas perdu de pari avec Shiyun et je ne suis pas davantage payé pour rester assis dans une salle de mairie à écouter les yôkai, trop heureux de pouvoir m’engueuler en toute légalité. J’imagine que les autorités les ont laissés prendre le relais avant de se payer une extinction de voix. Deux fois par semaine, je cesse donc de taper sur les esprits pour aller jouer les assistantes socio-paranormales. Je vous passe les problèmes de voisinage - à base de déshumidificateur dans une copropriété abritant un kappa ou de l’exhibitionnisme des tanuki qui se sont récriés que nous ne faisions pas de slips à leur taille - pour me concentrer sur un sujet tout particulier rencontré récemment.
Et fait beaucoup plus intéressant, pendant la visite du directeur de la commission de sécurité venu m’apporter ses félicitations pour la mise en place du projet.
Il a pas été déçu.
Ce n’est pas un yôkai que j’ai reçu ce matin mais une délégation complète nous menaçant d’une grève généralisée après un incident survenu à Hokkaido.
Et si vous ne voyez pas le rapport, rassurez-vous : au début, moi non plus.
***
La permanence avait lieu dans une salle - insonorisée, munie de deux issues de secours, de vitres renforcées et d’un système d’alarme haut de gamme - de la mairie de Tokyo. Afin d’éviter de malencontreux démembrement, l’entrée pour les yôkai était séparée de celle des humains et nous avions embauché un agent d’accueil oni.
Charmant garçon, d’ailleurs, qui au début de son contrat m’avait ramené un kitsune la gueule en bouillie en me demandant quoi en faire. J’avais bien objecté qu’on parle moins bien avec une fracture du crâne mais me suis vu rétorquer que “Il était un peu agressif alors j’ai appliqué la procédure de sécurité. Je le jette où ?”. Notons tout de même que notre portier fait des efforts : il l’a balancé aux recyclables. Mais il m’aura fallu une après-midi de “sensibilisation” pour bien imprimer dans son neurone esseulé que tout le monde devait arriver en haut en vie.
Lorsque le directeur de la commission est arrivé à l’improviste, il a donc eu l’agréable surprise de se faire grogner dessus par un géant de deux mètres munis de quatre bras, comme quoi “les humains c’est pas là, faut pas rester ou j’vais devoir vous rediriger.” Je suis arrivé au moment où le oni avait attrapé le premier adjoint de la commission par le pied avec la ferme intention de le “rediriger”, donc, probablement en le lançant dans le couloir.
“Vous avez méchamment du bol que je sois pas en retard pour une fois.” Je précise au président, une fois installé dans la salle de permanence, où Tsuyu, toute en queues, décolleté et sourires de carnivores a servi à la commission un “remontant” que je leur ai conseillé de couper avec de l’eau.
“Pour une fois, en effet.”
“Ça fait maintenant plus de cinq ans que nous travaillons ensemble, vous avez abandonné l’idée de m’emmerder sur mes inquantifiables retards ? Rah, vous me faites de la peine, là.”
Il secoue la tête.
“Vous m’en voyez navré, Kondo-sama. Mais nous avons cru comprendre que la population yôkai n’avait rien à vous envier sur la question de la ponctualité, aussi la situation s’équilibre-t-elle parfaitement.”
“Ça se défend. Désolé pour l’accueil. C’est un garçon un peu vif - sauf d’esprit - mais il bosse bien. Pas un fauteur de trouble qui passe.”
“Nous n’en doutons pas une seconde.” Sue le premier conseiller, qui a vidé son verre d’une traite et tire à présent sur le rouge. Tsuyu minaude devant lui. Dans dix minutes elle est sur ses genoux et après la séance, elle pourra se le noter sur son carnet de scores. Tout le monde sera content, surtout le love hotel deux pâtés de maison plus loin. J’ai juste besoin de m’assurer qu’elle n’emporte pas d’autres souvenirs que sa montre ou son portable.
“Bien, messieurs, si vous êtes remis de vos émotions, nous pouvons commencer ? Tsuyu, ça vous embêterait de ranger vos arguments et d’aller ouvrir la porte des fauves ?”
Laissant le conseiller à sa cuisson - m’est avis qu’il sera à point sous peu - elle se dirige vers les portes et se fend d’un roucoulant “personne suivante, s’il vous plaît” qui semble impressionner le président.
“Cette jeune…”
“ … renarde. Et moins jeune que vous, sans doute.”
“Oui, hem. Est-ce vous qui l’avez formée ?”
“Singer notre ridicule protocole ne demande pas de formation - surtout venant de moi qui aie jamais été foutu de le suivre. Merci, Tsuyu.”
Ravie de son petit numéro, elle retourne à son travail de drague, laissant la double porte ouverte. Le bâtiment se met alors à trembler et un bordel sonore sans nom explose au bout du couloir, probablement à la sortie de l’ascenseur, au point que je me lève et que deux membres de la commission de sécurité jettent des regards inquiets vers les issues de secours, qui doivent leur sembler très loin, tout à coup. Ça hurle. Ça jure. Et ça grince des “SILENCE ! On y est presque !”. Le président - poker face de sortie - me demande, pince-sans rire.
“C’est toujours aussi… vif ?”
“Non. Où j’y suis pour quelque chose quand c’est le cas. Restez derrière moi.”
Me voyant sortir mes fuda, le président se lève à son tour.
“C’est votre réponse ? L’agressivité ? Nous assurons l’écoute, pas la répression ici !” “Vous me direz comment vous comptez écouter avec la trompe d’eustache marquetée dans le cervelet. Restez en arrière.”
La mairie vibre et un troupeau - au bas mot une vingtaine- de yôkai de toutes les espèces déboule par la porte dans une explosion de couleurs, d’organes et de bruits inidentifiables : le desigual de l’horreur. Des flaques se forment sur le sol, d’où émergent les mains palmées de kappa, qui s’extraient en caquetant, pour certains à moins de quelques centimètres de la commission. Une imposante baba, surplombant la masse hurlante, nous toise, sa chevelure poivre et sel emmêlée dans les branches d’un pin qui semble prendre racine directement dans son crâne, deux merdeux kitsune - fraîchement dressés sur leur pattes arrière si j’en juge leur équilibre plutôt précaire - se disputent ce qui ressemble - ressemblait - à un portefeuille et un tengu lutte pour fourrer ses ailes dans une veste de costard trop petite en croassant d’agacement. Je vois des pancartes brandies par des griffes/palmes/membres biscornus frappés de slogans incompréhensibles, qu’ils ont très probablement recopiés sans y bitter quoi que ce soit. Et ça gueule, ça gueule à se faire des scoubidous avec les cordes vocales. À filer des complexes à une meute de yaoistes.
“Kondo ! Il faut évacuer !” Me lance le président qui - incroyable - exprime une émotion. La trouille, je dirais, bien pisseuse. Et sur ce coup, je prendrais pas le plaisir de me foutre de lui. J’avance devant la masse et me racle la gorge.
“Vos gueules !!! Silence !!! Je veux parler à votre… représentant ! Ou qui que ce soit ! VOS GUEULES, j’ai dit !”
Ils n’en ont strictement de chez strictement rien à foutre. Je crois qu’ils ne m’ont même pas vu, un akaname - ardemment piétiné par un kappa survolté - me jette une œillade misérable et tente de parler. Pourvu que ce soit pas le leader. Les membres de la commission de sécurité ont commencé à se masser vers les issues de secours et Tsuyu se marre tout en s’assurant que sa cible n’est pas en train de se tirer par la porte de derrière.
Bien, bien…
Je balance un fuda à terre et puise dans la rogne que je sens monter en moi comme un niveau d’eau bouillante, la déversant dans l’air, que je sature de magie. Mon fuda paraît gonfler, se dilate jusqu’à former une silhouette massive, munie d’interminable bras maigres et griffus et d’une gueule longue, difforme, qui lui tient pratiquement lieu de corps. Elle oscille, se redresse en même temps que moi, imitant mon lent mouvement d’inspiration.
“VOS GUEULES !!!!!!!!!!”
Le souffle du hurlement ébranle toute la pièce, écroule partiellement la pile grognante et caquetante de yôkai et fissure même deux fenêtres. La baba a dégringolé de son piédestal et l’akaname s’est téléporté aussi vite que sa trouille le lui permettait sur une des armoires qui bordent le fond de la pièce. Les deux kitsune, eux, en ont lâché le portefeuille. L’un d’eux fait une tentative d’ouvrir sa gueule et mon shiki le chope aussi sec par la peau du cul, réduisant sa liberté d’expression à un couinement merdeux. Les membres de la commission se sont tassés au fond de la pièce, seul le président s’approche et me fait un signe discret.
“Je… hem… je pense qu’ils ont compris, Kondo-sama.”
“Les yôkai ou vos collègues ?”
“Si vous pouviez…”
“Oui, oui.”
Le shiki relâche le kitsune et se replie sur lui-même dans un long filée de fumée blanche, que j’inspire profondément et qui voile mon regard une seconde. Je ramasse le fuda avec un sourire.
“J’adore ce truc. Dire que mes ancêtres ont jamais eu l’idée d’utiliser les shiki comme porte-voix. C’est qui le leader de tout ce beau monde ?” Je m’enquiers auprès de la troupe, figée dans une position “radeau de la méduse” du plus bel effet.
“On… on l’a perdu.”
“Perdu ?!”
Je fais un geste d’apaisement en direction du président, qui a haussé son second sourcil, signe d’une très, TRÈS intense perplexité.
“Vous perdez jamais vos clés, vous ? À quoi il ressemble, votre espèce de responsable ?”
Une soudaine odeur de plâtre me monte au nez et un craquement, de plus en plus proche se précise, comme si quelque chose courrait sur les murs autour de nous. L’enduit face à nous éclate, révélant un œil rouge qui nous fixe, puis un second, suivi, un peu plus bas d’un museau exhibant de longs crocs, puis de pattes griffues, se déployant au travers de la couche de peinture. Ce qui ressemble à de longues oreilles tombantes percent le béton, encadrant une gueule d’animal aux petits yeux rouges mi-clos mais vifs. Un troisième, vertical s’ouvre entre les deux premiers et se darde sur moi. Les babines se retroussent et les griffes s’agitent. Il me sourit.
“Satoru-sama !”
“Ganko-san…”
“Je suis désolé. Trompé d’étage.”
“Ça arrive.”
“Mal lu. Vraiment navré.”
“Je comprends.”
Je tends la main pour serrer les petits doigts griffus.
“Vos collègues et moi venions à peine de commencer. N’est-ce pas ?”
Grondement réprobateur côté radeau mais pas un n’ose protester. Ganko se déplace - en finissant de fissurer l’enduit sur tout le pan de mur - pour se positionner en face de la table où les membres de la commission regardent, silencieux - résignés ? - un mur en béton leur adresser les salutations d’usage.
“Ganko-san est un nurikabe - un yôkai de mur comme vous pouvez le constater - et c’est un représentant du Kyôsaibansho, le tribunal yôkai.”
“Membre. J’ai été promu.” Me corrige-t-il en faisant légèrement craquer sa peinture pour effectuer ce que j’interprète comme un mouvement de tête.
“Les yôkai ont un… tribunal ?” S’étonne le président.
“Tout à fait. Ils m’y invitent, parfois. Je suis celui qui y fout le moins le bordel, d’ailleurs. Vous confirmez, Ganko-san ?”
“Tout à fait.”
Voyant que la situation semble à peu près sous contrôle, chacun reprend ses positions, nous sur les chaises, les yôkai empilés devant la table, laissant à Ganko un espace qui lui permette de nous regarder.
Le président se racle la gorge avant de prendre la parole avec un sourire légèrement nerveux mais tout ce qu’il y a de protocolaire :
“Bien… en tant que Président de la commission de sécurité, je suis heureux de vous recevoir ici. Sachez que nous sommes à l’écoute et que Kondo-sama ici présent se fera un devoir de répondre à vos légitimes… interrogations.”
“Et de pas taper trop fort.”
“Kondo…”
“Ah oui, pardon. De gérer les récriminations avec savoir-faire et doigté. Doigté, surtout.”
L’œil au centre du front de Ganko cligne et ses babines se relèvent pour dévoiler de longs crocs jaunâtres et une langue blanche. Mon humour fait marrer le placo, je suis un homme comblé…
“La séance est ouverte.”
Il n’a pas terminé sa phrase que ça se remet aussitôt à gueuler . Les yôkai ont très bien compris notre mode de fonctionnement : mettre le bordel une fois qu’ils ont le feu vert exclusivement.
“C’est un SCANDALE !!!!!” Mugit la baba, bientôt reprise en cœur par le couple de kitsune qui semblent branchés sur secteur tant ils sont nerveux :
“OUI !!! UN SCANDALE !!!!”
“Mais pas aussi scandaleux que ce qui va arriver si vous ne cessez pas IMMÉDIATEMENT de gueuler.” Je préviens, toujours tout sourire. Ganko toussote et le plafond se met à trembler au-dessus des yôkai.
“Ils font référence aux évènements d’Hokkaido. Nous sommes un peu nerveux, voyez, cet incident, la semaine dernière a mis tout le monde sur les dents.”
“Littéralement, il semblerait.” Me souffle le président.
“Faites pas de l’humour, vous, vous allez me faire une réaction allergique. L’incident ?”
Les kappa se sont mis à buller, tout en essayant de violenter une fontaine à eau, probablement en espérant la renverser. Disons que ce n’est pas VRAIMENT de l’agitation ou je n’en sors pas.
“Le gamin que ses parents ont abandonné près du volcan !” brame la baba.
Je jette un coup d’œil au président, qui soupire : “Vous ne lisez pas les journaux ? Les parents ont abandonné le petit au pied du volcan et lorsqu’ils sont revenus, plus personne… les équipes ont mis six jours à le retrouver, sain et sauf.”
“Et hormis le fait qu’ils soient retournés le chercher, qu’est-ce que je suis supposé trouver surprenant là-dedans ?”
Et surtout, quel foutu rapport avec cette meute de yôkai indigné ? Je sens poindre le cheminement débile, la conclusion absurde… Tsuyu, me voyant me masser les tempes, pose deux aspirines devant moi en me précisant que Shinkin me les a mise dans le sac. Trop aimable.
“Et donc… en quoi notre gestion des gamins casse-couille est un problème pour le Kyôsaibansho ?” Je m’enquiers. “Il a des suggestions en matière d’éducation, peut-être ?”
“Justement. Zazuna-san, s’il vous plaît…”
La baba tire de son pin ce qui ressemble à un rouleau de papier taché et approche en trottinant de la table pour me le tendre, chassant une araignée paisiblement endormie à l’intérieur.
“Voici nos revendications.”
“Vos…”
Ils apprennent vite, ces cons. Jusque-là, seule une poignée d’allumés comme Gekkô avaient saisi tout le bénéfice de jouer selon nos règles mais visiblement, ils n’en ont plus l’exclusivité. Je déroule le papier, couverts de signatures et de traces de griffures. Quelqu’un en a méchamment chié pour rédiger ce truc.
“Un programme de… nutrition encadrée ? Dans les écoles humaines ?” Lit le président par-dessus mon épaule.
“Absolument. Nous pouvons aider et même apporter des fonds, si c’est nécessaire.” Ajoute Ganko, dont la totale obséquiosité m’intrigue presque plus que cette revendication perchée.
“Zazuna-san travaille dans vos universités, en nutrition, et serait plus que ravie de proposer des idées.” Ajoute-t-il en désignant la baba, qui tente d’attraper l’araignée somnolente, vraisemblablement pour s’en faire un amuse-gueule. Je prends la première aspirine que je laisse fondre sur ma langue alors que le président me souffle qu’il ne comprend pas.
“Moi non plus, on est mal. Tout ça est très intéressant, Ganko-san et ça me fait chaud au cœur de voir que vous vous élevez contre la maltraitance de nos marmots…”
“Maltraitance, c’est le mot !” Braille Zazuna “Un scandale, une honte !! Totalement inique !”
“Vous savez ce que veut dire ce mot ?”
“Ceux qui le hurlent tout le temps chez vous le savent, eux ?”
“Un point pour vous. Bon, je vous avoue que la commission et moi sommes un peu perdus, là… quel rapport entre ce môme abandonné - qui n’a bizarrement croisé aucun d’entre vous en baladant en forêt six jours - et l’alimentation des gosses ?”
“Mais nous l’avons croisé !” Piaille un kitsune
“C’est même moi qui l’ait ramené dans la forêt après que ses parents sont partis ! Ma plus belle prise !”
La commission de sécurité est en train de planter, vite, rectifier le tir…
“C’est… très… urbain à vous d’avoir mis le petit à l’abri.”
“À l’abri ? On avait de quoi tenir trois jours !!! Inespéré !” S’indigne le renard, vite approuvé par tous ses petits camarades.
Tant pis pour la rectification. Le président semble plus mort que vif mais renonce lui aussi à faire le moindre commentaire.
“Et… hem… donc ?”
“Et donc on a été obligés de le rendre !!”
“Vous râlez parce que vous avez respecté la loi ?”
“Parce qu’il était proprement IMMANGEABLE, voilà pourquoi !” Gueule la baba comme une truie à qui on ferait chanter du Gackt. “IMMANGEABLE, vous entendez, Onmyôji ??? Et nous l’avons tous contrôlé !!!! TOUS !!!”
Je regrette.
Vraiment je regrette de n’avoir pas eu le réflexe du selfie à cette seconde précise. Il aurait valu le détour, voire un encadrement. Ma gueule et celles de la commission au grand complet, face à la masse de yôkai en train de nous pourrir pour nos gosses impropres à la consommation, valaient VRAIMENT le détour.
Ganko, alerté par notre soudaine immobilité, tente de calmer le jeu :
“Zazuna-san a bien suggéré de l'accommoder mais je suis obligé de me ranger à son point de vue : le petit n’était pas mangeable. Alors, nous l’avons relâché. Cela ne nous était jamais arrivé, en plusieurs siècles, vous comprendrez le traumatisme occasionné…”
“VOUS DEVRIEZ AVOIR HONTE !!!!!”
“Avec quoi nourrissez-vous vos petits ?!”
“Ah ça, pour causer, vous êtes forts, vous les humains mais depuis que vous avez découvert le sous-vide, vous êtes tous aussi dégueulasses les uns que les autres !”
“Même niveau alcool, ils sont nuls. Tenez, l’autre jour, on s’était postés à la sortie d’un bar. Pas un foie mangeable.”
“Pas un seul ???”
“Immonde. Pas de goût. On se serait empoisonnés.”
“Vous avez entendu, Kondo ??”
Je risque pas d’en rater une miette et je ne suis pas le seul. Du coin de l’œil, je parcours - je savoure , pardon - l’expression des membres de la commission de sécurité dont je pense le cerveau vient de griller, de lassitude, probablement.
“Kondo !” m’interpelle, hargneux, un oni en fracassant pratiquement la table sur laquelle je suis appuyé, avant de retirer précipitamment le poing et de grogner un “Heu… pardon…”.
Mais à vrai dire, je suis tellement concentré sur mes zygomatiques que je ne me risque même pas à l’engueuler. Le président, que je sens légèrement stressé, attire mon attention et me murmure :
“Vous n’allez pas vous mettre à rire ?”
“Je vais être obligé ou mes crampes vont me tuer.”
“Kondo, ce n’est pas le moment !!” Me hullule-t-il.
J’inspire profondément par le nez et me coince les joues entre les dents, joignant les mains pour planquer mon visage derrière.
“Et… et donc ? Vous… vous proposez des… programmes… des programmes de nutrition pour les humains ?”
Zazuna approuve vigoureusement du chef.
“J’ai des suggestions pour les chefs d’établissements, je peux les rencontrer.”
Ça va avoir de la gueule, la vieille yôkai pleine de feuilles mortes et d’insectes dans les salles de classe… Je crois que je viens de me mordre la joue, ça fait un mal de chien.
“Et… vous n’avez pas envisagé de changer de régime ?” Intervient un autre membre de la commission.
Évidemment… dans une conversation comme celle-ci, il y aura toujours un de ces grands brasseurs d’idées vides pour balancer la sienne, persuadé d’avoir inventé le feu. Tout le monde s’est tourné pour le dévisager. Longuement. Dans un silence à peine troublé par une espèce de ricanement qui m’échappe par le nez alors que je lutte à m’en faire mal au bide.
“De quoi il cause ?” Grogne la baba en s’avançant vers lui.
“Heu… je… je pensais que… peut-être qu’il était temps d’adapter votre régime à… aux réalités du terrain.”
J’en connais un qui va pas tarder à en tâter de la “réalité du terrain”. Douloureusement.
“Adapter ? Qu’est-ce qu’il veut dire par-là ?” S’enquiert Ganko en se grattant la peinture.
“Il suggère que vous consommiez autre chose que nous.” Je traduis en passant à l’autre joue.
“Hein ? Pour manger quoi ?” Proteste l’un des kitsune.
“C’est leur nouveau truc ça, le vego, le vega… Ils mangent plus que de l’herbe ”
“HEIN ? Ça veut dire que le goût va être encore PIRE ?” Pleurniche le oni, qui tente de remettre la table explosée d'aplomb.
“Ça va être tout sec.”
“Et pauvre en fibres.”
Je tiens plus. Bordel, j’en peux plus. Me levant précipitamment, je bredouille à Tsuyu de s’assurer que personne ne consomme personne dans la pièce et m’excuse en prétextant une soudaine “urgence biologique”, avant de sortir pour m’écrouler de rire dans le couloir, deux mètres plus loin. On doit probablement m’entendre jusqu’à l’accueil mais rien à foutre. La diplomatie est sauve. Un peu amochée et boiteuse mais sauve.
Ça faisait des mois que j’avais plus ri comme ça, j’ai l’impression que tout en moi est en train d’exploser et putain, c’est bon. J’en ai les larmes aux yeux.
Clac.
CLAC !
Un flash m’éblouit et je tourne la tête vers sa source : un reflex dont la taille suffirait à faire un bon compromis de parpaing en cas de suicide. Et derrière l’œil en verre, ceux d’Hana, triomphante, qui me mitraille.
“Mon frère qui rit aux éclats. Si je n’immortalise pas, tout le monde va me croire folle.”
Je reprends - difficilement - le contrôle de mon larynx et me redresse, encore secoué de hoquets de rire, lui laissant le temps de faire encore plusieurs clichés.
“Ils m’auront tout fait, je crois.”
“D’habitude, tu es excédé lorsque tu dis ça.”
“Pas aujourd’hui : nom de dieu, je regrette que Gekkô ne soit pas là pour voir ça, tu imagines ? Ils sont venus se plaindre de notre comestibilité.”
Hana me dévisage. Posément. Se compose une expression afin d’éviter celle qu’on pourrait traduire par “tu me prends pour une conne.”.
“Tu… tu es sobre ?”
“À cent pour cent, Hana. Il y a un collectif yôkai là-dedans, pancartes et inique compris qui sont venus protester contre notre apport nutritif. Ils veulent même organiser une campagne de sensibilisation dans les écoles pour y pallier. Enfin “organiser”, pour eux c’est un grand mot. Gekkô me croira jamais.”
“Moi-même j’ai du mal, onii-chan. Ça ressemble davantage à une de tes mauvaises blagues ou les délires que tu balances sur le web…”
Je me relève complètement, légèrement calmé, mais le visage toujours barré d’un immense sourire. Hana reprend aussitôt son appareil pour le braquer sur moi. Et reste immobile. Comme si elle ne voulait pas graver l’image que dans l’obturateur de la machine.
“Tu ne prends pas ta photo ? Tu n’as pas besoin de mémoriser si tu la réussis, non ?”
“Une photo sans mémoire, ça n’a pas d’âme, Satoru.”
“Ça m’arrange, les trucs avec une âme attirent toujours des emmerdes.”
Elle se remet à rire et me tire encore le portrait, tournant légèrement autour de moi.
“Hé, tu devrais garder de la place pour la meute qui nous attend à l’intérieur. Tu vas plus savoir où donner de l’objectif. Ils sont parfaits, la commission de sécurité est en train de vivre une rétrospective de mes dix ans de service.”
“Tu les as laissés seuls ?! Satoru...”
Elle a beau essayer de faire sonner ça comme un reproche, elle se retient à peine de rire. Si y’a bien quelqu’un ici qui a un plus gros problème avec l’autorité que moi, c’est elle.
Je me dirige vers la porte et la pousse :
“Après toi. C’est sans risque. Enfin presque.”
“Trop aimable.”
À l’intérieur de la pièce, sans surprise, c’est le chaos. Les yôkai grognent entre eux, voire s’échangent des gnons en guise d’argumentations, Ganko fait trembler murs et plafonds pour essayer de les calmer et le président s’est retranché derrière Tsuyu et un silence médusé. La baba essaie de se faire entendre, sans autre résultat que de projeter des aiguilles de pin sur le reste des membres de la commission.
Je m’écarte pour laisser ma sœur profiter du spectacle. Elle est comme une gosse dans un parc d’attraction.
“Mais… qu’est-ce que vous faites ?”
Ah, Dingo n’est pas content.
Le président contourne Tsuyu pour m’alpaguer et je fais signe à Hana d’être plus discrète.
“Où étiez-vous ? Ils se battent !!” S’affole-t-il en me désignant le groupe où effectivement, on voit quelques touffes de poil voler.
“Une bagarre ? Ça, chez les yôkai, c’est juste une discussion animée. S’ils se battaient, vous serviriez d’arme contondante. Où en sont les tractations ?”
“Ils veulent proposer un programme dans les écoles. Ils menacent de faire grève, sinon.”
“De faire grève ?”
“Hé bien… certains travaillent à Tokyo.” Soupire-t-il “Nous étudions la meilleure approche pour…”
“Leur dire de se gratter. De manière diplomate.”
“En quelque sorte. Et les prier d’éviter de dévorer nos enfants…”
“Vous arrêteriez de bouffer du poulet si je vous disais que les membres de ma famille ont un QI de gallinacé ?”
“Hé !!! Je t’entends, espèce de salaud !” Me vocifère Hana, concentrée sur les kappa, qui prennent la pose. Le président se masse les tempes.
“C’est bon, Kondo. Nous avons compris. Pourriez-vous… S’il vous plaît…”
J’ai presque pitié de lui. Lorsqu’on est un lymphatique, friser la crise de nerfs doit être aussi inhabituel que perturbant, surtout quand la seule réponse en face est le sourire narquois du “professionnel”, satisfait de vous voir un peu patauger dans sa merde.
“Mais avec un plaisir mâtiné de satisfaction. Et d’un rien de mesquinerie.”
“N’abusez pas, tout de même.”
“Rassurez-vous, je n’abuse que les finances publiques. SILENCE ! HO !!! SILENCE !!!!”
Les kitsune semblent enfin remarquer que je suis revenu et, me voyant ressortir mes fuda, émettent des chuintements de panique à tous leur petits camarades, qui finissent par revenir au silence. Relatif. On s’entend parler, disons. Ils se massent autour de la table et Ganto, de guerre lasse, se déplace le long des murs pour finir dans mon dos, la moitié du visage obstrué par une fenêtre.
Du bout des doigts - même moi j’ai un minimum d’hygiène - je reprends le document des revendications.
“Donc, si je vous suis bien, vous souhaitez intervenir dans les écoles avec votre… programme ?”
Grondement général d’approbation.
“Très bien. Le président n’y voit aucune objection.”
Je lève une main préventive en le voyant tourner la tête dans ma direction, les yeux prêts à sauter de leurs orbites, histoire de faire subir le même sort aux miens.
“Nous pouvons même commencer dès la rentrée prochaine, au printemps, je propose d’effectuer un test dans plusieurs écoles, que nous choisirons ensemble.”
GROS grondement général d’approbation. La commission de sécurité n’a plus un poil de sec et le président de la commission serait probablement en train de m’étrangler sans les quelques siècles d’évolution qui nous ont éloigné du primitif. Ganko se frotte les pattes et me remercie, la baba est sur le point de proposer une tournée générale d’araignées et de scarabées… et je laisse tomber, dans l’euphorie générale, un nonchalant :
“Puis-je avoir les autres papiers ?”
“Les ?”
“Hé bien les documents détaillant le projet. Les formulaires, les dossiers ainsi que les compte-rendu de vos réunions pour l’élaborer. Que je puisse le ratifier, ainsi que le président.”
J’ai croisé les bras et me fais violence pour conserver un sourire parfaitement faux-cul. Les yôkai échangent des regards d’incompréhension et je me tourne vers Ganto.
“Quoi, vous n’avez pas suivi la filière classique ? Je pensais que vous veniez pour une simple signature, Ganto-san.”
Le nurikabe piétine… enfin je le suppose, à voir des fissures apparaître à la base du mur.
“Heu… nous ne savions pas… Enfin nous pensions qu’il suffisait…”
“C’est ennuyeux.”
Je reviens au président.
“Vous pourriez m’adresser la marche à suivre, que je leur fasse passer ?”
“Mais alors on peut pas le faire ??!!” Siffle la baba, le regard de nouveau noir. Je lui souris, imperturbable.
“Bien sûr que si. Mais une fois tous les documents en notre possession… on ne peut pas demander à des directeurs et des professeurs humains de vous recevoir sans faire un minimum de préparation. Vous ne tenez pas à être reçus à coup de chaise sur la gueule, hmmm ?”
Hana s’est appuyée contre la porte et me regarde officier. Avec ce petit pincement narquois au coin de la bouche qu’on transmet génétiquement chez les Kondo… Elle en oublie même de prendre d’autres photos, c’est dire si elle se régale du spectacle. Du bout des doigts, elle mime un joueur de flûte.
Les yôkai hésitent et je me lève, plongeant la main dans mon blouson pour en sortir mon hanko et le lever au-dessus de ma tête.
“Vous avez mon accord de principe ! Ainsi que celui du président. N’est-ce pas ?”
Il s’est remarquablement bien repris, on sent l’habitude. Il salue Ganko.
“Absolument. La commission souhaite collaborer avec le tribunal yôkai. Nous ferons le nécessaire pour que Kondo-sama vous fasse passer les informations et croyez bien que le personnel administratif sera informé de votre démarche.”
Informé, c’est ça…
Si les yôkai arrivent à se dépêtrer du bordel administratif absolu que la commission va leur jeter dans les pattes, je veux bien me pointer chez Murakami habillé en mariée. Je leur donne pas six mois avant de changer d’avis et de repartir chacun dans leur antre. Contrairement aux humains, les yôkai ont pigé depuis longtemps l’inutilité de gaspiller de l’énergie contre la force d’inertie. Ça ne changera pas la composition de leur menu…
Et d’ici là…
J’aurais réussi à habituer leur progéniture à nous voir un peu plus comme de potentiels amis ou plus si affinité plutôt que comme des sources de protéine.
Mais pour l’heure… ils sont satisfaits. Ganko me remercie à nouveau et disparaît en laissant de larges fissures tout autour de la fenêtre, les kappa cessent de patauger dans ce qui reste de la fontaine à eau et la joyeuse amicale des anthropophages belliqueux repart comme elle est venue : dans le bruit, les traces de griffes et de fluides/morceaux que je ne préfère pas identifier. Le président se laisse retomber sur sa chaise en se massant le visage et j’attends que le grondement des yôkai se soit totalement éteint pour prendre une grande inspiration, expirer, puis conclure dans un silence épuisé :
“Vous voyez, tout s’est bien passé.”
Le président relève les yeux sur moi. Une aiguille dans le regard.
“Kondo, j’apprécierais que vous gardiez vos traits d’humour pour d’autres occasions.”
“Mais ce n’était pas de l’humour.”
Balayant du pied les débris de la table, j’attrape ma sacoche sur le portemanteau, à l’entrée de la pièce, pour rejoindre Hana.
“Vous êtes restés près de cinq minutes dans une pièce contenant des créatures pour qui nous sommes un aliment de base. Des créatures qui aiment jouer avec nous. Notre raison. Notre humanité. Et elles vous ont parlé d’égal à égal sans que j’ai besoin d’être présent en garde-fou. Pour la première fois depuis près d’un siècle, des humains et des yôkai dangereux ont conversé sans l’intermédiaire d’un onmyôji. Notez donc ça dans vos tablettes. 28 juin 2016 : le premier jour où Satoru Kondo a été… accessoire. Vous, je ne sais pas mais moi, ça me met en joie.”
Je salue, y compris Tsuyu, qui a allègrement repris son fricotage avec DEUX membres de la commission, cette fois-ci. Il va y avoir des plaintes à la banque ce soir, et plutôt deux fois qu’une.
“Mais… les yôkai vont s’offenser ! Vous les avez pris pour des imbéciles !”
“Je les ai traités comme n’importe quel citoyen japonais humain, pourtant. Et c’est ce qu’ils veulent… ce que nous voulons tous en venant ici, non ?”
Alors que je m’apprête à franchir le seuil de la porte, je jette un regard rapide en arrière. “Et puis ça aura été informatif pour tous. Vous leur donnez quoi à manger, à vos enfants, d’ailleurs ? Bonne journée, messieurs.”
Hana m’emboîte le pas après un bref mouvement de tête et nous nous dirigeons vers l’ascenseur.
“Toi qui t’appuies sur l’inertie administrative pour te sortir du pétrin… J’aurais pas cru ça possible. Je t’ai connu plus… direct.”
La moquette du couloir n’est plus qu’une complainte textile, je pense qu’outre le portier, il va également falloir recruter les femmes de ménage chez les yôkai...
“Direct ? T’as vu ce qu’il y avait en face, Hana ? J’ai beau avoir un fétiche sur les infirmières, je commence à me lasser de finir aux urgences. Et puis maintenant que j’arrive à me faire entendre des yôkai sans qu’ils tapent d’abord, je vais pas leur donner de raison de s’y remettre. J’ai donné, comme punching-ball. On va manger où ?”
Ma sœur me fixe, me balaye du regard, hésitante. Je vois passer une ombre dans ses yeux, alors que l’ascenseur s’ouvre devant nous.
“Quoi ?”
“Rien.”
“Quoi, Hana ?”
Elle réfléchit, choisit ses mots, en touchant lentement son appareil photo pour se donner une contenance. Fuit mon regard lorsque je me tourne pour lui faire face.
“J’aimerais croire que tu fais tout ça par conviction… et pas juste pour t’opposer à lui. J’aimerais croire que tu ne mets pas en jeu l’équilibre tout entier de notre société pour régler tes comptes.”
“Je ne règle pas mes comptes avec les morts.”
“Bien sûr que si. Tu ne fais que ça, Satoru. Ton œdipe te ronge la nuque jusqu’au cerveau.”
Elle passe devant moi dans l’ascenseur. Il y a quelque chose de presque malsain à la voir me sermonner… alors qu’elle a toujours cet air de petite fille, plus jeune que moi, plus frêle. Et pourtant plus forte.
“Il te tient toujours, depuis sa tombe. Toi qui craignais d’y aller avant lui, c’est… ironique, tu ne trouves pas ?”
“Hana, tu as VRAIMENT envie qu’on s’engueule ? Je t’ai invitée pour que tu puisses prendre des photos… et toi... “
Elle me décourage. Elle a son regard. Qui me rappelle le mien les mauvais jours… ou celui de Kaemon. Puis ça passe. Elle me sourit.
“Tu as raison, Satoru. Je suis ingrate.”
Elle m’embrasse.
“Merci, onii-chan.”
“Tu me montrera les photos ?”
“Je te montrerai les photos, tu es très bien dessus.”
L’ascenseur se rouvre à l’étage inférieur, laissant les gens s’y engouffrer et nous nous pressons de chaque côté de la cabine, séparés par la marée.
Nous nous jetons un regard depuis chaque rive, en attendant le tintement du rez-de-chaussée.
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Source de l'image : Joaquin Villaverde Photography